Archive dans avril 2020

« Le chiffre d’affaires est à zéro », la crise du coronavirus met en péril les petites compagnies aériennes

A l’aéroport de Berlin, le 30 mars.
A l’aéroport de Berlin, le 30 mars. JOHN MACDOUGALL / AFP

Marc Rochet, patron d’Air Caraïbes et de French bee, les deux compagnies aériennes du Groupe Dubreuil, n’en revient toujours pas. « Nous vivons quelque chose que nous n’avons jamais vécu ! », raconte-t-il, abasourdi. En fin connaisseur du transport aérien, il estime que rien ne sera plus comme avant, quand la pandémie de Covid-19 sera passée. « Le monde de demain ne sera plus le même après une crise d’une telle intensité », pense-t-il. A l’en croire, la consolidation du secteur menace d’être sévère. « Je n’ai jamais vu une crise du transport aérien ne pas conduire à une restructuration du marché. Je ne vois pas pourquoi la France échapperait à cette règle. »

Il n’est pas le seul à entrevoir une restructuration d’importance. Pour Pascal de Izaguirre, PDG de Corsair, ce sont les compagnies à bas coût qui pourraient faire les frais de la pandémie. « La crise va laisser des traces » chez les gens. Elle pourrait induire « un changement de comportement des consommateurs ». Le patron de Corsair redoute que la sortie du confinement sonne aussi la fin de la frénésie de voyages à moindre prix, qui a fait, depuis plus de vingt ans, le bonheur, et surtout la fortune, de compagnies à bas coût telles que Ryanair et easyJet. « Les low cost vont être très touchées, car le goût de voyager en permanence pour pas cher va en partie disparaître. »

Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Dans la crise, le fondateur d’easyJet ne perd pas le nord »

Elles ne sont pas les seules. La low cost long-courrier « Norwegian est aussi menacée, car elle est déjà sous perfusion des autorités norvégiennes », signale M. de Izaguirre. Cette entreprise, qui doit supporter une dette de 2 milliards d’euros, est d’autant plus en difficulté que son modèle économique n’a pas encore eu le temps de faire ses preuves.

Les coûts fixes persistent

Pour le patron de Corsair, c’est tout le transport aérien et pas seulement le segment du low cost qui sera affecté. Même la clientèle d’affaires pourrait être touchée. Celle qui rapporte le plus aux compagnies aériennes. « La faute… au télétravail », selon lui. « Avec la généralisation du télétravail pendant cette période, les entreprises sont en train de découvrir que ce n’est pas la peine d’envoyer leurs cadres prendre l’avion », prétend M. de Izaguirre.

Si la demande pour des vols en classe affaires pique du nez, cela pourrait être un drame pour des compagnies, « comme Air France, qui ont décidé de miser à fond sur les passagers business ». Selon M. Rochet, la survie d’Air France passera par des décisions brutales, comme celle « de fermer les lignes qui perdent de l’argent ».

La collaboration à distance recrée les rites de l’entreprise

« Pour d’autres, c’est la multiplication des outils de messagerie et leur usage parfois intempestif qu’il a fallu apprendre à gérer.  »
« Pour d’autres, c’est la multiplication des outils de messagerie et leur usage parfois intempestif qu’il a fallu apprendre à gérer.  » Nick Shepherd/Ikon Images / Photononstop

Pour nombre d’employés du tertiaire, des grands comptes ou des entreprises du secteur numérique, souvent déjà adeptes du télétravail occasionnellement ou régulièrement, travailler à domicile s’est fait sans trop de difficultés. C’est le cas de François Le Gunehec, responsable des comptes-clés à l’institut d’études de marché GfK France, qui dispose d’un ordinateur portable et d’un téléphone mobile professionnels, équipés de toutes les applications dont il a besoin : Office 365, messagerie Outlook, Skype Entreprise pour les appels audio ou vidéo, Teams pour le travail collaboratif, etc. « Que ce soit au bureau ou chez moi, je dispose du même environnement et des mêmes outils. Et je pratiquais déjà le télétravail avant le confinement, mais de manière sporadique », remarque-t-il.

Certaines grandes entreprises étaient ainsi préparées au transfert du travail à domicile qui s’est imposé à quelque huit millions de salariés avec le confinement. Depuis 2017, Axa France a progressivement équipé tous ses collaborateurs d’un environnement 100 % digital (ordinateur portable, Office 365, casque et téléphonie sur Internet).

Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Coronavirus : le bureau s’installe à domicile »

Tout l’effectif a été formé à l’utilisation de ces outils et à travailler sans papier. Si 60 % des 12 000 personnes du groupe télétravaillent déjà un ou deux jours par semaine, c’est aujourd’hui 98 % de l’effectif qui est à domicile. « Nous étions très bien préparés, affirme Diane Deperrois, directrice des ressources humaines d’Axa France, dès mi-février, nous avons mis en place un site pour répondre aux nombreuses questions des employés. A l’occasion des grèves de décembre 2019, nous avions élargi à tout l’effectif la capacité de travailler à domicile. Nous avons ainsi pu tester la capacité de notre système, qui a parfaitement tenu la charge. »

Plusieurs pannes

Mais pour beaucoup de salariés, les premières journées de confinement ont été plutôt chaotiques. Entre les problèmes techniques liés au matériel, aux applications ou aux réseaux, le manque de préparation et l’environnement domestique, a fortiori pour des parents qui se partagent la table basse du salon ou se cassent le dos sur la chaise de la cuisine pendant que leurs enfants suivent des cours sur l’écran de la télévision… l’organisation du travail s’est révélée plutôt compliquée.

Pour Ariane Wantz (pseudonyme), cadre d’un service transverse de l’Assurance-retraite, la mise en place des premières réunions via l’application Teams a été laborieuse. « L’écran de mon ordinateur portable est bien plus petit que celui du bureau. Je me connecte au Wi-Fi de la box de mon appartement et j’utilise mon téléphone mobile perso. Au-delà de la difficulté à faire une réunion en étant seule chez soi devant son écran, la qualité des réunions Teams dépend beaucoup du débit disponible chez chacun… » Mi-mars, cette plate-forme de travail collaboratif de Microsoft a d’ailleurs subi plusieurs pannes en Europe dues à l’afflux supplémentaire de connexions des télétravailleurs.

Le blues du recruteur

« L’Association pour l’emploi des cadres (APEC) a, comme beaucoup, fermé tous ses centres dès le 16 mars et enregistré une baisse des offres de l’ordre de 8 %. »
« L’Association pour l’emploi des cadres (APEC) a, comme beaucoup, fermé tous ses centres dès le 16 mars et enregistré une baisse des offres de l’ordre de 8 %. » Philippe Turpin / Photononstop

Carnet de bureau. L’emploi dégringole. Les sites voient leur volume d’annonces fondre : – 12,1 % en moyenne pour Indeed, avec un recul variable de 10 % à 30 % selon les secteurs d’activité. L’Association pour l’emploi des cadres (APEC) a, comme beaucoup, fermé tous ses centres dès le 16 mars et enregistré une baisse des offres plus légère, de l’ordre de 8 %, même si l’informatique est toujours en forte demande pour accompagner la généralisation brutale du télétravail et les questions de cybersécurité. L’intérim jongle entre les annulations de missions de l’industrie et du BTP et les demandes de recrutement d’urgence pour l’agroalimentaire et la distribution. Qu’est devenu le recruteur ?

Dans l’intérim, les agents continuent en télétravail avec les secteurs en demande. Chez Manpower, une hotline a été mise à leur disposition, les entretiens se font en vidéo ou par téléphone, et les contrats sont validés par signature électronique. Mais dans les cabinets de recrutement, tout s’est arrêté.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Intérim : en quinze jours, les trois quarts des emplois ont disparu à cause de la crise liée au coronavirus

Le 16 mars a amorcé une semaine de sidération. La profession a pris de plein fouet un arrêt immédiat de la quasi-totalité des missions. « Mêmes des offres passées ont été annulées et certaines entreprises, craignant les mois de crise à venir, ont interrompu des périodes d’essai. Il y a eu un effet de panique. On a cru qu’on allait tomber à zéro ! En avril, le chiffre d’affaires des 130 cabinets de recrutement de Syntec conseil en recrutement aura baissé d’au moins 50 % », témoigne Antoine Morgaut, président de cette organisation et directeur général Europe du cabinet de recrutement international Robert Walters.

Projets reportés

Du jour au lendemain, le recrutement n’avait plus de raison d’être. Les DRH se sont concentrés sur la réorganisation du travail imposée par le confinement. Les candidats à la mobilité professionnelle ont reporté leur projet en attendant des jours meilleurs. Enfin, les entreprises réfractaires aux entretiens vidéo ne pouvaient pas poursuivre les processus d’embauche à cause du confinement. Les cabinets qui ont les moyens de le faire ont commencé à mettre en place le chômage partiel.

Résultat, après avoir installé, comme beaucoup de salariés, son bureau à la maison, le recruteur s’est mis à tourner en rond, dans son espace confiné, occupé principalement par son stress, un gros stress d’une année qui s’annonçait gâchée.

Lire aussi Coronavirus : le chômage partiel entraîne une perte de revenus de 1,2 milliard par mois pour les ménages

En deuxième semaine de confinement, quelques DRH ont commencé à revenir, même des grands groupes de l’hôtellerie comme Accor. « C’était l’opportunité de recruter des candidats qu’on n’aurait pas imaginé pouvoir attirer avant », explique Antoine Morgaut. Bien équipé pour télétravailler, « aujourd’hui, le recruteur s’impose une organisation du travail autour d’appels de candidats, de clients. On travaille comme avant, mais avec les outils numériques et en se concentrant sur les secteurs les plus résilients la pharmacie, les nouvelles technologies , mais il y a moins d’activité », reconnaît-il. Tout recruteur est aujourd’hui un candidat potentiel au chômage technique.

« Le Covid-19 est en train de produire un gigantesque accident du travail »

Tribune. Il y a plus d’un siècle à propos du débat sur la loi portant réparation des accidents du travail, le professeur Louis Josserand (1868-1941) rappelait l’impossible neutralité du droit.

Si un système juridique est incapable après un accident d’attribuer le risque, alors la place vide du responsable sera occupée par la victime. C’est elle qui dans sa chair et jusqu’au prix de sa vie en supportera les conséquences sans pouvoir s’en décharger ne serait-ce que symboliquement sur ceux qui sont à l’origine de son malheur. Or dans les catastrophes sanitaires les acteurs sont nombreux, les causes souvent multiples, la complexité qui tient à la nature des faits permet difficilement de remonter la chaîne causale.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Coronavirus : « Face à l’épidémie, les entreprises doivent se mettre en ordre de marche »

Il appartient au système juridique d’attribuer le risque. Or les systèmes d’indemnisation des victimes sont exagérément diversifiés, inégaux et incohérents.

Démontrer la date de la contamination

Le 21 mars, la mort du docteur Razafindranazy suscitait une vive émotion dans tout le pays. Pour la première fois un médecin urgentiste était contaminé par le virus dans l’exercice de ses fonctions. Alors qu’il était à la retraite, il était spontanément revenu à l’hôpital et il avait pris une garde de nuit à l’hôpital de Compiègne pour soulager ses collègues. Quelques jours plus tard il était testé positif au Covid-19. Il n’a même pas pu être inhumé comme il le souhaitait dans son île natale à Madagascar. Nous avons une dette à l’égard de sa famille.

Il faut d’urgence construire un système moderne de reconnaissance et d’indemnisation intégrale spécifique sous forme d’un fonds cofinancé par les entreprises et par l’Etat

De la même façon, la mort, le 26 mars, d’Aïcha Issadounène, 52 ans, caissière au supermarché Carrefour de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) depuis trente ans, laisse ses proches dans une immense détresse. Un des effets de cette pandémie aura été que nous nous mettions à regarder avec reconnaissance et considération ces travailleurs autrefois invisibles. Au travers d’une juste indemnisation de ses enfants nous dirons que nous ne les abandonnons pas sur le bord du chemin une fois la crise surmontée.

Le Covid-19 est en train de produire un gigantesque accident du travail dont les conséquences en l’état actuel du droit échapperont à toute forme de régulation efficace.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Coronavirus: pas de virus au bureau ni sur le bureau !

Accident du travail ? Mais comment démontrer la date de la contamination qui est une des clefs de la reconnaissance ?

Maladie professionnelle ? Mais la plupart n’atteindront pas le taux d’incapacité minimal de 25 % sans lequel la reconnaissance est impossible !

Coronavirus : avec la crise sanitaire, les travailleurs invisibles sortent de l’ombre

Par , , , , , , , et

Publié aujourd’hui à 05h45, mis à jour à 08h49

Le Covid-19 les a fait surgir au grand jour. Alors que l’économie du pays est clouée au sol, caissières, livreurs, agents de nettoyage, ouvriers de chantier, conducteurs de métro, auxiliaires de vie, ces travailleurs invisibles apparaissent enfin pour ce qu’ils sont : des rouages essentiels de la vie du pays, sans lesquels point de commerces, de transports ou de services aux personnes.

Alors qu’une partie des salariés s’installent dans le télétravail, ils et elles n’ont pas d’autre choix que de continuer à aller travailler, parfois de nuit, souvent en horaires décalés, toujours au risque d’attraper la maladie. Quatre d’entre eux ont déjà perdu la vie, comme le rappelle la fédération CGT des commerces et services dans une lettre ouverte adressée à la ministre du travail Muriel Pénicaud, le 31 mars. Et des centaines d’autres sont contaminés. « Cette crise fait apparaître une forme de pénibilité que l’on n’imaginait plus : celle d’être exposé à un risque sanitaire létal dans le cadre de son activité professionnelle », souligne le sociologue Julien Damon, professeur associé à Sciences Po. « Cette exposition à des risques majeurs n’était plus tellement prise en compte dans l’évolution de notre droit du travail, on l’avait un peu oubliée. »

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Nettoyage, entrepôts, livraisons… les travailleurs étrangers en première ligne face au coronavirus

Selon une note de l’OFCE publiée lundi 30 mars, 8,4 millions de personnes en France peuvent travailler à distance, de leur domicile : la moitié sont des cadres, les autres sont employés qualifiés ou appartiennent aux professions intermédiaires, comme les enseignants. Et, à l’inverse, 18,8 millions de salariés, ouvriers ou employés pour l’essentiel, ne peuvent effectuer leur travail à distance. Pour certaines personnes interrogées, il existe une certaine fierté à continuer à aller au travail, que ce soit pour ne pas laisser tomber les « copains » ou les personnes dont elles s’occupent, pour contribuer à assurer le service public. Mais c’est aussi un non-choix. Droit de retrait difficile à faire appliquer, nécessité de faire rentrer un salaire coûte que coûte. Beaucoup y vont la boule au ventre, avec la peur de tomber malade, de contaminer leur famille.

  • « On est là pour la survie de l’entreprise »

Samuel Dubelloy, 48 ans, ouvrier chez Arc à Arques (Pas-de-Calais)

« Je travaille chez Arc depuis plus de quinze ans, pour un salaire de 1 944 euros, à raison de trente-deux à trente-trois heures par semaine. Le mois prochain, j’aurai 49 ans. Je n’ai jamais vu autant de gars ayant peur d’aller travailler, c’est énorme. Depuis lundi 23 mars, toute l’organisation du personnel a été revue [seuls 700 des 2 500 ouvriers y ont conservé leur poste sur les chaînes de production, à la suite de l’adoption d’un plan de crise réduisant de 70 % le tonnage pour se conformer aux mesures de distanciation sociale]. Certains sont en chômage partiel. D’autres sont en congés maladie pour garde d’enfants de moins de 16 ans.