Archive dans janvier 2020

« Le vieillissement et la mort en série des baby-boomeurs vont poser des questions vertigineuses »

Médecin spécialisée en cancérologie cutanée, qui a effectué toute sa carrière au CHU de Bordeaux, Michèle Delaunay a été députée PS de la Gironde de 2007 à 2012, puis ministre déléguée de François Hollande, chargée des personnes âgées et de l’autonomie, de 2012 à 2014. A 73 ans, elle vient de publier Le Fabuleux Destin des baby-boomers (Plon, 366 p., 20 €), un ouvrage très documenté et résolument positif dans lequel elle invite cette génération à abolir les barrières de l’âge et à faire la révolution de l’âge.

Michèle Delaunay en 2014.
Michèle Delaunay en 2014. Archives personnelles

D’abord, qui sont les baby-boomeurs ?

C’est la génération correspondant à la période où la natalité a été la plus forte en France, avec entre 800 000 et 900 000 bébés chaque année. Tout le monde s’accorde pour situer son début en 1946, année où le nombre de naissances avait bondi de 200 000 par rapport à l’année précédente. C’est moins clair pour la fin. L’historien Jean-François Sirinelli la fixe en 1969 ; j’ai pour ma part retenu 1973, année après laquelle les naissances ont chuté de façon importante.

Ce qui est remarquable, c’est que 20 millions des 24 millions de personnes qui ont vu le jour dans cette tranche 1946-1973 sont encore en vie. Jamais une génération n’avait perdu aussi peu de ses enfants. Pour autant, les baby-boomeurs, qui ont donc aujourd’hui entre 46 ans et 73 ans, ne constituent pas une génération homogène. Il y a clairement eu deux vagues. La première, dont je fais partie, celle des « oiseaux du matin », nés avant 1955, a été élevée avec la marque de la seconde guerre mondiale, et dans une culture paysanne. La seconde est celle des « oiseaux de midi », qui ont connu dès leur enfance la publicité et la société de consommation. Les derniers d’entre eux ont aussi été davantage confrontés au rétrécissement du marché du travail. Le sociologue Serge Guérin a inventé un mot pour qualifier les boomeurs de la dernière heure : les « quincados », des quinquagénaires qui vivent comme des adolescents.

Alors que le débat sur la réforme des retraites est particulièrement houleux en France, vous vous prononcez dans votre livre pour un allongement du temps d’activité et qualifiez la retraite « à jour fixe » d’injustice…

Bien sûr, il faut tenir compte de la pénibilité de certains métiers, mais aujourd’hui, avec les progrès médicaux et l’augmentation de la longévité, la vieillesse avec invalidité est globalement décalée de vingt ans. Dans bien des cas, imposer une retraite à un âge fixe n’a plus de sens. Beaucoup de boomeurs se sentent en forme et souhaitent continuer à travailler. Pour ma part, si j’avais exercé un métier où l’on me mette dehors à 60 ou à 62 ans, j’aurais saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Le débat actuel porte sur l’âge légal et un âge pivot, mais, à l’inverse, si quelqu’un veut poursuivre son activité professionnelle au-delà de 65 ans, est-ce que sa retraite sera bonifiée ? Cette question n’est jamais posée.

« Le robot contre la mobilité sociale »

Tous les pays développés connaissent, depuis les années 1980, ce qu’on a appelé la polarisation des marchés du travail : l’emploi se concentre de plus en plus d’une part dans les activités où les niveaux d’éducation et de salaire sont élevés, d’autre part dans celles où les niveaux d’éducation et de salaire sont bas, le tout au détriment des emplois traditionnels intermédiaires.

En 1970 aux Etats-Unis, 31 % des emplois étaient peu qualifiés, 39 % intermédiaires, 30 % qualifiés. Cinquante ans plus tard, la part des emplois peu qualifiés est restée la même : 31 % ; mais seulement 23 % des emplois sont intermédiaires et 46 % sont qualifiés.

« L’évolution du marché du travail a eu peu d’effets sur les mieux éduqués, et des effets très négatifs pour les moins éduqués »

On peut affiner l’analyse en distinguant les salariés selon leur possession d’un diplôme d’enseignement supérieur. Parmi les personnes titulaires d’un diplôme universitaire, la part des emplois intermédiaires recule de 27 % en 1980 à 20 % aujourd’hui. Mais le phénomène est encore plus marqué pour les personnes sans diplôme universitaire, pour qui la part des emplois intermédiaires a chuté de 43 % à 29 %, alors que celle des emplois qualifiés a très peu augmenté, de 15 % à 17 %, et que celle des emplois peu qualifiés a bondi de 42 % à 54 %. La principale conclusion n’est donc pas tant la hausse des qualifications sur le marché de l’emploi que la perte de l’accès des moins qualifiés aux emplois intermédiaires.

Ces observations peuvent être étendues à la France où, en 1992, les emplois qualifiés représentaient 33 % de l’emploi total, les emplois intermédiaires 49 % et les emplois peu qualifiés 18 %. Les projections pour 2022 sont respectivement de 43 % (+10 points), 39 % (-10 points) et 18 % (stable).

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Le phénomène s’expliquerait par l’impact du déploiement des nouvelles technologies (« Work of the Past, Work of the Future », David Autor, American Economic Review Papers and Proceedings n°109, mai 2019). Celles-ci ont peu modifié le travail des diplômés de l’université, dont 57 % occupaient déjà en 1980 des emplois qualifiés et complexes ; c’est encore le cas de 61 % d’entre eux aujourd’hui. Mais elles ont fait disparaître les emplois intermédiaires détenus par les personnes au niveau d’éducation plus faible : ouvriers qualifiés de l’industrie, employés qualifiés des services financiers et des services aux entreprises… L’évolution du marché du travail a donc eu peu d’effets sur les mieux éduqués, et des effets très négatifs pour les moins éduqués.

La nouvelle bataille marine pour desservir la Corse

Des CRS gardent l’entrée du port d’Ajaccio dans le cadre de la mobilisation des salariés de La Méridionale, jeudi 16 janvier.
Des CRS gardent l’entrée du port d’Ajaccio dans le cadre de la mobilisation des salariés de La Méridionale, jeudi 16 janvier. PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

En chasubles de travail orange, des marins de La Méridionale alimentent le feu d’un brasero sur le quai de la Digue du large où ils s’apprêtent à passer une nouvelle nuit dans un mobil home apporté là pour tenir le piquet de grève. Un petit bateau est prêt à être placé en travers de la route des navires de Corsica Linea (ex-SNCM) qu’ils clouent à quai depuis le jeudi 9 janvier. Des tags à la peinture rouge témoignent d’une singulière bataille navale en train de se livrer dans le port de Marseille.

En grève, les marins et sédentaires du Syndicat des travailleurs corses (STC, majoritaire) et de la CFTC de la compagnie maritime La Méridionale redoutent « la casse sociale » si leur direction et celle de la Corsica Linea ne parviennent pas à un accord pour présenter, le 14 février, une offre commune pour la desserte continent-Corse entre 2021 et 2027. « Si ce partenariat n’est pas trouvé rapidement, c’est la disparition de La Méridionale qui se profile, avec ses 500 salariés », met en garde Cyril Venouil, délégué STC.

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Guerre des nerfs

La collectivité de Corse va créer une société d’économie mixte à opération unique et désignera une société associée – une seule ou un groupement de compagnies maritimes délégataires du service public. Traditionnellement, les deux compagnies s’associent sur le marché de la continuité territoriale pour le fret maritime et partagent l’enveloppe d’environ 80 millions d’euros par an.

A un mois de l’échéance, les deux armateurs ne sont pas tombés d’accord. Leader sur la desserte de la Corse avec cinq navires aux coques rouges, 990 marins et 200 sédentaires, Corsica Linea se targue d’un spectaculaire redressement évoquant sa place de deuxième employeur de marins.

Elle aurait proposé, durant l’été 2019, à La Méridionale et à ses coques bleues, de partager la desserte des deux ports principaux : Bastia, où transitent 60 % du fret, et Ajaccio. Un retour dans le jeu pour La Méridionale, exclue en octobre 2019 du dernier appel d’offres
et qui n’exploite plus que la desserte de Propriano (Corse-du-Sud). La remise en cause de sa présence dans les ports principaux, au centre des discussions actuelles, s’est soldée par une guerre des nerfs et des communiqués.

Corsica Linea reproche à son alliée historique de « ne pas tenir ses engagements », à savoir le retrait des procédures juridiques engagées contre le marché de délégation de service public en cours qu’elle a remportée, seule, en octobre 2019. Pourtant, selon Benoit Dehaye, directeur général de La Méridionale, ce serait déjà chose faite. « Ce n’est plus un sujet », affirme-t-il au Monde.

Quelque 100 000 emplois salariés créés dans le privé en 2019

« Ce rapport national sur l’emploi, déployé en France depuis 2015, s’appuie sur des statistiques d’effectifs d’un échantillon des clients français d’ADP » (Photo : à Montpellier, dans l’Hérault, le 3 janvier).
« Ce rapport national sur l’emploi, déployé en France depuis 2015, s’appuie sur des statistiques d’effectifs d’un échantillon des clients français d’ADP » (Photo : à Montpellier, dans l’Hérault, le 3 janvier). PASCAL GUYOT / AFP

Le secteur privé – hors agriculture – a enregistré 100 590 créations nettes d’emplois sur l’année 2019, selon le dernier rapport national sur l’emploi en France publié le 16 janvier par ADP, spécialiste des ressources humaines, qui gère les bulletins de paie de plus de 3 millions de salariés en France et 44 millions dans le monde. « C’est une bonne nouvelle ! se réjouit Carlos Fontelas de Carvalho, PDG d’ADP en France et en Suisse. Cela représente une progression de 25 % par rapport à nos chiffres de 2018. De plus, cette croissance a été stable sur toute l’année. Ainsi notre indicateur mensuel montre qu’il n’y a pas eu un seul mois sans croissance de l’emploi. »

Ce rapport national sur l’emploi, déployé en France depuis 2015, s’appuie sur des statistiques d’effectifs d’un échantillon des clients français d’ADP. Il est produit par ADP Research Institute, en collaboration avec Moody’s Analytics, fournisseur de solutions de gestion des risques. Outre la publication mensuelle du nombre de créations d’emplois, il inclut un suivi de six secteurs majeurs : industrie manufacturière, commerce, services financiers, services aux entreprises, transport, immobilier.

Ajustements pour l’immobilier et les transports

En 2019, les principaux moteurs de cette croissance de l’emploi ont été les services aux entreprises (conseil, informatique, ingénierie, juridique…), qui ont connu une très forte dynamique grâce au boom de l’entrepreneuriat, et le commerce (lié essentiellement au développement de la vente sur Internet), avec respectivement 24 982 et 18 339 créations d’emplois, contribuant à eux seuls à près de la moitié des créations globales.

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Viennent ensuite les services financiers (5 274) et la fabrication industrielle (468). L’immobilier et les transports sont les seuls secteurs à avoir enregistré une perte, respectivement de 376 et 52 emplois. Carlos Fontelas de Carvalho préfère parler de stabilisation et d’ajustements : « L’immobilier, par exemple, a beaucoup recruté dans les années précédentes. Le secteur fait face à la transformation digitale et enregistre des gains de productivité. »

Pour 2020, le PDG France d’ADP est résolument optimiste : « L’économie est en bonne santé, le business s’améliore et la France reste particulièrement attractive. » Demeure, cependant, un point noir : malgré un taux de chômage en baisse à 8,5 %, le chômage structurel de longue durée reste à un niveau très élevé.

Les grèves n’écornent pas l’image de la France

Le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avant l’ouverture de la deuxième édition du sommet « Choose France », à Versailles (Yvelines), le 21 janvier 2019.
Le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avant l’ouverture de la deuxième édition du sommet « Choose France », à Versailles (Yvelines), le 21 janvier 2019. GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Plus de quarante jours de grève dans les transports, de manifestations et de blocages ont sans doute éreinté nombre d’usagers, mais n’ont pas écorné l’image de la France aux yeux des investisseurs étrangers. Du moins pour le moment. Selon une enquête diffusée par l’institut Kantar à la veille de l’opération Choose France – laquelle doit, pour la troisième année d’affilée, réunir, lundi 20 janvier à Versailles (Yvelines), des chefs d’entreprise étrangers autour du président de la République, Emmanuel Macron –, une partie encore minoritaire, mais une partie tout de même d’entre eux retire un sentiment négatif des grèves, celles-ci pouvant, à l’avenir, nuire à l’attractivité de l’Hexagone.

Tout dépendra de la manière dont l’exécutif gérera cette crise. Selon Christophe Lecourtier, directeur général de Business France, une sortie par le haut démontrerait que « l’on a réussi à sortir de la malédiction de la réforme des retraites et que la France continue à avancer ». Une autre issue aurait un effet nettement plus délétère. En attendant, d’aucuns y voient le signe que les choses changent et, à leurs yeux, dans le bon sens.

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Contraint de reporter une mission, un dirigeant d’un grand groupe asiatique aurait déclaré « comprendre tout à fait que cela fasse partie des efforts pour réformer le pays », rapporte Lionel Grotto, directeur général de Choose Paris Region. « J’ai beaucoup voyagé à l’étranger, notamment en Asie et au Moyen-Orient ces dernières semaines, et l’effet des grèves est totalement indolore vu de là-bas, contrairement au mouvement des “gilets jaunes”, qui inquiétait davantage, car il était perçu comme plus imprévisible et quasi insurrectionnel », note pour sa part Christopher Dembik, responsable de la recherche macroéconomique pour le groupe danois Saxo Bank.

Infographie Le Monde

Une perception que confirme l’étude menée par Kantar et Business France. Ainsi, la France se stabilise et conserve sa deuxième place (derrière l’Allemagne, mais devant le Royaume-Uni) acquise en 2017 en matière d’attractivité pour les investisseurs étrangers. Deuxième enseignement : celle-ci ne s’est pas dégradée entre septembre-octobre 2019 et une deuxième vague d’enquête réalisée fin décembre 2019-début janvier 2020. A plus long terme, six cadres dirigeants à l’étranger sur dix considèrent que l’attrait de la France a crû au cours des deux dernières années.

Cette enquête, publiée après celle du cabinet EY le 13 janvier – qui confirmait la pole position de la France en Europe en termes d’attractivité industrielle –, est certes positive pour le pays. Néanmoins, elle dénote aussi, en creux, le recul de nos grands voisins, confrontés à des bouleversements majeurs (le Royaume-Uni se débat avec les affres du Brexit ; l’Allemagne se trouve en fin de cycle politique).

L’ONU plaide en faveur d’un meilleur partage de la croissance mondiale

Dans une plantation de café à Campos Alto (Brésil), en août 2019.
Dans une plantation de café à Campos Alto (Brésil), en août 2019. Adriano Machado / REUTERS

Le produit intérieur brut (PIB) ne dit pas tout sur l’état de l’économie. Dans ses prévisions pour 2020, publiées jeudi 16 janvier, l’Organisation des Nations unies s’intéressent aux disparités qui se dissimulent derrière les moyennes statistiques, et à « la qualité de la croissance », notamment son impact sur l’environnement, que le PIB a bien du mal à mesurer. En ce début d’année, l’ONU s’inquiète des risques climatiques, de la baisse de la productivité et de la « montée de la colère dans le monde vis-à-vis des impacts sociaux et environnementaux de la croissance ».

Ses estimations sont peu ou prou les mêmes que celles de la Banque mondiale, rendues publiques début janvier, à savoir une stabilisation, et peut-être même une légère reprise de l’économie mondiale, à 2,5 % en 2020 contre 2,3 % en 2019. Elle partage avec l’institution de Washington le constat d’une hausse « inquiétante » de l’endettement, qui rend la planète économie vulnérable au moindre choc.

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« L’accumulation de la dette mondiale passe dans les actifs financiers plutôt que dans les investissements productifs, peut-on lire dans le rapport de l’ONU, ce qui illustre une déconnexion inquiétante entre le secteur financier et l’activité économique réelle. » Un phénomène nourri par la baisse des taux d’intérêt des banques centrales et amplifié par les incertitudes politiques et les tensions commerciales qui incitent les entreprises « à préférer perdre un peu d’argent dans des obligations à taux négatifs plutôt qu’à le placer dans des investissements productifs. »

« La faiblesse des investissements pourrait être à l’origine d’une stagnation de la productivité », juge Richard Kozul-Wright, directeur de la division de la mondialisation et des stratégies de développement à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). Celle-ci piétine dans les pays riches, et progresse dans les économies émergentes et en développement à un rythme bien moins élevé qu’avant la crise de financière de 2008. Conséquence : les salaires stagnent eux aussi, alors que le marché de l’emploi se porte bien.

« Bas salaires »

Cette situation paradoxale pourrait s’expliquer, d’après l’ONU, par la création d’emplois de « faible qualité » dans les pays développés, et « informels » ailleurs. Avec pour conséquence « une insécurité, des bas salaires et l’absence de protection sociale qui représentent un important défi aujourd’hui dans le monde ».

Dans le CAC 40, le patriarcat se fissure

AUREL

Sonnez marteaux-piqueurs, jouez fraiseuses ! Depuis mercredi 15 janvier, et pour la première fois de son histoire, Vinci compte une femme à son comité exécutif (le « comex »). Selon nos informations, le groupe de construction et de concessions employant 211 000 collaborateurs a recruté chez L’Oréal sa nouvelle directrice des ressources humaines (DRH), Jocelyne Vassoille, ancienne pilote de ligne.

Vinci était l’un des cinq irréductibles du CAC 40 (avec ArcelorMittal, Bouygues, STMicroelectronics et Vivendi), à n’accueillir que des costumes cravates dans son premier cercle de pouvoir. Mais elle n’est pas la seule multinationale française à féminiser ses instances de direction.

En 2019, Total, Hermès, Airbus ou Axa ont multiplié par deux le nombre de représentantes du « sexe faible » dans leur saint des saints : autrement formulé, il est passé de 1 à 2.

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« Quand on n’est plus la seule à exprimer une opinion divergente, cela représente déjà un vrai changement. Sur les sujets liés à l’activité, il n’y a pas de différence entre les appréciations des hommes et des femmes, mais concernant le management, les perceptions ne sont pas les mêmes », témoigne Fabienne Lecorvaisier, dirigeante d’Air Liquide, qui fut longtemps dans sa carrière la seule femme du comex.

Sur sa carte de visite, son titre : « directeur général adjoint et directeur financier ». Pas directrice. « C’est délibéré. Je ne veux pas être caractérisée dans ma fonction par mon genre. » Une règle adoptée en souvenir d’un DRH qui claironnait adorer les directrices financières « bien moins chères que les directeurs financiers ».

« J’en ai vu de toutes les couleurs »

Quand Benoît Potier, le PDG du leader des gaz industriels, lui a annoncé qu’en avril 2019 le nombre de femmes au comex allait plus que doubler (pour passer à cinq), Mme Lecorvaisier, 58 ans, confesse avoir eu « les larmes aux yeux » : « Je me suis demandé pourquoi et j’ai réalisé que c’était le poids d’événements passés remontant à la période qui précède mon arrivée chez Air Liquide. Au début de ma carrière, comme beaucoup de femmes de ma génération, j’en ai vu de toutes les couleurs. Je pourrais écrire un livre sur les horreurs que j’ai pu entendre. J’ai souvent eu l’impression que tout était plus difficile que pour mes collègues masculins. »

À ce rythme, il faudrait trente-trois ans pour atteindre la parité dans les comex des vedettes de la cote

Derrière « Les Mutations du travail », la question du sens

« Les Mutations du travail », sous la direction de François Dubet, aux éditions La Découverte, 276 pages, 23 euros.
« Les Mutations du travail », sous la direction de François Dubet, aux éditions La Découverte, 276 pages, 23 euros.

Le Livre. L’intelligence artificielle peut libérer du travail routinier et enrichir les tâches, mais elle peut aussi accentuer le contrôle du travail et l’exigence de rendre compte de manière continue de son activité. Les nouvelles techniques de management échangent volontiers de l’autonomie contre des responsabilités accrues. Complexes et diverses, les mutations au travail ne se laissent pas réduire à quelques tendances essentielles. Leur radicalité suscite de profondes angoisses sur la nature même du travail : le travail encadré par les métiers et les qualifications, par une organisation stable, par un contrat salarial solide et par un système de relations professionnelles disparaît au profit de nouvelles formes de travail et d’emploi.

« Personne n’évoque de lendemains meilleurs ; le plus souvent, les mutations du travail semblent être subies et se présentent comme des réponses aux contraintes imposées par le capitalisme financier et la mondialisation », résume François Dubet. Le pessimisme ambiant n’est pourtant pas la meilleure manière d’analyser la révolution dans laquelle nous sommes engagés. « Derrière les désordres et les frustrations, de nouveaux métiers et d’autres manières de travailler se constituent et nous devons essayer de les décrire et de les expliquer, afin de savoir dans quels mondes du travail nous entrons et, peut-être, pour mieux les maîtriser », estime le professeur émérite à l’université de Bordeaux, également directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et ancien directeur scientifique de la Fondation pour les sciences sociales dans Les Mutations du travail.

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L’essai réalisé sous sa direction met un peu d’ordre « dans le désordre et l’éclatement des mutations du travail. » Issu des travaux des chercheurs lauréats de l’appel à projets lancé en 2018 par la Fondation pour les sciences sociales sur le thème des mutations au travail, le livre comporte trois grandes parties. La première rassemble des chapitres consacrés aux mutations du travail issues des transformations des technologies et des outils : intelligence artificielle, informatisation, traitement des données…

La deuxième aborde les mutations du travail par le biais de l’organisation et du management. Enfin, la troisième est consacrée aux inégalités et aux relations de travail, au syndicalisme et aux capacités de résistance des travailleurs qui ne s’éteignent pas.

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L’ouvrage ne doit pas être lu comme « une série plus ou moins discontinue d’études locales, comme une nouvelle plainte sur la dégradation du travail, mais comme une interrogation sur le sens même du travail. » Car le travail n’est pas qu’un des termes du contrat social, il est aussi une dimension essentielle des subjectivités.

« L’exception française du smic tire à sa fin »

En 1968, avant les événements de mai, le salaire minimum français était de 2,50 francs de l’heure et permettait de s’acheter cinq baguettes. Les accords de Grenelle la même année vont l’augmenter de 20 %, soit un pain de plus. Le 1er janvier 2020, le smic a été porté à 10,15 euros, le prix d’une dizaine de baguettes ordinaires. La revalorisation du salaire minimum est devenue, depuis l’après-guerre, un marqueur puissant de toute politique sociale en France, quelle que soit la couleur politique des gouvernements. Une manière forte de lutter contre la pauvreté au travail. Déjà en 1950, année de création du salaire minimum, le président du Conseil, René Pleven, le justifiait par la nécessité de couper l’herbe sous le pied des communistes.

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Aujourd’hui, si le smic concerne près de 13 % des salariés du privé, son influence s’étend bien au-delà. Avec un peu plus de 1 500 euros par mois, il représente près de 85 % du salaire médian (1 800 euros). Ce qui signifie que 50 % des salariés français touchent moins que cette somme. C’est le plus fort pourcentage de tous les pays de l’OCDE.

Facteur de réduction des inégalités

Ce facteur non négligeable de réduction des inégalités ne va pas sans effet pervers. Les deux principaux touchent à la compétitivité des entreprises et au chômage. Ce sont les deux sujets préférés des économistes. Depuis des décennies, ils empilent des études démontrant l’effet nocif supposé d’un haut niveau de salaire minimum sur le chômage. La persistance du sous-emploi en France par rapport à ses voisins plaiderait pour cette thèse. En effet, payer à un coût élevé des employés non qualifiés pousse les entreprises à renoncer à embaucher car le personnel supplémentaire lui coûtera plus cher qu’il ne lui rapporte. Ce n’est pas toujours vrai.

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Une récente étude américaine a démontré que cela dépendait de la concurrence dans un secteur. Un monopole ou oligopole, peu inquiet pour sa marge, sera moins regardant sur le salaire des non-qualifiés qu’une entreprise dans un univers très concurrentiel. La plupart des spécialistes estiment néanmoins que, quand le salaire minimum est très éloigné du médian – l’écart entre les deux est de 40 % aux Etats-Unis –, l’augmentation des bas salaires ne nuit pas à l’emploi, au contraire.

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Pour concilier smic élevé et compétitivité, les gouvernements français successifs ont donc réduit les charges. Une politique accélérée ces dernières années. A tel point que, depuis octobre 2019, il n’y en a quasiment plus. Cela a eu comme effet positif de ramener le coût du travail près de la moyenne européenne et de commencer à réduire le chômage.

Pour la première fois, le salaire minimum britannique dépasse celui de la France

Le premier ministre britannique Boris Johnson s’exprime devant des ouvriers à Matlock, dans le centre de l’Angleterre, le 5 décembre.
Le premier ministre britannique Boris Johnson s’exprime devant des ouvriers à Matlock, dans le centre de l’Angleterre, le 5 décembre. HANNAH MCKAY / AFP

Un coup de pouce de 6,2 %. L’une des premières décisions de Boris Johnson après sa victoire aux élections législatives britanniques de mi-décembre a été d’augmenter le salaire minimum. A partir d’avril, celui-ci va passer à 8,72 livres de l’heure, soit 10,26 euros. Franchissant un cap symbolique, il dépassera pour la première fois le smic horaire français, qui est à 10,15 euros brut. « Et il montera jusqu’à 10 livres (11,67 euros) », a ajouté M. Johnson, mardi 14 janvier, sans préciser la date à laquelle cet objectif doit être atteint.

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Il ne s’agit pas d’un coup politique de la part du premier ministre britannique, simplement de la poursuite de la démarche de ses prédécesseurs. En juillet 2015, George Osborne, alors chancelier de l’Echiquier, faisait face à l’explosion du nombre de travailleurs pauvres : ces personnes qui, malgré un emploi, n’arrivent pas à boucler les fins de mois. Pour ce père de l’austérité, cela posait un problème paradoxal : de plus en plus de gens au travail touchaient des aides sociales, dont il cherchait justement à faire baisser l’enveloppe. M. Osborne a donc décidé d’effectuer un virage économique important, en promettant une large augmentation du revenu minimum sur le moyen terme. « La Grande-Bretagne doit passer dans les cinq prochaines années d’une économie à bas salaires et hauts impôts et aides sociales, à des rémunérations plus élevées, et des impôts et des aides sociales plus bas », expliquait-il. Objectif : atteindre d’ici à 2020 un salaire minimum à 60 % du salaire médian britannique. Les gouvernements conservateurs qui se sont succédé ont tenu parole puisque, depuis 2015, le smic dans le pays a augmenté d’un tiers.

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Un profond changement d’approche

Pour éviter de trop politiser le débat, son niveau est délégué à la Low Pay Commission, un organisme indépendant, qui vérifie qu’il n’a pas d’impact négatif sur l’emploi. En octobre, celle-ci a proposé une augmentation de 6,2 %, qui permet d’atteindre exactement la barre de 60 % du salaire médian. M. Johnson n’a fait qu’accepter cette recommandation, comme ses prédécesseurs.

Pour le Royaume-Uni, il s’agit d’un profond changement d’approche. Le salaire minimum n’a été créé qu’en 1998 par Tony Blair, alors premier ministre. A l’époque, face aux récriminations du patronat, il avait été fixé très bas, autour de 46 % du salaire médian. Seulement 200 000 personnes étaient payées à ce seuil. Aujourd’hui, 1,6 million de Britanniques le touchent. Le système est différencié en fonction de l’âge : le revenu minimum à taux plein ne s’applique qu’aux plus de 25 ans. Pour les plus jeunes, différentes catégories (16-17 ans, 18-20 ans, 21-24 ans) prévoient des montants plus faibles.