Archive dans avril 2019

« Il faut percer des politiques “béton et bitume” »

L’économiste montre pourquoi la concentration des ressources et la densification de l’activité sur un même territoire ne donnent pas forcément de gains de productivité et de prospérité.

 Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la mise en place de grands programmes de restauration, la construction d’infrastructures et l’élaboration de projets socio-économiques d’envergure (aéroports, autoroutes, barrages, gares, zones d’activité économique, opérations d’intérêt national, etc.) sont présentées comme les solutions à tous les enjeux de développement économique.

La dynamique économique nationale et locale serait, ainsi, proportionnelle aux volumes de béton et de bitume coulés dans ces opérations. Cette conception, matérialiste, du développement économique a parfaitement été résumée par Jean-François Gravier dans l’ouvrage L’Aménagement du territoire et l’avenir des régions françaises, paru en 1964 [Flammarion]. On pouvait y lire que « trois éléments sont nécessaires et suffisants pour qu’une zone géographique puisse s’engager dans la voie du progrès. Ces trois éléments sont : l’eau, l’énergie et les transports ».

Beaucoup d’élus, notamment territoriaux, souvent influencés par de grands aménageurs, se sont livrés une sorte de « guerre de l’attractivité »

Depuis, nombre de recherches, en France comme à l’étranger, ont montré que la concentration des ressources et la densification de l’activité au sein d’un même territoire ne sont pas forcément génératrices de gains de productivité et de croissance. Il n’en demeure pas moins que beaucoup d’élus, notamment territoriaux, souvent influencés par de grands aménageurs, se sont livrés une sorte de « guerre de l’attractivité », à grand renfort de subventions publiques accordées aux investissements et à l’implantation d’entreprises, le tout accompagné d’aides conséquentes sur le foncier et d’exonérations sur les prélèvements.

En concentrant son action sur la proximité géographique entre les entreprises, d’une part, et sur la mobilité des travailleurs, de l’autre, l’action publique est ainsi restée focalisé sur des actions inscrites dans l’espace. Rapidement visibles, ces opérations avaient en outre l’immense avantage de pouvoir être associées à leurs initiateurs.

Projet patient et de long terme

Il est actuellement connu et admis que la dynamique économique dépend de bien d’autres facteurs que la proximité géographique et les moyens de transport mis en place. La coordination fondée sur les échanges de pratiques et d’expériences, la présence de réseaux de relations de différentes natures – économique, professionnelle, politique, sociale, etc. – et le sentiment de s’inscrire dans des projets menés au sein d’un même territoire sont apparus, depuis une vingtaine d’années environ, comme des vecteurs puissants et des moteurs efficaces du développement local.

Fondée un projet patient et de long terme avec des partenaires multiples et variés stimule des stratégies et comportements coopératifs sur un espace territoriale donné. Ces projets incitent les acteurs – privés et publics – à se coordonner, à harmoniser leurs moyens d’action et à définir des objectifs à moyen-long terme qui, au bout du compte, peuvent contribuer à la coévolution de l’entreprise et du territoire.

Les pouvoirs publics devraient de nos jours aider au même temps partenaires économiques et territoriaux à se nourrir de leurs apports mutuels par le biais d’un apprentissage collectif. Celui-ci serait bâti sur la coproduction de ressources nécessaire pour agir. Il leur faut s’affranchir du dogme de l’aménagement.

Ces nouveaux modes d’action qui aident à sortir du credo déterministe selon lequel ce qui existe actuellement conditionne l’avenir. L’inventaire des besoins et des défis, au premier rang desquels la transition écologique, doit permettre d’identifier les activités à promouvoir, celles à développer et les secteurs à réorienter. Cela ne va pas de soi. Pour y parvenir, deux questions doivent être traitées. Quelle voie de sortie pour les politiques qui ont, jusqu’à présent, donné la part belle aux bâtisseurs ou aux commanditaires de grands projets ? Comment et avec qui définir les cadres d’une action publique favorisant les synergies entre acteurs et la coconstruction des sociétés et du territoire ?

Nadine Levratto est économiste et directrice de recherche au CNRS en poste à l’université de Paris-Nanterre. ­Spécialiste de l’économie industrielle, ses recherches portent principalement sur l’analyse des trajectoires ­d’entreprises, les politiques publiques de soutien aux entreprises et les performances des territoires.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Pôle emploi.

Nadine Levratto ((Directrice de recherche au CNRS))

Comment diminuer la faille territoriale de l’emploi

Entre les plusieurs failles qui franchissent la France, celle de l’emploi est l’une des plus particulières. En France métropolitaine, le taux de chômage peut varier de 1 à 4 selon les zones d’emploi. Donc, selon l’Observatoire des territoires, Houdan, dans les Yvelines, détenait, en 2014, le plus faible taux de chômage avec 4,8 %, alors qu’il monte à 17,9 % dans le bassin d’emploi Agde-Pézenas, dans l’Hérault. Il s’agit du taux le plus haut en métropole.

Dans quelques zones des DOM-TOM, il peut franchir 30 %. Soit un écart de 25 points entre le taux d’emploi de la région la plus dynamique et celui de la moins bien lotie, et de 13,1 points, si on se limite à la France métropolitaine. Un chiffre supérieur à celui que l’on peut rencontrer dans les pays voisins : cet écart entre les taux d’emploi dans les territoires atteint 11,7 points au Royaume-Uni, 10,8 en Espagne ou 9 en Allemagne. En France, note Stéphane Ducatez, associé au directeur général adjoint réseau, en charge des études et de la performance, à Pôle emploi, le rattachement de l’emploi se récapitule en une phrase : « 40 % des offres d’emploi se trouvent dans les dix plus grandes villes seulement. »

Le sociologue et ingénieur Pierre Veltz, auteur de La Société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif (Seuil, 2017), termine le tableau : selon lui, la moitié du résultat interne brut est engendrée dans les dix premières villes du pays, et un tiers pour la seule région parisienne. Mais il serait trompeur de croire qu’une région riche en emplois offre les mêmes chances à tous : les fractures franchissent aussi les métropoles, divisant centres-villes bien dotés en activités et en créations d’emplois et périphéries en pénurie.

Les différences devant l’emploi liées au niveau de diplôme et à l’origine sociale s’additionne donc une autre différence : l’inégalité territoriale, qui fait que, selon le lieu où l’on vit, en ville ou en zone rurale, en centre-ville ou en banlieue, la probabilité de trouver un emploi peut varier fortement. « Dans plus de la moitié des régions, les gens disent qu’il est de plus en plus difficile de travailler », confirme Bernard Sananès, président du cabinet d’études et de conseil Elabe, qui vient de publier en partenariat avec l’Institut Montaigne le Baromètre des territoires 2019, qualifié « La France en morceaux ».

Les 4es Rencontres de l’emploi, agencées à Paris le 4 avril, à la maison de la Mutualité, par Pôle emploi, seront consacrées à cette différence territoriale et aux solutions que l’on peut y apporter. La question de la mobilité figurera au cœur des débats. « La mobilité géographique des demandeurs d’emploi est souvent exposée comme un levier possible pour favoriser le retour à l’emploi », note Stéphane Ducatez, en introduction d’une étude sur la mobilité des solliciteurs d’emploi publiée par Pôle emploi à l’occasion de ces rencontres. Une « solution » qui pourrait sembler évidente au vu de certaines données : ainsi, 42 % des demandeurs d’emploi interrogés dans cette enquête vivent sur le territoire où ils sont nés et 55 % sont sur ce territoire depuis plus de dix ans. Suffirait-il donc clairement de traverser la rue, la ville, son département ou même la France pour trouver un emploi ?

Les choses ne sont en réalité pas si élémentaires. Le sociologue Thomas Sigaud l’affirme : « La mobilité n’est pas un ingrédient qui augmente la probabilité de trouver un emploi. » Par contre, elle présente un coût haut, dans tous les sens du terme : coût financier, mais aussi coût en termes de qualité de vie, de bien-être social, d’intégration dans son territoire… Or, les chômeurs sont des agents économiques tout aussi rationnels que d’autres : ils ne vont pas prendre le risque de quitter s’ils ont comme unique vision d’apercevoir un emploi mal rémunéré, dans des conditions difficiles, ou avec des temps de transports intenables.

D’autres facteurs jouent comme un frein à la mobilité et bornent son rendement potentielle : c’est le cas de la bi-activité, par exemple. Quand les deux conjoints besognent, faire en sorte que les deux membres du couple récupèrent un emploi après un déménagement est une hypothèse fragile. En témoigne l’exemple de l’Occitanie : région bien lotie en matière de création d’emplois, elle affiche pourtant un taux de chômage supérieur à la moyenne nationale. L’éclaircissement réside dans l’arrivée de nombreuses familles attirées par le dynamisme local… et le soleil. « Dans bien des cas, les conjoints n’ont pas trouvé de travail, ce qui fait monter le taux de chômage », précise Stéphane Ducatez.

Plutôt que d’inciter les demandeurs d’emploi à la mobilité, pourquoi ne pas alors réfléchir à créer davantage d’emplois sur les territoires qui en ont besoin ? Une approche d’autant plus pertinente que, comme le formule Hugo Bevort, directeur des stratégies territoriales du Commissariat général à l’égalité des territoires, un autre problème émerge : l’attractivité résidentielle et le dynamisme économique se décorrèlent. Autrement dit, « la ville n’apparaît plus comme le lieu des opportunités ». L’augmentation des prix de l’immobilier, la pollution, l’engorgement des transports, la disparition des emplois moyennement qualifiés, tout concourt à faire fuir les classes moyennes vers des cieux plus paisibles que ceux des grandes métropoles.

Quelques un, comme l’économiste Nadine Levratto, plaident donc pour une organisation distincte des territoires et d’autres modèles de développement, en créant plus de liens économiques entre les régions, par exemple, ou en assistant l’apparition de pôles industriels. « On observe des territoires a priori comparables, et certains arrivent mieux que d’autres à tirer leur épingle du jeu », souligne Anita Bonnet, de la direction des statistiques, des études et de l’évaluation à Pôle emploi. De fait, de petites villes comme Figeac (Lot) ou Thiers (Puy-de-Dôme) devancent ainsi leurs voisines en termes de taux d’activité. Décrypter comment se prépare le dynamisme d’une région accepterait de mieux conduire la création d’emplois hors des métropoles les mieux pourvues et de diminuer ainsi cette fracture territoriale face à l’emploi.

 

L’administration commence le « bénévolat territorial dans les sociétés»

Gabriel Attal, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse et Muriel Penicaud, la ministre du travail, devant l’Elysée, à Paris, le 13 février.
Gabriel Attal, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse et Muriel Penicaud, la ministre du travail, devant l’Elysée, à Paris, le 13 février. LUDOVIC MARIN / AFP

Les jeunes diplômés d’école de commerce ou d’ingénieurs sont encouragés à se captiver aux PME et aux sociétés de tailles intermédiaires, pour un CDD d’un an ou plus.

Pourquoi aller à Sydney, Montréal ou Séoul quand on peut aller à Saint-Omer (Pas-de-Calais) ? La question ne va pas de soi, mais elle pourrait aussitôt se poser aux jeunes diplômés français d’école de commerce ou d’ingénieurs soucieux d’embellir leur CV. Un dispositif nouveau les y encourage, le « volontariat territorial en entreprise » (VTE), lancé le 2 avril, à Tours, sur le modèle du volontariat à l’international (VIE).

Ni stage progressé, ni apprentissage, ce programme est censé admettre aux intéressés de « se faire le cuir » en assistant, le temps d’un CDD d’un an ou plus, des dirigeants d’entreprise, déclare Gabriel Attal, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse. Appuyé aux 124 « territoires d’industrie » promus depuis novembre 2018 par le gouvernement, le dispositif est fléché vers les petites et moyennes structures (PME) et les sociétés de tailles intermédiaires (ETI).

« Nous voulons les appuyer en leur apportant des compétences, explique M. Attal, mais au même temps répondre au besoin de sens qu’expriment de plus en plus de jeunes. » Ces derniers n’auraient, paraît-il, plus le même rapport au travail que leurs aînés et inspireraient à davantage « d’action et de responsabilité » dans des structures à taille humaine. Pour autant, ils ne se précipitent pas fréquemment vers les PME.

D’après une étude diffusée en novembre 2017 par Le Lab Bpifrance, 57 % des petites et moyennes sociétés disent perdre de talents pour croître. Le phénomène est d’autant plus marqué qu’on s’écarte des grandes métropoles. Question de salaire certainement, mais aussi de notoriété.

400 entreprises « à fort potentiel » identifiées

Au contraire des grands groupes, les Petit Poucet ne connaissent en effet pas continuellement se faire connaître. « Ce qu’on veut, avec le VTE, c’est que les jeunes ne passent pas à côté d’opportunités magnifiques, souligne Philippe Mutricy, directeur de l’évaluation des études et de la prospective chez Bpifrance. Qu’ils marchent au moins regarder du côté des PME… Nous, on pense que ceux qui y auront goûté auront envie d’y revenir. »

Qu’adviendrait-il des déçus, s’il y en avait ? « Nous sommes en train de discuter avec les DRH des grands groupes pour qu’ils avouent le label VTE et permettent à ceux qui s’en sollicitent de sauter l’étape du CV au moment du mobilisation. Une quinzaine d’entreprises nous ont déjà attribué leur accord et nous attendons en rallier une quarantaine en tout », garantis Philippe Mutricy.

Retraite : les privilégies familiaux en question

Les primes pour les enfants pourraient être changées.
Cette semaine, le haut-commissaire chargé de la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, se penche de nouveau sur des chantiers très sensibles : le devenir, dans le futur système universel à points, des priviléges familiaux, liés à l’arrivée des enfants, et celui des concevions de réversion versées au conjoint survivant. En juin 2018, lors de l’antérieure discussion sur ces questions, le haut-commissariat avait incité un tollé en laissant entendre que les pensions de réversion seraient alarmées, avant de corriger le tir.

Un contexte qui encourage à la prudence. Dans le document de travail envoyé vendredi aux partenaires sociaux, rendu public par l’agence Reuters, l’équipe de M. Delevoye a cette fois précieusement choisi ses mots. D’autant plus que la polémique sur un éventuel recul de l’âge de départ en retraite n’est toujours pas close.

« Enveloppe constante »

Sur les droits familiaux, il est évoqué que leur objectif est « de compenser les impacts sur la carrière des parents de l’arrivée ou de l’éducation de l’enfant ». Les femmes sont les plus punies : la naissance d’un enfant se traduit en norme pour elles par une minoration du salaire de l’ordre de 15 à 30 %. Simultanément, les mères bénéficient de trimestres supplémentaires dès la première naissance, et une majoration de pension est attribuée aux deux parents à partir de trois enfants.

L’idée serait de permettre des points pour chaque enfant et ce dès le premier. « Compte tenu du caractère proportionnel aux revenus d’activité des impacts de l’éducation des enfants », ajoute le haut-commissariat, le nouveau dispositif serait octroyé « sous forme d’une majoration proportionnelle de la pension ».

Frédéric Sève (CFDT) aurait trouvé « plus juste » une prime sous la forme d’un forfait qui donne le même nombre de points car, selon lui, contradictoirement, « le préjudice sur la carrière est plus fort quand on a des bas revenus ».

Le changement se faisant par ailleurs « à enveloppe de prestations constantes », le haut-commissariat impose trois scénarios plus ou moins favorables aux familles nombreuses et interroge l’opportunité de maintenir un avantage spécifique pour les parents d’au moins trois enfants. « Le signal envoyé qui est captivant, c’est la majoration en plus dès le premier enfant, juge Philippe Pihet (FO). Après, chaque enfant en aurait, y compris le troisième, mais ce qui est proposé pour l’instant n’est pas très clair. » « Comme ils ne veulent pas donner des évaluations chiffrées et des études d’impact, on a du mal à voir de quoi on parle », déplore pareillement Eric Chevée (CPME).

Pas de reversion pour les pacs

Pour ce qui concerne les pensions de réversion, l’objectif du haut-commissariat est d’assembler les règles très hétérogènes selon les régimes d’un dispositif qui bénéficiait, en 2016, à 4,4 millions de personnes, dont 89 % de femmes. L’équipe de M. Delevoye souhaitant « un maintien du niveau de vie du conjoint survivant », elle dégage une série de problématiques sans y tenir de réponses : quelle part des droits obtenu par le couple doit-on conserver pour celui qui reste ? Le montant de la pension doit-il être plafonné ?

S’il avait été aperçu d’ouvrir ce mécanisme aux personnes pacsées, l’hypothèse semble détournée. Une déception pour la CFDT. « La pension de réversion s’inscrit dans la continuité d’une obligation légale de solidarité au sein du couple. Le mariage compromettant cette obligation, il resterait une des conditions au bénéfice de la pension de réversion », indique le document. Si la personne décédée a été mariée plusieurs fois, la question est également posée de conserver l’existant – un partage des droits entre l’actuel et les ex-conjoints selon la durée de l’union – ou de désigner à l’avenir ce sujet au moment du divorce.

Les écarts de rémunérations ont enregistré une hausse partout en Europe

Suivant une nouvelle étude, les écarts se sont creusés depuis les années 1980 partout en Europe. Mais le modèle social européen demeure exclusivement plus protecteur que celui des Etats-Unis.

C’est une trouble diffus dont on peine à accorder le nom. Une crainte touchant de larges pans des classes moyennes, dépassée d’un ras-le-bol prenant différentes formes selon les pays : Brexit au Royaume-Uni, vote populiste en Italie, manifestations des « gilets jaunes » en France… Les citoyens du Vieux Continent, qui se produiront aux urnes du 23 au 26 mai prochain pour élire leurs eurodéputés, sont inquiets face à la précarisation des emplois, au risque de chute.

Depuis la crise de 2008 et le jaillissement de mouvements sociaux tels que Nous sommes les 99 % ou Occupy Wall Street, l’augmentation généralisée des inégalités est au cœur du débat public. Alors que le président Emmanuel Macron promet une « Europe qui protège », nombre d’électeurs doutent : la construction européenne a-t-elle été une fortification contre les inégalités ? Notre modèle social tient-il bon ? Qui, parmi les 28 Etats membres et leurs habitants, a le plus bénéficié de l’augmentation, ces quarante dernières années ?

La nouvelle étude diffusée mardi 2 avril par le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab, WIL), dont fait partie l’économiste Thomas Piketty, porte de nouvelles réponses à ces questions. Ses trois auteurs, les économistes Thomas Blanchet, Lucas Chancel et Amory Gethin, ont compilé une grande quantité de données issues des instituts statistiques et des comptes nationaux. Pendant de longs mois, ils ont travaillé pour les harmoniser, afin de permettre des comparaisons entre les pays. Et de parvenir des indicateurs plus fins que ceux le plus souvent utilisés par la Banque mondiale ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour passer les inégalités au crible, qui reposent sur des enquêtes déclaratives auprès des ménages.

Dépenses sociales généreuses

Le premier constat est, à première vue, plutôt tranquillisant : « L’Europe est l’un des continents qui a le mieux contrarié à l’ascension des inégalités de revenus observée depuis les années 1980 », expliquent MM. Blanchet, Chancel et Gethin. Elle s’est particulièrement présentée plus protectrice que les Etats-Unis. Depuis 1980, le revenu moyen avant impôt des 50 % les moins riches a, en effet, augmenté de 37 % en Europe, alors qu’il a stagné aux Etats-Unis. A l’inverse, les 0,01 % d’Américains les plus riches ont vu leurs revenus bondir de 300 %, soit deux fois plus qu’en Europe. « Les Etats-Unis échouent à faire progresser les revenus des plus modestes », enregistre M. Chancel. Et ce, alors que l’aggravation économique y est plus dynamique que chez nous depuis trente ans.

Célébration de la livraison du premier A380 à la compagnie japonaise ANA

Tom Enders célèbre la livraison d’un premier A380 à la compagnie japonaise ANA, à Colomiers (Haute-Garonne), le 20 mars.
Tom Enders célèbre la livraison d’un premier A380 à la compagnie japonaise ANA, à Colomiers (Haute-Garonne), le 20 mars. PASCAL PAVANI / AFP

Proxinvest, première agence française d’analyse de gouvernance, a estimé l’enveloppe globale que effleurera le président exécutif de l’avionneur lorsqu’il abandonnera son poste le 10 avril.

La saison 2019 des assemblées générales (AG) du CAC 40 n’en compléta pas de conserver des surprises. Le 21 mars, BFM Business divulguait le montant démesuré (14 millions d’euros) du « paquet » exercé au président exécutif de TechnipFMC, Thierry Pilenko (61 ans), alors que la société d’ingénierie pétrolière est dans le rouge. « Une prime à l’échec », révoquait sur-le-champ Geoffroy Roux de Bézieux, à la tête du Medef. Le 27 mars, s’inquiétant de « l’émotion » que l’information allait éveiller, le journal Les Echos dévoilait la rétribution annuelle de 21,8 millions d’euros vue en 2018 par François-Henri Pinault, le PDG du groupe de luxe Kering, au lieu des 2,7 millions octroyés l’année précédente. Le déblocage d’une rémunération de long terme basée sur la performance financière développe cette forte différence.

Dans ces conditions, comment le monde patronal et politique va-t-il résister à l’annonce de la somme attribuée à Tom Enders (60 ans), le patron allemand d’Airbus, qui abandonnera son poste mercredi 10 avril à l’issue de l’AG du groupe à Amsterdam ? Le président de l’avionneur qui siège depuis 2000 aux comités exécutifs de l’entreprise va percevoir une enveloppe globale de 36,8 millions d’euros selon les calculs précis accomplis par Proxinvest, première agence française d’analyse de gouvernance. Certes, le groupe aéronautique, qui a accompli en 2018 un gain net de 3 milliards d’euros pour un chiffre d’affaires de 63,7 milliards, n’est en rien dans la situation de TechnipFMC, mais le bilan de M. Enders n’est pas exempt de critiques.

La mégacommande de 300 avions, prévue le 25 mars par Pékin lors de la visite en France du président chinois Xi Jinping et évaluée à 30 milliards d’euros, n’a redoré qu’en partie le blason du constructeur, contraint d’aviser cinq semaines plus tôt la fin du programme de l’A380 en 2021. Entre 3 000 et 3 500 postes domineraient être affectés par ce coup d’arrêt, soit 3 % environ de l’ensemble des effectifs.

« Concéder ses mots de noblesse à l’enseignant »

Quelles sont les raisons de la carence d’attractivité de la profession d’enseignant en France et les appuis pour y remédier ? C’est la question que se pose Eric Charbonnier, chercheur à la direction de l’éducation de l’Organisation de coopération et de développement économiques.

Apprendre est bien plus qu’un métier, c’est une vocation, un sacerdoce, une mission. C’est une profession difficile qui sollicite de multiples qualités. Il faut être innovant et créatif, bienveillant pour encourager les élèves et non les stigmatiser, bon communiquant face aux attentes grandissantes des parents, flexible pour s’adapter à des classes aux niveaux de plus en plus hétérogènes. Et il faut bien sûr avoir des connaissances : la mission première des enseignants demeure et restera d’octroyer les savoirs.

Tous ces enjeux ne démoralisent pas les enseignants : ils aiment leur métier. En 2013, 76 % des enseignants exerçant au collège en France déclaraient dans l’étude Talis de l’OCDE que, « si c’était à refaire » ils préféreraient de nouveau le métier. Le paradoxe de la condition actuelle est bien là. Le métier en lui-même est souvent apprécié par ceux qui l’exercent, mais il manque d’attractivité pour ceux qui désirent entrer dans la profession. Un fléau qui dépasse nos frontières.

Donc, seules la Finlande et l’Irlande en Europe sont épargnées par la carence d’enseignants. Comment expliquer ce manque d’attractivité ? Et quels sont les leviers pour redonner ses lettres de noblesse au métier d’enseignant, au moment même où le gouvernement souhaite réformer la formation et la carrière des professeurs ?

Mieux rétribuer les enseignants

Le niveau de rétribution joue bien sûr un rôle important. Un prof de maths peut attendre encaisser davantage dans le secteur privé à niveau de qualification scientifique équivalent, tout en subissant parfois une pression moindre. Actuellement, la tentation est souvent forte de répondre aux sirènes du privé. Mieux rémunérer les enseignants est le nerf de la guerre dans de nombreux pays. C’est une requête qui a d’ailleurs émergé durant le grand débat national.

En France, les enseignants qui dressent dans le premier rang sont notamment désavantagés, alors que ceux du second degré ont des salaires moyens au niveau de la moyenne des pays de l’OCDE. Un enseignant en France dans le primaire gagne 9 % de moins que la moyenne OCDE en début de carrière. L’écart grimpe à 20 % en milieu de carrière (après dix ou quinze ans d’ancienneté). La progression est plus lente en France qu’ailleurs, ce qui peut démoraliser nombre d’enseignants et les inciter à changer de métier.

Les deux derniers gouvernements ont pris conscience du problème. Les enseignants débutants ont été réévalués. Leur progression en début de carrière a été accélérée par le précédent gouvernement. Le gouvernement actuel n’est pas en reste. Il a offert une prime consistante (de 1 000 euros pour le moment, bientôt de 3 000 euros par an) à ceux qui iront exercer dans les zones sensibles. C’est un premier pas, même s’il faudra aller encore plus loin et revaloriser les enseignants en milieu de carrière.

Censurer la location de « passoires énergétiques »

Entre les plusieurs défis du passage énergétique, la rénovation des logements énergivores est un des plus cruciaux. 40 % de notre consommation énergétique finale et 27 % de nos émissions de gaz à effet de serre arrivent en France du secteur du bâtiment. Outre l’atténuation de notre empreinte écologique, la rénovation des 7 millions de « passoires énergétiques » aurait des effets bénéfiques sur le bien-être, la santé et le porte-monnaie de leurs occupants.

Si l’action des « gilets jaunes » a mis en avant les dépenses énergétiques pour se bouger, il a peu invoqué les dépenses pour se chauffer, qui sont malgré cela de 50 % plus importantes en moyenne. Face à l’épreuve de la « précarité énergétique », qui touche 12 millions de personnes, des politiques publiques se sont étalées depuis une quinzaine d’années mais sont encore bien trop timorées.

Elles débutent à faire leurs preuves dans le secteur HLM, avec plus de 100 000 rénovations thermiques par an et auprès des propriétaires occupants. Parmi ceux-ci, les plus aisés usent depuis des années le crédit d’impôt de transition écologique (CITE) pour financer leurs travaux, tandis que les plus modestes, pour environ 50 000 ménages par an, qui ont mobilisé le programme Habiter Mieux de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH).

Locataires du parc privé, les grands négligés

Les grands oubliés de ces politiques sont donc les preneurs du parc privé qui, plus pauvres et vivant dans des logements de moindre qualité que la moyenne, comptent malgré cela parmi les principales victimes de la précarité énergétique. La raison en est simple : le « dilemme bailleurs-locataires ». Les travaux de réhabilitation d’un logement locatif profitent au locataire mais doivent être financés et décidés par le bailleur. Résultat : rien ne se passe, ou si peu.

Pour sortir de cette difficulté, la solution logique serait d’obliger les bailleurs à moderniser leurs passoires pour avoir le droit…

Le patronat face au prud’homale

Le président de l’Union des entreprises de proximité (U2P), Alain Griset, au palais de l’Elysée, à Paris, le 12 décembre 2018.
Le président de l’Union des entreprises de proximité (U2P), Alain Griset, au palais de l’Elysée, à Paris, le 12 décembre 2018. LUDOVIC MARIN / AFP

Le Medef, la CPME et l’Union des entreprises de proximité tentent à savoir quels sont les juges issus du monde patronal qui repoussent le barème des « ordonnances Macron » sur le sommet des compensations en cas de licenciement abusif.

Adapté depuis fin septembre 2017, le barème des « ordonnances Macron » a été établi pour rendre plus prévisible le montant des dommages-intérêts en cas de licenciement abusif. « Le but était de sécuriser les relations de travail et de se placer sur les pays européens, afin d’affermir l’attractivité de notre économie », éclaircit Me Jean-Jacques Gatineau, un avocat parisien qui connaît bien la problématique. Or, les juridictions prud’homales qui n’appliquent pas ce dispositif « envoient le message inverse aux investisseurs étrangers », déplore-t-il, car elles entretiennent l’incertitude que l’exécutif voulait nettement repousser.

Les sociétés sont-elles inquiètes ? Non, répond Jean-Paul Charlez, président de l’Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH) : « Il s’agit de décisions isolées. » Hubert Mongon, membre du conseil exécutif du Medef, les qualifie de « marginales ». « On est très loin d’un raz-de-marée », additionne François Asselin, le directeur de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). « Nos clients n’ont pas l’air d’être préoccupés », complète Me Marie-Hélène Bensadoun, vice-présidente d’AvoSial, un syndicat d’avocats d’employeurs.

 « Cette ligne doit être respectée »

Il n’en reste pas moins que les chefs patronaux froncent les sourcils devant la fronde qui gagne une partie de la prud’homie. Plusieurs des fins incriminées ont été rendues par des formations de jugement dans lesquelles siègent, en nombre égal, des conseillers salariés et des conseillers employeurs, ce qui signifie qu’au moins un de ces derniers était d’accord pour reporter le barème. Le Medef, la CPME et l’Union des entreprises de proximité (U2P) ont cherché à savoir qui étaient ces juges issus du monde patronal dont les choix ont déplu puisqu’ils ont fait obstacle à une mesure sollicitée par les mouvements d’employeurs.

Alain Griset, le président de l’U2P, explique qu’il y en a deux qui procèdent de ses troupes : « Nous leur avons fait savoir qu’ils n’avaient pas à prendre de telles conclusions, confie-t-il. S’ils recommencent, le mandat qu’ils détiennent leur sera retiré. Nous avons adopté une position politique sur le plan national, en faveur du plafonnement des indemnités prud’homales. Cette ligne doit être estimée par les personnes qui exercent des responsabilités au nom de notre organisation. »

Rébellion au sein des prud’hommes

Depuis un peu plus de trois mois, des tribunaux réfutent le sommet des compensations en cas de licenciement abusif.

Ce sont des conseillers prud’homaux de Troyes (Aube) qui ont ajusté les premiers, le 13 décembre 2018. Ils ont vite été suivis par plusieurs de leurs pairs, demeurant ailleurs dans l’Hexagone : Amiens, Lyon, Grenoble… Depuis un peu plus de trois mois, un parfum de rébellion flotte au-dessus de la prud’homie, vaste archipel de près de 210 tribunaux paritaires composés de juges non professionnels, issus des syndicats et du patronat.

Ce mécanisme, qui se présente sous la forme d’un barème, a été tranché contraire aux enga­gements internationaux de la France

Certains d’entre eux précipitent contre une mesure emblématique des « ordonnances Macron » sur le code du travail : le plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif. Entré en vigueur fin septembre 2017, ce dispositif, qui se présente sous la forme d’un barème, a été jugé contraire aux enga­gements internationaux de la France, à l’occasion de contentieux portés devant les prud’hommes. Combien ? La chancellerie dit avoir « eu connaissance d’environ quatorze décisions », tout en précisant que cette recension peut être incomplète.

Dans ces jugements, la motivation est souvent la même : le « barème Macron » contrevient à la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et à la Charte sociale européenne. Deux textes qui envisagent qu’une juridiction nationale doit être en capacité d’ordonner le paiement d’une « réparation appropriée » au salarié injustement congédié. Or, la grille de dommages-intérêts inscrite dans les ordonnances de 2017 ne remplit pas cette condition, aux yeux des conseillers prud’homaux rebelles. Ils l’ont donc reculée – du fait de son ­« inconventionnalité » – et ont accordé des montants supérieurs à ceux qu’elle fixe.

Le gouvernement a tout d’abord vu dans ces jugements « dissidentes » le fruit d’une méconnaissance de la jurisprudence : la décision formulée à Troyes pose « la question de la formation juridique des conseillers prud’homaux », a déclenché, à la mi-décembre 2018, le ministère du travail, en faisant ­valoir que le dispositif avait été validé par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat.

Le problème, c’est que les « insurgés » de Troyes peuvent péniblement être assimilés à un serrement de francs-tireurs incompétents. Et ce, parce qu’ils ne sont pas tout à fait seuls, plusieurs de leurs collègues ayant tranché dans le même sens qu’eux. Aux prud’hommes de Pau, c’est une formation de jugement dirigée par un magistrat professionnel qui a rendu un délibéré de ce type.