En avril, la grande majorité des particuliers employeurs ont eu recours au chômage partiel pour leurs salariés à domicile et gardes d’enfants : 713 127 demandes ont été recensées sur le site du Cesu (+ 40 %) et 341 900 sur la plate-forme Pajemploi dédiée à ceux qui font garder leurs enfants par une assistante maternelle ou une nounou à domicile (+ 20 %).
Alors que le gouvernement avait prévu que ce dispositif devait prendre fin au 1er juin, il a finalement décidé de le reconduire pour le mois de juin « afin de protéger les salariés à domicile contre le risque de perte d’activité et d’aider les particuliers employeurs se trouvant en difficulté à rémunérer leurs salariés ».
Pas de reconduction en juillet
En revanche, ces mesures d’aides exceptionnelles ne devraient pas être reconduites en juillet.
La procédure est la même que celle mise en place pour les mois de mars, avril et mai. Le formulaire d’indemnité exceptionnelle sera accessible sur les sites du Cesu et de Pajemploi à partir du 25 juin.
Il vous suffira d’indiquer les heures qui auraient dû être effectuées par votre salarié et qui ne l’ont pas été, ainsi que leur taux horaire. En retour, le site vous indiquera le montant à verser à votre salarié (80 % du net horaire). Cette somme vous sera remboursée dans les jours suivants directement sur votre compte bancaire.
Depuis qu’elle a obtenu son diplôme d’infirmière, il y a une dizaine d’années, Coralie (le prénom a été modifié) cumule deux emplois. L’un au sein d’un service de réanimation d’un hôpital public francilien, pour 2 000 euros net par mois, primes de week-end comprises. L’autre, théoriquement interdit, quelques jours par mois, dans le centre de dialyse d’une clinique privée, à 200 euros la journée. « Au vu des responsabilités qu’on a, on gagne très peu à l’hôpital », dit-elle, en pointant la « pénibilité de l’alternance jour/nuit et une charge en soins la nuit comparable à celle de la journée ». En dépit de ce « rythme épuisant », plusieurs de ses collègues effectuent également, selon elle, de tels « extras »,qui leur permettent le plus souvent de gagner entre 300 et 500 euros de plus par mois environ.
Impossible de connaître le nombre de soignants qui font de telles prestations en dehors de l’hôpital, parfois juste pour réussir à joindre les deux bouts. Mais la pratique est révélatrice d’une certaine ingratitude de l’Etat envers ses personnels soignants. Le point d’indice de la fonction publique hospitalière est quasiment gelé depuis dix ans, en hausse de seulement 1,7 % entre 2009 et 2017, selon les calculs de l’AdRHess, une structure réunissant les responsables ressources humaines (RH) des établissements de soins. Selon les derniers chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), remontant à 2015, les 500 000 infirmiers français perçoivent une rémunération inférieure de 6 % au salaire moyen en France.
La faible rémunération des soignants « n’est pas quelque chose de nouveau, les revendications à ce sujet ont émaillé tout le XXe siècle », souligne la sociologue Fanny Vincent, coautrice de La Casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 2019). Pour la chercheuse, le problème remonte aux origines mêmes de l’hôpital, lorsque celui-ci était tenu par « des religieuses peu rémunérées, voire pas rémunérées du tout, ce qui a ensuite contribué à minorer le coût de la main-d’œuvre soignante de façon durable ».
Une hausse inespérée avant la crise du Covid-19
Longtemps ignorée par l’Etat, cette faiblesse salariale est aujourd’hui devenue un problème politique et sanitaire. Le « Ségur de la santé », mis en place par le gouvernement il y a deux semaines, est ainsi censé aboutir mi-juillet à une hausse « significative » des salaires. Une hausse inespérée avant la crise du Covid-19, en dépit des nombreux signes de malaise affichés par les personnels hospitaliers depuis plus d’un an.
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Certains en seraient presque nostalgiques. « Nous aurions voulu que le confinement continue ! plaisante Jean-Pierre Lascary. Nous étions les rois de Paris ! Des dessins, des applaudissements… Nous étions acclamés comme des dieux. On n’avait jamais connu ça ! », raconte cet éboueur de la société Pizzorno, qui collecte dans le 15e arrondissement de la capitale.
Au Super U d’Egletons (Corrèze), Laurence Gillet, responsable de rayon, évoque les « merci », « bravo à vous », « courage » laissés sur la page Facebook du magasin. Pierre Audet, chauffeur routier qui a poursuivi son activité de livraison de commerce alimentaire pendant tout le confinement, se souvient des SMS de soutien du maire de son village en Gironde et des applaudissements de 20 heures dans sa rue, dont des voisins lui ont signifié qu’ils étaient aussi pour lui. « Ça fait quelque chose », glisse-t-il.
Témoignages de sympathie, reportages… La crise sanitaire a mis en lumière nombre de professions d’ordinaire peu considérées, mais dont le confinement a révélé combien elles étaient indispensables au quotidien. Jusqu’au président de la République, qui avait rendu hommage à ces « deuxièmes lignes » – les premières étant les personnels de santé – dans son discours du 13 avril.
Depuis, la France se déconfine. Les applaudissements et les mots doux ont disparu. « C’est complètement fini. C’est les mêmes clients, les mêmes caprices », témoigne, amer, Yousri Boumalouka, directeur général adjoint d’un Monoprix à Paris, et secrétaire national FO de l’enseigne. « J’ai juste l’impression que les automobilistes nous mettent un peu moins la pression », estime Jean-Pierre Lascary.
Les soignants, mobilisés depuis plus d’un an pour réclamer des moyens en faveur de l’hôpital public, ont obtenu, à l’occasion de la crise, le lancement, le 25 mai, d’un « Ségur de la santé », censé déboucher, d’ici à la mi-juillet, sur des propositions concrètes.
« Le système pouvait s’effondrer »
Cependant, « le Ségur du transport routier n’est pas prévu, que je sache, ironise Pierre Audet. On est déjà retombés dans l’oubli. Pas seulement les routiers. Tous les métiers du transport, les livreurs, les logisticiens. On est redevenus des camions pollueurs ».
Dès le 20 mars, le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avait appelé les entreprises à verser une prime défiscalisée de 1 000 euros à leurs salariés « qui ont le courage de se rendre sur leur lieu de travail ». Mais son versement diffère selon les employeurs. A Paris, les éboueurs de Pizzorno et de Veolia ont touché une prime globale de 1 000 euros bruts quand les éboueurs municipaux qui collectent dans dix arrondissements reçoivent une prime à la journée travaillée de 35 euros nets. « Certains se sont exposés plus que les autres, appâtés par ce qui faisait figure de prime de risque », déplore un éboueur.
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Il faut avoir les nerfs solides, chez General Electric (GE), à Belfort. L’entité gaz du conglomérat américain de l’énergie vacille depuis l’annonce, en mai, d’un projet de délocalisation d’activités, notamment vers l’Arabie saoudite et les Etats-Unis. Une nouvelle gifle, après le Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) de l’automne 2019 et la suppression de 485 postes sur 1 760.
Pour Patrick Mafféïs, la faute en revient au Covid-19. « Ce transfert de 40 000 heures de production est ponctuel », a promis le vice-président des opérations industrielles de GE Power pour l’Europe. « Depuis mi-mars, la pandémie nous a empêchés de réaliser plus de 65 000 heures planifiées à Belfort. » Or, « nous ne pouvons pas les décaler en 2021 ».
Philippe Petitcolin, délégué CFE-CGC, résume : « Le management à l’américaine est celui du rouleau compresseur. La direction pousse le bouchon pour voir comment ça réagit en face. Si elle ne rencontre aucun obstacle, elle fonce. La seule réponse possible, c’est le rapport de force. » Chez GE, la vérité d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier… ni celle de demain. « Un jour on intègre, le lendemain on sous-traite, le surlendemain on vend… », lâche, désabusé, le syndicaliste.
Le groupe a finalement changé d’avis ces derniers jours, prévoyant désormais de maintenir à Belfort 33 000 heures, soit plus de 80 % de la charge. Les 7 000 heures restantes seraient confiées à la sous-traitance, en Haute-Saône et aux Etats-Unis, et le site belfortain en garderait l’entière maîtrise.
« Hors de question de brader nos acquis ! »
Cette ultime proposition de la direction est assortie de contreparties avec des journées de travail certains samedis et le report, en 2021, d’une dizaine de jours de congés payés. Et d’une exigence : son approbation à l’unanimité par les organisations syndicales représentatives du collège des ouvriers. « On ne parle plus de délocalisation. Cela nous paraît acceptable, même s’il faut encore entrer dans le détail des mesures », commentent Alexis Sesmat (SUD) et Philippe Petitcolin.
Pas pour la CGT, leader dans ce collège, qui voit rouge en entendant le mot flexibilité. « Hors de question de brader nos acquis et de céder au chantage ! », s’irrite Cyril Caritey, son secrétaire général. « Cela conduirait à la dégradation des conditions de travail et de vie des salariés. » Pour lui, accepter ne serait-ce qu’un petit volant de sous-traitance, c’est mettre le doigt dans un engrenage mortel. « Moins d’heures réalisées à Belfort, ce sont des coûts fixes plus difficiles à amortir et une dégradation de la compétitivité du site, déjà très affaibli et déstructuré par le PSE. » Il s’alarme aussi de la désorganisation du travail : « Certaines turbines sont expédiées incomplètes. On court après les pièces. L’outillage manque… »
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Mis en place à très grande échelle durant le confinement, le travail à distance (ou télétravail) redevient un sujet de discussions entre les partenaires sociaux. A l’initiative du Medef, syndicats et patronat ont lancé, vendredi 5 juin, un cycle de réunions sur cette forme d’activité organisée en dehors des locaux de l’employeur. L’exercice obéit à une évidence : fin mars, au plus fort de la crise sanitaire, un salarié sur quatre exerçait ainsi son métier, selon une enquête de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Et ils sont encore des centaines de milliers à procéder de la sorte.
Une situation inédite qui soulève de multiples questions : y a-t-il des opportunités qui s’ouvrent, pour les chefs d’entreprises comme pour leurs personnels ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? Que faudrait-il améliorer si une expérience semblable à celle vécue du 17 mars au 11 mai devait se reproduire ?
Dans un courrier envoyé le 14 mai à ses homologues patronaux et syndicaux, Geoffroy Roux de Bézieux, le numéro un du Medef, les appelait à « conduire collectivement un travail de diagnostic ». Avec l’idée de parvenir, si possible, à « porter dans le débat public une position paritaire ». Mais la lettre en question ne mentionnait à aucun moment l’intention de négocier un accord national interprofessionnel (ANI), assorti de règles susceptibles de s’imposer à tous les employeurs.
Un état d’esprit qui a été réaffirmé, vendredi, par le patronat. Pour Hubert Mongon, le représentant du Medef, « il y a de la place pour un dialogue social consistant et exigeant, mais qui n’a pas vocation à déboucher sur un cadre normatif ». « L’urgence n’est pas de refaire la loi mais de réfléchir ensemble pour avoir une vision claire de ce qu’ont vécu les salariés et les entreprises et fournir à ces dernières des points de repère », estime-t-il. Pour les périodes où l’économie tourne normalement, les textes en vigueur ne nécessitent pas d’être revus, explique, en substance, Eric Chevée, vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises. L’élaboration de mesures nouvelles, pour les « circonstances exceptionnelles » comme le confinement, est, à la rigueur, envisageable, « mais on ne pourra le dire qu’après le diagnostic », ajoute-t-il.
Définir des règles
Une position que les confédérations de salariés regrettent : à leurs yeux, les dispositions actuellement applicables méritent d’être remises à jour. Catherine Pinchaut (CFDT) juge qu’« un accord aurait de la gueule dans la période » : « Il faut un cadre et des points de repère, plaide-t-elle. Nous avons une demande très forte de nos militants. »« Il pourrait être intéressant de compléter l’ANI de 2005 sur le télétravail, qui est toujours en vigueur, observe Eric Courpotin (CFTC). Mais le patronat ne le voit pas ainsi, si bien que nous nous interrogeons sur le sens de sa démarche. »« Faire un diagnostic pour faire un diagnostic ne sert pas à grand-chose », renchérit Jean-François Foucard (CFE-CGC). « Les choses ont évolué, on a changé d’échelle, poursuit-il. Il faut que les entreprises passent d’une approche individuelle à une approche collective. Ça doit être cadré : on ne peut pas laisser les gens face au système D. »
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Acteur historique de l’industrie du caoutchouc, le groupe Hutchinson est frappé de plein fouet par la crise économique. L’entreprise a confirmé, vendredi 5 juin, qu’elle prévoyait un plan de départs volontaires d’environ un millier de salariés, sur un effectif de 8 000 personnes en France. Une décision motivée par « la situation actuelle dans l’automobile », a assuré une porte-parole de l’entreprise au Monde. Elle assure que « ce plan fera, bien sûr, l’objet de négociations avec les organisations syndicales » et qu’« il n’y aura aucun licenciement ».
Pas de quoi cependant rassurer les syndicats du groupe, qui compte 80 usines dans le monde, dont 25 dans l’Hexagone. Selon la CFDT, ces mesures de départ pourraient concerner 3 000 salariés sur l’effectif mondial et 6 000 intérimaires, auxquels Hutchinson ne ferait plus appel. Le groupe emploie environ 40 000 personnes.
Hutchinson, filiale du groupe pétrolier Total depuis 1974, fabrique et commercialise des produits issus de la transformation du caoutchouc. Spécialisée dans les élastomères, la société fait partie des experts mondiaux des systèmes antivibratoires, de la gestion des fluides, ainsi que de l’étanchéité de précision et de carrosserie.
La société compte parmi ses principaux clients l’industrie automobile et l’aéronautique, deux secteurs durement affectés par les mesures de confinement qui ont mis la planète à l’arrêt pendant deux mois. D’après les syndicats, la direction du groupe a annoncé début juin que les résultats du mois de mars étaient inférieurs de 60 % à ceux de 2019, et que ceux du mois de mai seraient encore plus mauvais.
Les organisations syndicales soulignent également les effets pervers de la décision de Total de ne pas utiliser le dispositif de chômage partiel, tout en assumant le versement des salaires à 100 %, ce qui a laissé un trou de trésorerie important, explique la CFDT dans un tract. La CGT souligne pour sa part que le groupe pétrogazier a fait le choix de ne pas recourir à ce dispositif pour pouvoir verser librement des dividendes à ses actionnaires.
Le risque d’une perte de compétences
La direction a déjà identifié près de 800 personnes pouvant prétendre à un départ en retraite anticipée au niveau national, dans le cadre d’une rupture conventionnelle collective. L’entreprise souhaite ouvrir les négociations immédiatement, pour que le plan puisse prendre effet dès septembre et se terminer en janvier 2021. « C’est choquant », estime Didier Godde, coordinateur CGT du groupe. « Les salariés viennent à peine de sortir de la pandémie et on nous fait ce type d’annonce ! ». Les deux syndicats appellent à prendre le temps de la discussion. « Il faut aussi regarder en détail l’impact des mesures de soutien à l’automobile », note M. Godde. « On travaille à 75 % pour l’industrie automobile. Elle ne va pas rester à l’arrêt éternellement ».
Pour les organisations syndicales, le risque est que l’entreprise perde des compétences et des salariés en CDI, et qu’elle se retrouve à recourir à davantage d’intérimaires et de CDD lorsque l’activité reprendra. « Le groupe profite de la crise pour réduire la voilure. Il faut se rendre compte qu’on parle de plus de 10 % des effectifs en France ! », ajoute Didier Godde.
Pour l’heure, l’industriel ne précise pas quels sites pourraient être concernés par les suppressions de postes, ni si des usines situées en France pourraient fermer leurs portes. « Le PDG nous a promis qu’il n’y aurait pas de fermeture de site en France. C’est ce qu’on espère », détaille Farid Meslati, coordinateur CFDT du groupe.
Les syndicats estiment que la direction brosse un portrait trop négatif de l’entreprise pour pouvoir justifier ce plan de départ
Ni la CGT ni la CFDT n’envisagent de se lancer dans des tractations sur ce plan de départ. « On veut d’abord des réponses à nos questions sur la stratégie du groupe, sur la préservation de l’emploi, des garanties pour la suite », précise M. Meslati, qui privilégie plutôt un accord sur des départs anticipés. « On peut arriver quasiment au même nombre de départs et préserver l’emploi pour la reprise », veut-il croire.
Les syndicats estiment également que la direction brosse un portrait trop négatif de l’entreprise pour pouvoir justifier ce plan de départ. Ils s’interrogent également sur le rôle de Total, un actionnaire qui jouit d’une forte stabilité financière. « Si un groupe comme Total ne montre pas l’exemple pour soutenir l’industrie française, qui va le faire ? On va finir par démanteler toutes nos filières de haut niveau technologique, si on continue comme ça », s’inquiète Didier Godde, de la CGT.
Tribune. Faut-il sauver Air France ? Maudit soit celui qui répondra : « Oui, sans hésiter. » Un expert du marketing ou un syndicaliste militant se rejoindront pour expliquer à quel point Air France est plus qu’une simple entreprise ; c’est un symbole, un mythe, un patrimoine, un fleuron, une fierté, à tel point que la foison de qualificatifs susciterait immédiatement une curiosité anthropologique qui s’attacherait à décoder ce que cet attachement si particulier et si puissant à cette entité nous dit de la cosmologie des Français.
Maudit soit aussi celui qui répondra trop hâtivement : « Non, Air France est incompatible avec les enjeux écologiques », ignorant justement tous les peuples, les collectifs, les affects qui nous attachent à cette entité si dense.
Les enjeux sociaux et les risques politiques sont en fait trop importants pour répondre trop clairement à la question. On se protégera en affirmant que la situation est soit exceptionnelle, soit trop complexe, deux avatars managériaux très utiles permettant d’échapper à la question qui tue. Au mieux, on cherchera à conditionner le sauvetage à quelques vagues exigences techniques, sociales ou écologiques.
Dans tous les cas, on fera tout pour de ne pas regarder l’anthropocène dans les yeux, cette nouvelle époque climatique et écologique faite d’irréversibilités, de discontinuités et autres situations catastrophiques comme celle que nous vivons en ce moment.
« Vide stratégique »
Or notre monde organisé est peuplé de milliers d’organisations « comme Air France », c’est-à-dire d’entités qui ont fait proliférer des réseaux de dépendance offrant, dès lors, très peu de prises politiques. Ces objets sont puissants, et la crise liée au Covid-19 nous montre à quel point leur puissance réside non pas dans leur solidité financière ou leur modèle économique, mais plutôt dans les attachements, c’est-à-dire dans les réseaux de dépendances fortes qu’ils ont su tisser autour d’eux, faisant de leur existence un préalable à la subsitance de nombreux humains.
Sauver Air France est ainsi un impératif qui ne se discute pas. Tenter de répondre autrement à cette question ouvrirait en effet la boîte de Pandore : celle de l’ingénierie de la fermeture, celle des protocoles de renoncement, celle qui consiste à inaugurer le temps des arbitrages où tout ne pourra, heureusement ou malheureusement, être maintenu.
Cette impossibilité à envisager la fermeture est symptomatique du « vide stratégique », selon le titre du livre de Philippe Baumard (CNRS Editions 2012), dans lequel les organisations et les politiques qui les encadrent se situent. Si nous ne pouvons pas imaginer la fermeture d’Air France, nous ne pourrons jamais imaginer la fermeture d’une compagnie pétrolière, d’une entreprise de croisière, ni d’une société qui promet des voyages spatiaux. La compagnie pétrolière est encore plus essentielle qu’Air France pour faire tourner nos économies sous perfusion aux énergies fossiles. Nos ambulances sont attachées à Total ! L’entreprise de croisière offre des milliers d’emplois et des vacances bon marché à des cohortes de classes moyennes du monde entier. Les voyages spatiaux, du point de vue de la construction de nouvelles mythologies cherchant à forcer le possible, ne sontpas mal non plus ! Cette impossibilité nous dit beaucoup, aussi, de cette incapacité du management à penser autrement que par la continuité, l’action, le possible, le projet ou le processus.
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« Je préfère que vous ne donniez pas mon nom. » « Faites attention, je suis la seule fille du service pour lequel je travaille, on va savoir que c’est moi. »« Ne citez pas mes deux employeurs principaux, mes collègues vont me reconnaître tout de suite. » Difficile, quand on est journaliste précaire, payé à la pige ou en CDD, de faire valoir ses droits sans craindre les représailles. « Si j’ai du boulot depuis autant d’années, c’est parce que je la ferme, se persuade Juliette, célibataire et mère de deux enfants. On sait qu’avec moi il n’y a pas de problème. »
A la mi-mai, la jeune femme tirait pourtant désespérément le diable par la queue. Parce qu’elle n’avait pas encore été rémunérée pour des enquêtes menées au cours des douze derniers mois, ou parce qu’elle ne disposait pas de deux fiches de paie dans les quatre derniers mois − les deux principaux critères figurant dans le décret du 16 avril sur le chômage partiel −, elle n’avait accès au dispositif chez aucun de ses employeurs. « Heureusement que je suis logée et que mon ex m’aide financièrement », murmure-t-elle, croisant les doigts pour recevoir, un jour, les 10 000 à 12 000 euros qui lui reviennent.
Cagnottes spontanées
Quand le confinement a été instauré, de très nombreux journalistes ont vu leur activité disparaître. Plus de rencontres à suivre pour les journalistes sportifs, plus de films, de livres, d’albums ou de concerts inédits pour les critiques, plus de voyages pour les spécialistes du tourisme, plus de hors-séries ou de suppléments (supprimés) à remplir. Quand elle a mis en place un fonds d’aide d’urgence, la mutuelle Audiens, spécialisée dans la couverture des professionnels de la culture et des médias, a reçu en quinze jours autant de demandes d’aide qu’en une année et demie.
Dans certaines rédactions, comme à L’Equipe ou à France Télévisions, des salariés ont spontanément abondé des cagnottes. Des délégués syndicaux se sont battus pour intégrer les pigistes au décret sur le chômage partiel ou, quand cela a été nécessaire, rappeler les employeurs à leurs devoirs − certains ont essayé d’imposer des conditions supplémentaires, comme la détention de la carte de presse, alors que le texte ne le stipulait pas.
En mars et avril, Dan Perez, délégué SNJ-CGT à L’Equipe, recevait « 10 à 15 appels par jour » émanant des quelque 200 précaires embauchés à la pige par le groupe. Privés de matchs, les « livers », ces journalistes spécialisés dans le commentaire ultraprécis livré en direct, « ont vu leur activité passer de 100 % à zéro », justifie-t-il. « Comme on a tendance à penser que le foot ne s’arrête jamais, donc le boulot, on s’est retrouvés complètement démunis », reconnaît Thomas Fédérici, « liver » depuis neuf ans.
Alors qu’il compte sur un revenu mensuel de 900 à 1 000 euros en moyenne annuelle, ce trentenaire a touché 600 euros de chômage partiel. Il ne s’estime pas à plaindre et fait avec, en attendant le retour des jours de match. Critique littéraire privée d’ouvrages par le confinement et de chômage partiel car de nationalité belge, Kerenn Elkaïm a résolument essayé de sublimer le moment : chaque jour ou presque, elle a mené des interviews d’écrivains du monde entier en direct sur Facebook. Pour la beauté du geste.
Un été sous le signe de la diète
Groupes WhatsApp pour comparer les situations et se défouler, velléités de monter des collectifs ou de se syndiquer, réflexions sur le métier… « Le seul avantage de cette histoire, c’est qu’entre indépendants, isolés comme jamais, on s’est enfin rapprochés », constatent nombre de jeunes gens avec lesquels Le Monde a échangé. Qui est payé ? Est-il vrai que si les piges s’arrêtent, cela équivaut à un licenciement ? Comment faire quand elles diminuent ?
« C’est pour les jeunes diplômés, que je m’inquiète » Véronique Hunsinger, du collectif Profession pigiste
« Honnêtement, ça faisait du bien d’échanger, note Inès. Quand on est seul dans son coin, on n’a aucun poids. » Spécialisée dans la culture, elle a continué à recevoir des commandes, « mais, comme la pagination des magazines a baissé, j’en ai eu beaucoup moins qu’avant. Et ça continuera tant que la pub ne reviendra pas ». Son été sera placé sous le signe de la diète : comme mars, avril et mai lui seront payés en juin, juillet et août, « j’aurai un salaire riquiqui et plus aucun chômage partiel pour compenser ».
Quand on est payé à la tâche, mieux vaut « ne pas être un panier percé », confirme cette éditrice dans le sport, passée d’une vingtaine de jours de travail par mois à quatre. Elle a aussi compris que la parenthèse Covid allait marquer durablement son début de carrière : « Avec l’Euro et les JO qui étaient prévus cet été, les jeunes professionnels comme moi aurions pu montrer ce qu’on avait dans le ventre, nous faire remarquer, décrit-elle. Au lieu de ça, non seulement on n’aura pas de boulot cet été, mais on en aura moins après : puisqu’on nous annonce un plan social, même les titulaires vont trinquer ! »
Au collectif Profession pigiste, Véronique Hunsinger juge qu’« il est encore très difficile de mesurer toutes les conséquences » de la crise sur le journalisme free-lance. « C’est pour les jeunes diplômés, que je m’inquiète », glisse-t-elle. Sans expérience, sans carnet d’adresses, et avec un éventail des possibles restreint comme jamais, leurs premiers pas dans le métier risquent d’être très compliqués.
Assurance-chômage, chômage partiel, emploi des jeunes, formation, régulation du travail détaché : plusieurs chantiers feront l’objet de concertations ou de discussions entre le gouvernement et les partenaires sociaux dans les prochaines semaines, a indiqué, jeudi 4 juin, la ministre du travail, Muriel Pénicaud.
Des échanges sur la réforme contestée de l’assurance-chômage devront aboutir à des décisions « d’ici à l’été », a annoncé la ministre dans la cour de l’Elysée, à l’issue d’une réunion de plus de trois heures avec syndicats et patronat.
Alors que toutes les organisations syndicales réclament l’annulation de cette réforme, dont le deuxième volet a été reporté au 1er septembre à cause de la crise, « les choses sont très, très ouvertes sur l’assurance-chômage », a précisé le ministère. « Il y a probablement certains sujets qui sont inapplicables aujourd’hui, ou en tout cas pas applicables » à une « date rapide », a relevé Muriel Pénicaud sans plus de détails.
Ce deuxième volet prévoit de durcir le calcul de l’allocation pour ceux qui alternent contrats courts et périodes de chômage, ce qui concerne en premier lieu les travailleurs précaires. Le premier volet est en vigueur depuis novembre 2019, avec un durcissement de l’ouverture des droits (il faut avoir travaillé six mois sur les vingt-quatre derniers, contre quatre sur vingt-huit auparavant) et de leur rechargement (passé d’un mois à six mois de travail).
Les syndicats veulent l’annulation
Laurent Berger (CFDT), Philippe Martinez (CGT) et Yves Veyrier (FO) ont indiqué avoir insisté auprès d’Emmanuel Macron sur l’abandon de cette réforme. Le président de la République « n’a rien dit sur le sujet », a indiqué Philippe Martinez. Pourtant « c’est simple de dire : on annule, on verra plus tard », a-t-il ajouté.
Lors de la réunion, Emmanuel Macron « a dit très clairement qu’il y avait des éléments de la réforme sur lesquels il fallait revenir », a de son côté assuré Laurent Berger. « On a compris que la durée d’affiliation était parmi ces éléments. L’affiliation, c’est ce qui frappe de plein fouet de nombreux travailleurs, et particulièrement les jeunes », a-t-il ajouté. Yves Veyrier, pour sa part, a « compris qu’on pourrait poursuivre plus longtemps la suspension » de certaines dispositions de la réforme.
Le chômage partiel, pas éternel
Concernant le chômage partiel, Muriel Pénicaud a fait valoir que « l’Etat ne peut pas durablement prendre en charge, payer les salaires de millions de personnes dans le secteur privé ». Elle a jugé « nécessaire » de créer « un dispositif spécifique d’activité partielle mis en place par un accord collectif d’entreprise ou de branche », qui donnerait lieu à indemnisation « en contrepartie du maintien dans l’emploi ».
« Les conditions de cette activité partielle de longue durée seront définies d’ici à quinze jours. Dès lundi, je commence les concertations avec les partenaires sociaux sur le sujet », a-t-elle poursuivi, ajoutant que des « mesures sectorielles » pourraient compléter ce dispositif. La ministre mènera d’« autres chantiers de concertation dans les jours qui viennent ».
L’un concernera l’emploi des jeunes, « qui risquent d’être toujours les derniers embauchés dans un contexte de crise ». « Près de 800 000 vont sortir du système scolaire ou universitaire cet été, il faut qu’il y ait une réponse qui leur permette de se projeter dans l’avenir », a-t-elle dit. « Les jeunes ne seront pas la variable d’ajustement de la crise », a plaidé la ministre.
Le gouvernement a dévoilé jeudi des mesures de soutien à l’embauche d’apprentis, première pierre d’un plan sur l’emploi des jeunes attendu d’ici à la mi-juillet pour éviter une « génération sacrifiée » sur le marché du travail à la rentrée.
Accent sur la formation
Un autre chantier a trait à la formation : « Que ce soient les salariés en chômage partiel ou les demandeurs d’emploi, il faut permettre à chacun d’utiliser cette période difficile comme une occasion de rebond et de développement des compétences extrêmement nécessaires demain en matière numérique, de transition écologique, d’aide aux personnes… »
Il y aura « une discussion avec les partenaires sociaux » pour voir « comment mobiliser les instruments existants, quitte à les modifier », a-t-elle ajouté, citant le « plan d’investissement dans les compétences » et le « compte personnel de formation ».
Autre sujet de discussion : la régulation du travail détaché. « Au moment où le chômage reprend, évidemment, l’importance du travail détaché en France interroge », a relevé la ministre, disposée à « voir comment le réguler mieux ».
Enfin, le gouvernement entend se pencher, avec les partenaires sociaux, sur « les relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants », sur les questions d’emploi, de compétences et de chômage partiel.
Les « Guignols de l’info » ont disparu depuis bien longtemps, mais tout le monde se souvient de la marionnette d’Ernest-Antoine Seillière, patron du Medef à la fin des années 1990, braillant : « Les 35 heures sont une aberration ! » Plus de vingt ans après, et à la suite de moult détricotages de la réforme portée par Martine Aubry en 1998, la question de l’augmentation du temps de travail des Français est encore posée régulièrement.
A l’aube d’une crise économique potentiellement dévastatrice et d’une récession sans précédent (− 11 % de PIB en 2020, selon les estimations), nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’opportunité de faire travailler les salariés davantage au nom de la reprise.
De façon beaucoup moins caricaturale que ne le présentait le baron Seillière, inlassable pourfendeur de la semaine à 35 heures, la question s’est ainsi invitée, au milieu d’autres, dans le plan de relance de l’économie présenté par le parti Les Républicains (LR), mardi 2 juin. Dans un projet en cinq volets visant à restaurer « l’équilibre entre la justice sociale et la liberté économique », la formation de droite propose de « permettre, par la négociation de l’entreprise, d’augmenter le temps de travail et d’augmenter ainsi les salaires ». Un passage nécessaire, selon le parti, pour sauver « les entreprises et les emplois ».
Dans son document, LR plaide pour une annualisation du temps de travail et une adaptation négociée directement au sein des entreprises. « Il ne faut pas le faire au niveau national, ça ne marcherait pas », analyse Christian Jacob, le président du parti. Les Français qui travaillent autour de 1 600 heures par an pourraient passer à 1 800, selon lui, en fonction d’accords permettant d’être proches des « réalités du terrain et de l’évolution du carnet de commandes », explique le député de Seine-et-Marne. Ainsi, les salariés pourraient travailler davantage lorsque c’est nécessaire, mais aussi ralentir en période creuse, poursuit l’élu.
Illusion
Au-delà de la réponse à la crise, les Français doivent, selon Eric Woerth, député de l’Oise et ancien ministre du budget, rattraper leurs voisins allemands, mais aussi britanniques en termes de temps de travail. « Le volume d’heures travaillées est trop faible en France. C’est là qu’il faut aller chercher les points de PIB qui nous manquent », avance l’ancien membre du gouvernement de Nicolas Sarkozy. Les Français rentrent trop tard sur le marché du travail et en sortent trop tôt, regrette-t-il.
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