Archive dans mars 2022

« Une population croissante de travailleurs très qualifiés se lance dans le travail indépendant par choix »

Tribune. Le marché du travail français répond à une organisation propre : dans les usages comme dans l’imaginaire collectif, le contrat à durée indéterminée (CDI) est la norme. Le « freelancing » (travail indépendant) n’y est pas envisagé de la même manière qu’ailleurs. Or, nous constatons à la fois une pénurie de profils experts sur le marché et un mouvement de fond qui attire ces mêmes talents vers le statut d’indépendant.

Le freelancing a augmenté de 92 % depuis 2009, selon Eurostat, et l’année 2020 a battu tous les records avec presque un million d’entreprises créées, malgré une crise sanitaire inédite. Si l’essor de l’autoentrepreneuriat a largement contribué à ce résultat, la situation reste floue tant dans le positionnement des acteurs (entreprises et indépendants) que par rapport au cadre réglementaire, qui doit être clarifié de façon urgente. Un sujet devenu essentiel pour l’élection présidentielle : comment protéger les travailleurs sans entraver la liberté d’entreprendre ?

Une indépendance délétère

Les travailleurs dits « des plates-formes » n’ont pas d’autre choix que de créer leur propre structure pour pouvoir travailler. L’existence d’un lien de subordination est évidente puisque les tarifs sont fixes et non négociables, la prestation notée, les horaires contrôlés et que la plate-forme dispose d’un pouvoir de sanction. C’est ce que les Américains appellent la « gig economy », c’est-à-dire l’économie des petits boulots.

Lire aussi Uber : vers une conduite plus sociale

Cette indépendance, souvent subie, est délétère pour les travailleurs, qui bénéficient d’une faible protection sociale, et profite surtout aux plates-formes en leur permettant de flexibiliser leurs charges à l’extrême. Face à cette situation, l’Europe a décidé de légiférer et réfléchit à une disposition visant à considérer ces travailleurs comme présumés salariés, sauf preuve contraire apportée par la plate-forme.

Mais il existe également une autre population croissante de travailleurs, très qualifiés ou experts, dont les compétences sont recherchées, et ceux-ci se lancent dans le travail indépendant par choix (neuf sur dix ne souhaitant plus redevenir salariés par la suite). Les avantages ? Amélioration du train de vie, rythme de travail flexible permettant d’autres activités, choix des projets et des clients. C’est la « talent economy ». Et pour eux aussi, toujours plus nombreux, il devient urgent d’agir.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés Plates-formes d’emploi : l’obligation du statut d’auto-entrepreneurs très critiquée

Les grands groupes souffrent généralement d’un cloisonnement qui les conduit à des objectifs antinomiques entre dirigeants opérationnels, ressources humaines (RH) et achats. Les opérationnels ne peuvent délivrer la valeur attendue qu’en bénéficiant d’expertises pointues à chaque fois que cela est nécessaire.

Il vous reste 51.47% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Chez Just Eat, il ne reste qu’un quart des 4 500 livreurs à vélo embauchés en CDI

Un coursier à vélo Just Eat, durant sa pause sur les berges du Rhône, à Lyon, en novembre 2021.

Ce devait être une petite révolution. Alors que les plates-formes de livraison de repas telles que Deliveroo ou Uber Eats recourent, en majorité, à des autoentrepreneurs dans des conditions de travail très précaires, Just Eat avait annoncé, fin janvier 2021, le recrutement d’ici à la fin de l’année dernière, de 4 500 livreurs salariés, en contrat à durée déterminée (CDI). « Un modèle de livraison plus responsable », selon la plate-forme. Un an plus tard, alors que vient de se tenir le premier tour des élections au conseil social et économique (CSE) de l’entreprise, auquel se présentaient une liste CGT et une FO, l’objectif a-t-il été atteint ?

Les livreurs de la plate-forme anglo-néerlandaise, rachetée en 2019 par Takeaway.com, ont signé des contrats de dix heures hebdomadaires, ou de quinze, vingt-quatre ou trente-cinq heures, le temps d’attente entre deux commandes inclus. Un emploi stable, donc, avec tous ses avantages (congés payés, mutuelle…). Et, effectivement, Just Eat confirme avoir recruté 4 500 livreurs en CDI, avec une période d’essai de deux mois.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Une solution de livraison plus responsable » : Just Eat change de modèle et passe au salariat

Mais, aujourd’hui, ils ne sont plus que 1 100. Cette diminution s’explique, selon l’entreprise, par le fait que de nombreux livreurs exercent cette activité « en parallèle avec une autre ». « Nous avons, par exemple, beaucoup d’étudiants. (…) Naturellement, durant les périodes de congés ou de rentrée, nous voyons des vagues de départs, notamment chez les jeunes. » Sur le dernier trimestre de 2021, « plus de la moitié des ruptures de période d’essai sont à l’initiative des employés », indique la société.

« Le ras-le-bol est général »

Quant aux ruptures décidées par l’employeur, elles sont « toujours » liées « à des faits avérés ». Lesquels ? Just Eat n’a pas répondu au Monde. Pour Ludovic Rioux, du syndicat CGT de la livraison deux roues pour Lyon (41 % des voix dans le collège des ouvriers au premier tour des élections au CSE) et salarié de Just Eat, ce fort turnover est dû aux « conditions de travail déplorables et aux bas salaires ». Les livreurs sont payés au smic. « Le ras-le-bol est général », résume Jérémy Graça, du syndicat FO (59 % des voix) et « capitaine livreur » à Paris, dont le rôle consiste à former les livreurs et à présenter la société aux nouveaux arrivés.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés La Commission européenne veut faire des livreurs de Deliveroo et des chauffeurs d’Uber des salariés

Un des points de friction concerne le matériel. Le code du travail et la convention collective nationale des transports routiers et auxiliaires du transport, dont Just Eat dépend, prévoient que l’employeur fournit l’outil de travail, le vélo, ainsi qu’un vélo de remplacement en cas de panne. Le salarié peut utiliser son propre véhicule, s’il en fait la demande. « Chez Just Eat, la règle est inversée », observe M. Rioux. Les salariés utilisent prioritairement leur propre vélo.

Il vous reste 46.12% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Les « points aveugles » du système Orpea

« Orpea offre un florilège des aveuglements qu’a générés le capitalisme financiarisé depuis les années 2000. »

Gouvernance. En révélant des cas de maltraitance systémique dans des Ehpad de la société Orpea, le livre enquête de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), a provoqué une émotion qui va au-delà des questions éthiques qu’il soulève. C’est un système qui est mis au jour, et si l’on doit souhaiter un avant et un après Orpea, c’est aussi pour gagner en clairvoyance sur les mécanismes de notre économie.

Car Orpea offre un florilège des aveuglements qu’a générés le capitalisme financiarisé depuis les années 2000. Fondée en 1989, la société est cotée en Bourse dès 2002, et elle doit donc dégager des profits suffisants pour assurer la valorisation de son titre. Or, le marché financier attire l’épargne des ménages qui veulent s’assurer un niveau convenable de retraite. Le premier actionnaire d’Orpea est d’ailleurs la caisse de retraite du Canada, qui détient 14 % du capital. En raccourci, les futurs retraités espèrent financer leur éventuelle prise en charge par des Ehpad coûteux en investissant dans le capital de sociétés comme Orpea ; mais ils ne saisissent pas que, pour leur assurer des rendements, celles-ci doivent serrer les dépenses… ce qui détériore la qualité des Ehpad.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés Korian : « Le modèle des Ehpad est fortement questionné »

Pour autant, Orpea n’est pas un mauvais élève de l’évaluation sociétale. Sa politique de responsabilité sociale (RSE) est aussi ambitieuse que sa stratégie de croissance, et ses efforts en matière environnementale sont aussi bien notés que ses résultats financiers. Elle souscrit aux « bonnes pratiques » de gouvernance, comme l’existence d’un comité RSE et de deux administrateurs salariés au conseil d’administration, ou la certification, dès 2023, de 100 % de ses établissements aux normes ISO. Les agences de notation ont salué cette politique par des évaluations excellentes en 2021.

Au-delà des chiffres

Mais cette lumière était trop aveugle et quand la brillante vitrine sociétale a volé en éclats, on s’est aperçu que même sans le vouloir elle masquait l’essentiel, c’est-à-dire la dégradation des services à la personne assurés dans le quotidien.

Les enquêtes en cours mettront sans doute en évidence d’autres points aveugles du système, comme des écarts de rémunération si grands, entre les dirigeants et le personnel de terrain, qu’ils déforment la réalité de l’entreprise vécue par les uns et les autres, les relations opaques entre Orpea et son environnement politique, mais aussi notre cécité commune qui se fie aux coûts élevés des Ehpad pour nous décharger de notre responsabilité sur le personnel qui accompagne nos aînés.

Il vous reste 28.75% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.