Archive dans 2023

A Greenpeace France, une entreprise comme les autres, avec surcharge de travail et climat social difficile

« Je me mets à la place de Patrick Pouyanné [PDG du groupe TotalEnergies], qui va bien se marrer à la lecture de l’article… » Lundi 25 septembre, en réunion hebdomadaire et dans une ambiance tendue, le directeur général de Greenpeace France (GPF), Jean-François Julliard, regrette l’attitude des salariés qui ont parlé au Monde, arguant qu’un article à charge contre la structure nuira à la collecte de dons. « Je leur ai dit que j’étais triste et en colère, et que parler à la presse était un exercice risqué », se justifie Jean-François Julliard.

Une vingtaine de témoignages de salariés, ex-salariés et militants font état d’une charge de travail élevée et d’un climat social très difficile dans le bureau français de l’ONG internationale, qui compte 150 personnes en CDI. La quasi-totalité d’entre eux ont souhaité garder l’anonymat, de peur de conséquences sur leur carrière.

La colère gronde aussi du côté des bénévoles, qui estiment ne plus avoir voix au chapitre : Karine Michils, militante et membre démissionnaire de l’assemblée statutaire − qui représente les adhérents −, devait envoyer mercredi 4 octobre une lettre à l’ensemble des adhérents, pour dénoncer un « déni de démocratie ». Elle déplore notamment l’opacité de la direction à chaque question posée en assemblée : « On me rétorquait que j’étais agressive et pas bienveillante. J’ai rejoint GP pour combattre des multinationales, mais j’ai combattu une multinationale pour l’instant, c’est GP. »

Davantage de syndiqués

La difficulté à s’exprimer en interne révèle un paradoxe, entre l’illusion d’évoluer dans une grande famille, où l’on « lave son linge sale en famille », et la réalité de la direction de l’association, jugée tantôt absente, tantôt brutale, et n’appréciant pas vraiment les critiques. Un salarié présent dans la structure depuis plusieurs années évoque « une gêne » quand des membres de la direction discutent dans les parties communes du siège. « On est embauchés car on est des personnes vindicatives, qui veulent agir… Mais dès qu’on fait remarquer quelque chose en interne, on nous agresse et nous fait comprendre qu’on est des privilégiés par rapport à d’autres assos », déplore une employée.

Mais depuis vingt ans, les effectifs de GPF n’ont cessé de croître, et sa structure de se rapprocher d’une entreprise classique : naissance d’un service RH, création de postes de management intermédiaire et délimitation stricte des périmètres de chacun en 2015… Ce qui a généré des conflits fréquents entre pôles ou salariés, parfois arbitrés de manière autoritaire par la direction, ainsi qu’une multiplication des réunions et des processus de validation avant de réaliser une action ou de produire un rapport.

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Transition écologique : la formation professionnelle forcée d’anticiper l’évolution des métiers

La transition écologique est en passe de durablement modifier les métiers dans de nombreux secteurs. Si les « emplois verts » – qui agissent directement pour préserver l’environnement – sont appelés à demeurer peu nombreux (0,5 % des emplois en 2018), de nombreux emplois vont verdir. Pour accompagner ce changement, et structurer certaines filières, la formation professionnelle doit suivre. Encore faut-il savoir quels sont les métiers porteurs de la transition écologique.

The Shift Project, un groupe de réflexion spécialiste de la transition énergétique, anticipe 1,1 million de créations et 800 000 destructions d’emplois d’ici à 2050. Dans le cadre de sa mission de prospective des métiers et des qualifications, France Stratégie a mis en évidence les secteurs en croissance d’ici à 2030, avec plusieurs scénarios : 180 000 à 250 000 nouveaux emplois sont ainsi attendus dans le secteur du bâtiment.

« La rénovation énergétique est le secteur qui devrait créer le plus d’emplois dans la transition écologique. L’industrie est relativement stable, avec des industries carbonées qui vont perdre des emplois, et la fabrication d’intrants pour la construction (bois, produits métalliques), par exemple, qui va y gagner, décrit Cécile Jolly, cheffe de projet « Métiers en 2030 » de France Stratégie. Elle cite aussi de bonnes prévisions pour l’emploi agricole et les services aux entreprises (ingénierie, architecture). Même sans savoir quelles politiques publiques seront mises en place, on peut assurer que tous les métiers vont être touchés, avec de nouvelles formes d’organisation du travail pour produire moins d’émissions. »

Une urgence dans la formation des nouveaux métiers

Les métiers cadres ne sont pas en reste : si les métiers à finalité environnementale ne représentent que 1 % de l’emploi cadre aujourd’hui, l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) précise dans une étude publiée en septembre 2023 que le nombre d’offres d’emploi cadre a augmenté de 48 % entre 2019 et 2022 dans ces métiers (responsables RSE, chefs de projet biodiversité…), en particulier dans l’énergie.

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Mais seuls 13 % des recruteurs anticipent que le verdissement des entreprises aura des impacts en matière de besoins en compétences. « Pourtant, si un comptable n’est pas capable d’intégrer des données de carbone ou d’eau dans l’évaluation de la performance, il ne pourra pas continuer son métier, donne en exemple Caroline Renoux, fondatrice de Birdeo, un cabinet de recrutement en RH et RSE. Aujourd’hui, il y a une pénurie de cadres qualifiés sur ces nouveaux sujets. »

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Le reporting sur la durabilité ne doit pas masquer la nécessaire réforme des entreprises européennes

Entreprises. En 2024 entrera en application la directive européenne sur la publication d’informations extra-financières relatives à la durabilité, dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive). Elle impose aux entreprises d’évaluer leurs impacts sur l’environnement et la société en suivant des standards définis par l’Union européenne (UE). La directive inclut les impacts sur le climat, la biodiversité, l’eau et les ressources marines, et l’économie circulaire.

Sur le plan social, elle concerne aussi les droits des travailleurs tout au long de la chaîne de valeur. Cette directive a été largement saluée, tant par les gouvernements que par des ONG. Cependant, ce consensus ne doit pas masquer les limites du texte.

D’une part, ces mesures n’imposent pas aux entreprises de réduire ou d’améliorer leurs impacts, mais seulement de fournir une information fiable et standardisée sur ceux-ci.

D’autre part, les sciences de gestion ont souvent rappelé que l’obligation de reporting n’entraîne pas nécessairement un comportement vertueux…

Des choix éclairés

Certes, ces données pourraient être précieuses pour l’action des ONG et d’autres acteurs concernés. Mais pour influer directement sur l’action des entreprises, la directive cherche avant tout à fournir aux investisseurs une information extra-financière fiable et comparable qui leur permettra de faire des choix éclairés et d’améliorer leurs propres impacts. La logique de la directive est donc fondée sur l’idée – peu habituelle il est vrai – que les investisseurs et les actionnaires sont engagés en faveur de la durabilité, et qu’il leur manquait une information crédible et normalisée pour décider.

Or, qu’est-ce qui garantit que les investisseurs ne privilégieront pas la rentabilité et seront sensibles aux nouveaux reportings ? Et s’ils n’en tiennent pas compte, quel sera alors le comportement des entreprises ? Forcées de mesurer et de publier des résultats qui laissent indifférents leurs futurs actionnaires, elles se limiteront à une conformité minimale à leurs obligations, en ménageant leur réputation vis-à-vis des ONG et du grand public. Ce phénomène s’observe depuis longtemps dans le reporting financier. Un devoir majeur des entreprises est leur contribution fiscale.

On sait, hélas, que le reporting du bénéfice imposable, même sincère et juste, n’a pas arrêté les tentations d’optimisation fiscale… L’UE espère-t-elle que le reporting sur la durabilité permettra aux dirigeants d’entreprise d’imposer à leurs actionnaires un nouvel arbitrage entre rentabilité et durabilité ? C’est le pari (trop ?) risqué de la CSRD.

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La PME lyonnaise Coverguard accusée de travail forcé par d’anciens prisonniers politiques chinois

La prison chinoise de Chishan, le 29 août 2021.

A l’automne 2022, Shi Minglei s’est précipitée dans les rayons de bricolage de la ville américaine de Minneapolis (Minnesota), un carnet à la main. La réfugiée politique chinoise a noté les références des gants de protection de la marque Milwaukee : « Free-Flex Work Gloves », « Impact Demolition Gloves » ou encore « Winter Demolition Gloves ». Rongée par la colère, elle a ensuite pris la plume pour alerter le président de la société Milwaukee Tool, dont le siège se situe à quelques heures de Minneapolis. « Je suis l’épouse d’un célèbre militant chinois des droits de l’homme, Cheng Yuan, et la mère d’un enfant de 6 ans. Or, je n’ai pas vu mon mari depuis mille deux cents jours, écrit-elle. J’ai découvert que mon époux, ainsi que d’autres prisonniers à Chishan [dans la province du Hunan, au centre de la Chine], était exploité comme travailleur esclave pour produire des gants Milwaukee Tool. »

C’est en écoutant, quelques semaines plus tôt, le témoignage de Lee Ming-che, un défenseur taïwanais des droits humains, tout juste sorti de cinq ans de prison en Chine, que Shi Minglei a découvert l’enfer dans lequel était plongé son mari, incarcéré dans la même prison du Hunan depuis juillet 2019. Tous deux travaillaient, sous la contrainte, de douze heures à treize heures par jour, sans repos hebdomadaire, pour fabriquer des gants de protection vendus ensuite aux Etats-Unis, comme l’a révélé, en mai 2023, le média d’investigation américain Wisconsin Watch.

Le témoignage de Lee Ming-che est précieux. De Taïwan, où il craint moins les représailles que d’autres anciens détenus restés en Chine, sa parole est libre et il n’hésite pas à dénoncer ce qu’il a vécu. Il est aussi l’un des seuls à avoir donné à Shi Minglei des nouvelles de son mari. Tout juste a-t-elle reçu de lui quatre lettres, soigneusement examinées par la censure des autorités pénitentiaires, où il évoque, dans des termes vagues, « des journées passées sur la machine à coudre ».

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Selon les deux témoignages recueillis par Le Monde, dont celui de M. Lee, c’est en fait la PME lyonnaise Coverguard, par le biais de sa filiale en Chine, qui faisait travailler les prisonniers de Chishan. Ce sous-traitant de Milwaukee Tool est spécialisé dans les équipements de sécurité et les vêtements de protection. Les anciens détenus contactés se souviennent, en effet, de la marque des gants qu’ils fabriquaient mais aussi d’une autre entreprise dont ils ont vu le nom : Shanghai Select Safety Products, baptisée également « Safety-INXS », filiale de la société lyonnaise. Lee Ming-che confie avoir aperçu, entre 2019 et 2022, le nom Shanghai Select Safety Products sur des étiquettes glissées dans les paquets de tissus qui servaient à fabriquer les gants Milwaukee, et avoir rencontré, dans l’unité de production de la prison, des représentants chargés du contrôle qualité.

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La ministre Olivia Grégoire propose une dématérialisation complète des titres-restaurant « avant 2026 »

La ministre a « missionné il y a plusieurs mois l’Autorité de la concurrence pour voir si le fonctionnement du marché des titres-restaurants était équitable ».

Le gouvernement accélère la dématérialisation administrative. Invitée de Franceinfo, lundi 2 octobre, la ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises et du commerce, Olivia Grégoire, a annoncé la dématérialisation des titres-restaurant « avant 2026 », pour, notamment, rendre moins coûteuse la procédure pour les restaurateurs.

Selon elle, cinq millions de salariés utilisent aujourd’hui des titres-restaurant, mais « un quart des restaurateurs les refusent car c’est trop compliqué [de jongler entre papier et carte] ». « Les commissions sont trop élevées et les démarches beaucoup trop lourdes » pour les restaurateurs qui « manquent de trésorerie », ajoute-t-elle.

La ministre a « missionné il y a plusieurs mois l’Autorité de la concurrence pour voir si le fonctionnement du marché des Ticket Restaurant était équitable ». Le résultat de cette enquête est attendu « dans les jours qui viennent » et « s’il y avait un dysfonctionnement de marché qui était prouvé », la ministre n’hésiterait pas à « plafonner les commissions », situées aujourd’hui entre 3 % et 5 %, a-t-elle assuré. « Et nous les plafonnerons plutôt au plancher qu’au plafond », a précisé la ministre.

Les restaurateurs versent une commission aux sociétés émettrices de titres-restaurant, prélevée sur la somme qui leur est réglée par leurs clients. Ainsi, pour un repas réglé 10 euros en titres-restaurant, avec une commission entre 3 % et 5 %, le restaurateur reverse entre 30 centimes et 50 centimes.

Les sociétés émettrices de titres-restaurant Edenred, Up, Natixis Intertitres et Sodexo avaient été condamnées en 2019 par l’Autorité de la concurrence à payer 415 millions d’amendes pour pratiques anticoncurrentielles, et la décision en appel devrait être rendue cette année.

Le Monde avec AFP

Jeune diplômé ou cadre, vous avez le sentiment d’être un « imposteur » : racontez-nous

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« Que sait-on du travail ? » : une élite salariale de plus en plus isolée depuis trente ans

Deux pour cent, c’est l’augmentation annuelle de l’entre-soi des salariés les mieux payés. Depuis trente ans, la ségrégation salariale sur les lieux de travail ne cesse d’augmenter, c’est-à-dire que les salariés les mieux payés sont de plus en plus isolés du reste de l’effectif de l’entreprise. Selon les dernières statistiques, en France, 36,5 % des collègues que côtoient les salariés les mieux payés ont le même niveau de salaire qu’eux, alors qu’ils n’étaient que 27 % en 1993. Cet isolement de l’élite salariale, qui est largement partagé dans le monde, prend sa source dans la désindustrialisation.

C’est l’analyse du sociologue Olivier Godechot réalisée sur la base d’un travail d’ampleur mené par une équipe internationale de chercheurs en sciences sociales et sur les statistiques de douze pays (Canada, France, Espagne, Allemagne, Pays-Bas, Danemark, Norvège, Suède, République tchèque, Hongrie, Corée du Sud et Japon) pour le projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? », du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp), diffusé en collaboration avec les Presses de Sciences Po sur la chaîne Emploi du site Lemonde.fr.

Les chercheurs en sciences sociales ont ainsi mesuré sur plusieurs années et en comparaison internationale l’évolution de la ségrégation socioéconomique au travail. Qui travaille avec qui, en fonction de son niveau de salaire et de son lieu de travail. Il en ressort que lorsque l’emploi industriel diminue, au fil des restructurations, plus la taille de l’établissement se réduit, plus l’isolement des mieux payés s’accroît. Exprimé en statistiques, ça donne : « Une baisse d’une unité standardisée de la taille de l’établissement augmente de 0,15 à 0,2 unité notre indicateur d’isolement », écrit Olivier Godechot.

Les salariés du top 10 % – potentiellement les encadrants – se concentrent dans un nombre limité d’établissements, s’éloignant chaque année un peu plus des conditions de travail et des revendications du reste de l’effectif. Cet isolement des élites produit une perte sèche d’informations sur l’évolution du travail réel et les besoins quotidiens des salariés et déconstruit la cohésion sociale.

Le sociologue désigne trois responsables de cette évolution : la désindustrialisation, les restructurations et la numérisation. « Les plans de licenciement économique, les externalisations, le recours à la sous-traitance, les délocalisations, influent aussi sur l’isolement du top 10 % », écrit Olivier Godechot. Avec les « restructurations, les entreprises se débarrassent prioritairement des salariés du bas de la hiérarchie salariale et resserrent l’entre-soi des mieux rémunérés ». Ceux du bas de la hiérarchie continuent à travailler de manière invisible pour le haut de la hiérarchie, mais depuis des établissements différents et par l’entremise complexe de chaînes d’entreprises sous-traitantes et de prestataires externalisés.

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« La réalité est que la grande majorité des allocataires de minima sociaux veulent retrouver un emploi »

Le projet de loi pour le plein-emploi est actuellement examiné par l’Assemblée nationale. Certains tentent d’en résumer l’intention à la simple transformation de Pôle emploi en France travail, et au renforcement de la coordination des acteurs locaux de l’emploi, à des fins d’efficacité de notre service public d’insertion et de l’emploi.

Mais, en instaurant une nouvelle sanction dite de « suspension-remobilisation » et une conditionnalité de quinze heures d’« activité hebdomadaire », le gouvernement distille à nouveau la petite musique éculée selon laquelle les bénéficiaires du RSA ne sont pas suffisamment incités à reprendre une activité en contrepartie de l’allocation versée.

Or qu’en est-il réellement de l’efficacité d’une politique du bâton, en matière de retour à l’emploi ? Quittons le café du commerce pour nous appuyer sur des données empiriques et les retours d’expérience d’autres pays : rien ne prouve que les sanctions ont un effet positif sur l’insertion des personnes, au contraire.

Les contraintes demeurent contre-productives

Le Royaume-Uni, qui avait renforcé ses sanctions lors du Universal Credit Act, n’a enregistré aucune amélioration sur l’emploi. Pire, cette politique a eu des effets pervers en conduisant à la multiplication de candidatures inappropriées. En Finlande, une expérimentation a démontré qu’un revenu inconditionnel menait à un même niveau d’insertion qu’un revenu sous conditions, mais en évitant des dépenses publiques liées à la dégradation de la santé physique et mentale des allocataires.

Prenons enfin l’exemple de l’Allemagne : les lois Hartz IV, qui ont durci le contrôle sur les demandeurs d’emploi et libéralisé le marché du travail, ont débouché sur une explosion de la pauvreté en Allemagne, engendrée par la prolifération des « mini-jobs », ces emplois précaires payés au lance-pierre.

Les travaux d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, viennent apporter une explication scientifique à ces échecs. Ils démontrent l’inefficacité et même l’aspect contre-productif du contrôle et de la sanction, car ils ne lèvent en rien les obstacles au retour à l’emploi et, pire, les aggravent, en alourdissant les situations de pauvreté.

L’insertion sociale corollaire à l’insertion professionnelle

La réalité est que la grande majorité des allocataires de minima sociaux veulent retrouver un emploi, parce que le travail procure un sentiment d’utilité, de dignité, d’appartenance à la société. Mais ce désir se heurte souvent à des équilibres familiaux précaires, avec des personnes dépourvues de solutions de garde pour leur enfant, d’autres qui s’occupent à temps plein d’un proche en situation de dépendance ou qui connaissent elles-mêmes des problèmes de santé lourds et invalidants.

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Des lieux de travail de plus en plus ségrégués

[Peut-on mesurer l’entre-soi ? C’est le travail auquel s’est attelé Olivier Godechot, directeur de recherche CNRS au CRIS et professeur à Sciences Po sur la base des études d’une équipe internationale de chercheurs en sciences sociales, l’équipe COIN. Egalement directeur de l’observatoire AxPo à Sciences Po, consacré à l’observation de la polarisation des sociétés de marché, le sociologue conduit actuellement des recherches sur la ségrégation au travail, le séparatisme des élites (en particulier à travers l’étude du phénomène des départs en équipe) et plus généralement à la dynamique inégalitaire du marché du travail.]

Le travail n’est pas seulement économique. On ne peut le résumer à la production de biens et de services ou à l’échange d’une force de travail et d’un salaire. C’est aussi une sphère cruciale de la vie sociale. Il est l’occasion de contacts et d’échanges entre salarié (es) de divers niveaux de la hiérarchie des salaires. On sait d’ailleurs que les actifs et actives passent plus de temps à échanger avec des collègues au travail qu’avec leurs voisin(e) s (François Héran, « La sociabilité, une pratique culturelle », Économie et statistique, 1988). Comme le voisinage ou l’école, le travail peut contribuer à la cohésion sociale, en augmentant l’interconnaissance entre les différents groupes sociaux et en permettant la circulation de proche en proche des ressources-clés telles que l’information, le savoir ou le capital social.

Aux dimensions d’intégration et de redistribution, le travail ajoute une dimension relationnelle plus prononcée qu’au sein des autres sphères sociales. Il est le lieu de revendications concurrentes sur la distribution des ressources organisationnelles et de la valeur ajoutée. Les salarié(e) s du haut de la hiérarchie salariale, qui ont un rôle important dans la détermination des salaires, sont potentiellement exposé(e) s aux conditions de travail et aux revendications d’autres niveaux de la hiérarchie salariale. Et la composition des lieux de travail peut aussi avoir une incidence sur la cohésion sociale globale.

Dans le cadre de cette contribution, nous résumons un travail d’ampleur sur l’évolution de la ségrégation socio-économique au travail mené par une équipe internationale de chercheurs et chercheuses en sciences sociales (Olivier Godechot et al., « The Great Separation (reloaded) : Top Earner Segregation at Work in Advanced Capitalist Economies », Miméo, 2023).

L’équipe internationale de chercheurs à la base de ces travaux

Ce texte reprend les conclusions principales des travaux de l’équipe COIN : Donald Tomaskovic-Devey, Istvan Boza, Lasse Henriksen, Are Skeie Hermansen, Feng Hou, Naomi Kodama, Alena Krizkova, Jiwook Jung, Zoltan Lippényi, Silvia Maja Melzer, Eunmi Mun, Halil Sabanci, Max Thaning, Dustin Avent Holt, Nina Bandelj, Paula Apascaritei, Alexis Baudour, David Cort, Marta M. Elvira, Gergely Hajdu, Aleksandra Kanjuo-Mrcela, Joseph King, Andrew Penner, Trond Petersen, Andreja Poje, William Rainey, Mirna Safi et Matthew Soener.

Pour mesurer l’évolution de la ségrégation salariale sur les lieux de travail depuis le début des années 1990, nous nous fondons sur des données administratives exhaustives ou quasi exhaustives de douze pays représentant une variété d’économies capitalistes : économie « libérale » avec le Canada ; sociale-démocrate avec le Danemark, la Norvège et la Suède ; continentale avec la France, les Pays-Bas et l’Allemagne ; de l’Europe du Sud avec l’Espagne ; en transition avec la Tchéquie et la Hongrie ; et d’Asie orientale avec la Corée du Sud et le Japon.

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En Antarctique, les volontaires de l’institut polaire français en froid avec leur employeur

La station française Dumont-d’Urville, sur l’île des Pétrels, en terre Adélie, dans l’Antarctique, le 13 avril 2023.

En ce mois de septembre, l’hiver polaire touche à sa fin en terre Adélie, dans l’est de l’Antarctique. Louis trouve un charme fou à son cadre de travail. Autour de la station Dumont-d’Urville, à deux pas des colonies de manchots, l’été sera bientôt là, avec ses pics à 5 °C qui finiront de dissiper la glace de mer. « C’est un plaisir d’être ici », glisse par téléphone l’électronicien, qui préfère ne pas donner son nom de famille.

Louis a débarqué sur la base française en 2022. Le jeune homme avait postulé trois fois sans succès aux offres de l’Institut polaire français Paul-Emile-Victor (IPEV), un organisme public créé en 1992 pour piloter la recherche dans les pôles. Chaque année, entre 600 et 700 candidats tentent leur chance. Comme trente à quarante jeunes par an, Louis a fini par décrocher le Graal : un an de mission au pôle Sud. De lui dépend l’envoi de données à des chercheurs du monde entier, notamment sur les mouvements de la croûte terrestre.

Ces derniers mois, pourtant, un feu inédit couve sous la glace : la naissance d’un conflit social. L’institut confie ses programmes en Antarctique à des volontaires de service civique (VSC), un statut qui permet d’effectuer des missions d’intérêt général mais qui ne relève pas du droit du travail.

Or, depuis juin, 36 volontaires actuels ou passés, souvent bardés de diplômes, dénoncent un statut précaire inadapté aux responsabilités qui leur sont confiées. « L’IPEV traîne cette casserole depuis longtemps. Il est temps que cela change », assène Louis. Dans une mise en demeure envoyée à la direction le 4 septembre, les membres du collectif demandent à devenir salariés. Un séisme pour l’institut, qui persiste à penser que le caractère extraordinaire des missions est la meilleure des rétributions.

Les « petites mains » des terres australes

Pendant des années, les volontaires ont partagé ce point de vue. Quand il s’engage, en 2022, dans les pas de Paul-Emile Victor, l’explorateur des pôles, Virgile Legendre réalise un rêve. Ce chimiste de l’atmosphère de 29 ans décolle pour La Réunion. S’ensuivent près de vingt jours de mer, escales comprises, puis un vol en hélicoptère jusqu’à l’île Amsterdam, un caillou volcanique fouetté par les vents des quarantièmes rugissants, où l’IPEV possède une base.

Le statut de VSC et sa maigre rémunération – autour de 1 050 euros net par mois, 300 euros en dessous du smic – lui paraissaient certes incongrus, compte tenu de ses compétences : diplôme d’ingénieur, master au Royaume-Uni, expérience au Commissariat à l’énergie atomique… « Mais je m’en fichais un peu car aucun d’entre nous ne se lance dans cette aventure pour l’argent », se souvient-il.

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