La fabrique de la perte de sens à France 3
Carnet de bureau. « On nous a fait passer d’un métier passion à un métier alimentaire », témoigne, sous le couvert de l’anonymat, Michel. Un an après la suppression des éditions nationales d’information de France 3, annoncée alors comme un bouleversement, France Télévisions est le théâtre d’échanges nourris sur la perte de sens au travail des journalistes de télévision.
« La perte de sens existe dès lors que les règles de l’art du métier sont bafouées ou que la finalité du travail est dévoyée, explique la sociologue Danièle Linhart, chercheuse émérite du CNRS. Ce sont les premières qui donnent la fierté au travail et les secondes, la dignité. Quand les règles de l’art ne sont pas respectées, les salariés se sentent maltraités. Quand l’utilité de leur travail s’efface, ils s’effondrent. »
Une vingtaine de témoignages anonymisés ont été remontés fin novembre à la tête de l’entreprise France Télévisions par la société des journalistes de France 3 rédaction nationale. Les salariés (ex-France 3 et ex-France 2) s’y interrogent sur « leur place dans la rédaction nationale de France Télévisions », parlent de « déqualification », de « souffrance ». Leurs propos sont clairs : « je me sens sous-utilisée », « je ne peux plus exercer mon métier », « depuis 2023, tout a changé ».
Le débat est lancé, la direction, qui rappelle que sa porte est toujours ouverte, invite toutes les personnes concernées à venir discuter dans le détail de leur situation. Un bon point de départ, car c’est justement le détail de ces témoignages qui est révélateur de la dynamique en œuvre de perte de sens.
Un recul de la reconnaissance
« Mes amis me demandent si je travaille encore à France Télévisions, car on n’entend presque plus mon nom à l’antenne. A 40 ans, je parcourais le monde. Dix ans plus tard, je semble hors-jeu », écrit Michel. De quoi parle ce journaliste ? A la fois ne plus être un élément visible du collectif et ne plus faire le travail, dans lequel il se reconnaît. « Pour le salarié, c’est une dévalorisation, car c’est un non-respect du métier auquel il s’identifiait jusqu’alors. Au travail, le salarié s’identifie à son travail », explique la sociologue Danièle Linhart.
La réorganisation redistribue les responsabilités et les missions. Sans préjuger du bien-fondé de cette redistribution, des journalistes se sentent « écartés de l’antenne », tandis que la direction dit « mettre les personnes au bon endroit ». Mais le ressenti généré est un recul de la reconnaissance, y compris financière – plusieurs témoignages pointent une stagnation salariale ou l’absence de promotions, qui remontent en fait bien avant la transformation de 2023, et une perte de sens surtout parce que le contenu de leur travail a changé.
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