Archive dans juin 2024

« La Kakistocratie ou le pouvoir des pires » : comment l’incompétence se glisse au sommet des entreprises

S’il a traversé les siècles, c’est en 2018 que le terme « kakistocratie » a été réellement mis en lumière. Aux Etats-Unis, alors qu’un conflit ouvert oppose Donald Trump et l’ex-directeur de la CIA John Brennan, ce dernier écrit à l’ancien président américain : « Votre kakistocratie s’effondre. » Plusieurs articles de presse reprendront par la suite l’expression, jugée particulièrement adaptée à la manière de gouverner de M. Trump.

De quoi la kakistocratie est-elle le nom ? Le recours au grec ancien nous donne la clé : kakistos est le superlatif de kakos, « mauvais », kratos signifie « pouvoir ». La kakistocratie désigne ainsi « la direction par les incompétents ». Dénoncé dans la sphère politique, le phénomène s’observe également dans le monde de l’entreprise. C’est tout l’objet du dernier ouvrage de la chercheuse en sciences du management Isabelle Barth, La Kakistocratie ou le pouvoir des pires (Editions EMS).

Le sujet a été, jusqu’alors, peu étudié par la recherche en gestion, et se révèle difficilement quantifiable. Pour autant, l’autrice, en réunissant de nombreux témoignages, nous donne à voir ses multiples manifestations. Elle propose ainsi une plongée au cœur des organisations, au plus près des collectifs de travail, là où peuvent s’exprimer au quotidien des travers humains qui, souvent, restent méconnus hors des murs de l’entreprise.

Pourquoi des kakistocraties parviennent-elles à se mettre en place dans un monde économique exigeant, dont les acteurs sont engagés dans une course continue à la performance ? Quels sont les biais qui permettent aux incompétents de se hisser au sommet de la hiérarchie ? Mme Barth distingue plusieurs origines à cette « gouvernance par les médiocres ».

Affecte les salariés

Elle se penche tout d’abord sur les critères de recrutement ou de promotion de certaines entreprises, où les corps constitués, les diplômes, voire les « clans » sont parfois privilégiés, favorisant l’entre-soi. Un entre-soi qui peut être également familial. L’autrice évoque ainsi « ces PME où le fondateur ‘‘case’’ peu à peu ses enfants aux différents postes de direction ». Autre faille, dans la fonction publique, où « on évolue par concours, sur des critères qui n’ont rien à voir avec les exigences des postes », note Léo, agent de l’administration publique cité dans l’ouvrage.

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Isabelle Barth dénonce également l’attitude de décideurs qui vont influer sur les mobilités internes pour pallier leur propre incompétence. La « trappe à compétents » est un classique du genre, note-t-elle : « Un chef de service, un manager (…) va garder à tout prix dans son équipe l’expert, l’hypercompétent, favorisant la promotion des moins compétents. » Leïla, qui travaille dans le secteur de la recherche, confirme : « Je suis plantée depuis des années à une fonction sans avenir car je porte le service à bout de bras. Mon patron le sait bien, et il me bloque. » Autre biais : la peur de la concurrence. Le manager va « s’entourer de ‘‘moins bons’’ qui ne feront pas d’ombre » et qui, parfois, lui seront redevables.

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Le pari de Beaumanoir qui reprend Quiksilver et six autres marques de vêtements de glisse en difficulté

L’empire familial continue de grossir. Sept marques du spécialiste des sports de glisse Boardriders passent sous le contrôle du français Beaumanoir (La Halle, Cache Cache, Bonobo, Caroll…) pour une durée de quinze ans dans « vingt pays » de l’Europe de l’Ouest, précise la direction du groupe.

Si Quiksilver, Billabong, Roxy, DC Shoes, Element, RVCA et VonZipper restent la propriété du groupe américain Authentic Brands Group, leur exploitation sera désormais assurée par le géant breton. Validé par l’Autorité de la concurrence, l’accord signé mardi 4 juin et communiqué mercredi 5 juin, prévoit que Beaumanoir gère « le design des pièces, la production et la distribution » de ces marques de glisse en Europe de l’Ouest.

Une bonne nouvelle entachée par un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui vise à supprimer les postes de 164 collaborateurs au siège de Saint-Jean de Luz (Pyrénées-Atlantique). Cette opération « menée directement par Boardriders », souligne Beaumanoir, prévoit également la création de 44 emplois. « Il y a 120 postes nets supprimés », calcule la direction, avant de préciser que « l’ensemble des emplois en magasins est sauvegardé », soit un millier de postes. L’entreprise bretonne, qui emploie 15 000 personnes dans le monde, insiste sur l’absence de lien entre ce PSE et les « négociations avec le Groupe Beaumanoir ».

Plusieurs plans sociaux

Le siège de Boardriders Europe, qui compte aujourd’hui 563 employés, restera à Saint-Jean-de-Luz, au Pays basque, dans ses locaux historiques. Il ne « sera pas rapatrié à Saint-Malo » (Ille-et-Vilaine) où Beaumanoir est basé, a promis son patron.

A Saint-Jean de Luz, commune réputée pour son bassin d’emploi dans le secteur de la glisse, le maire Jean-François Irigoyen qualifie le rachat des marques d’« un mal pour un bien ». Depuis plus de dix ans, la société a été éprouvée par plusieurs plans sociaux, sans jamais réussir à redresser la barre. Après 38 suppressions de postes en 2013, elle a subi un nouveau plan de restructuration en 2016, puis 136 licenciements en 2019. Plus récemment, la perte nette de Boardriders a plongé, passant, d’après le site d’information financière sur les entreprises Pappers, de 4 millions d’euros en 2022 à 112 millions d’euros en 2023.

« Nous sommes passés par une période très compliquée, de 2016 à 2023, a résumé Nicolas Foulet, président de Boardriders pour la zone Europe au quotidien Sud-Ouest. On s’est recroquevillé sur nous-mêmes. Avec le groupe Beaumanoir, on va réinvestir les centres-villes que nous avions quittés. »

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« La discrimination envers les immigrés prive les économies de bienfaits potentiels en matière d’innovation »

Sur l’intégration des migrants, deux grands modèles s’opposent. L’un préconise l’assimilation culturelle, tandis que l’autre, prévalant plus souvent dans les pays anglo-saxons, est plus tolérant aux différences culturelles et ne se soucie guère des signes extérieurs de religion ou de culture. De ces deux modèles, lequel est le plus efficace sur le plan économique ?

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L’attitude des populations hôtes vis-à-vis des migrants n’a pas seulement un coût social et psychologique pour les migrants, elle présente aussi un coût économique important. Un coût économique pour les migrants, bien évidemment, aussi bien sur le marché de l’emploi, où ils peuvent se voir refuser une embauche, que sur le marché du logement, où la discrimination de certains bailleurs envers les immigrés augmente le coût de leur accès au logement.

Mais la discrimination a aussi un coût pour l’économie tout entière parce qu’elle génère de l’inefficacité économique. En empêchant les migrants d’occuper des postes pour lesquels ils sont pourtant qualifiés, elle prive les économies de bienfaits potentiels en matière d’innovation, par exemple. En contraignant au chômage des individus pourtant parfaitement qualifiés pour des emplois à pourvoir, elle renchérit le coût du travail, et donc l’inflation, tout en faisant peser l’indemnisation du chômage sur les finances publiques.

Mesure de l’hostilité locale

Que coûtent à l’économie les attitudes hostiles des populations locales ? L’intégration culturelle des migrants mène-t-elle automatiquement à leur intégration économique ? Pour répondre à ces questions, trois chercheurs ont étudié la vague d’immigration de 1,6 million de réfugiés, principalement syriens, irakiens et afghans, entrés en Allemagne entre 2015 et 2018 (« Scared Straight ? Threat and Assimilation of Refugees in Germany », Philipp Jaschke, Sulin Sardoschau et Marco Tabellini, NBER Working Paper, nᵒ 30381).

Les auteurs mesurent l’hostilité locale de la population par un indice incluant le nombre d’attaques contre des mosquées, le nombre de manifestations d’extrême droite, le vote pour des partis d’extrême droite, des données d’enquêtes mesurant les attitudes vis-à-vis des migrants, le nombre de mariages entre Allemands et migrants, ainsi que des mesures historiques de xénophobie (pogroms antijuifs et part du vote pour le Parti nazi en 1933).

Pour mesurer l’intégration culturelle, les auteurs comparent les réponses de 8 000 migrants et de 30 000 natifs dans plusieurs vagues d’enquêtes d’opinion entre 2016 et 2018. Selon les auteurs, des réponses plus similaires entre migrants et natifs au fil du temps sur des questions portant sur la possibilité de faire confiance aux gens, la nécessité de se venger ou, au contraire, de retourner une faveur, l’intérêt pour la politique, mais aussi le type et la quantité de loisirs consommés, suggèrent une convergence culturelle. L’intégration économique est, elle, plus simplement mesurée par les différences en matière d’emploi et de salaire.

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Pacte de la vie au travail : après leur brouille, les partenaires sociaux reprennent le dialogue dans une ambiance glaciale

Rétablir le son et l’image. Lundi 3 juin au soir, les dirigeants des huit principales organisations d’employeurs et de salariés se sont réunis au siège de Force ouvrière (FO), à Paris, pour essayer de renouer les fils du dialogue, presque deux mois après avoir échoué à conclure « un nouveau pacte de la vie au travail ». Si le rendez-vous s’est bien passé, selon le témoignage de plusieurs participants, le redémarrage des discussions s’avère tout de même laborieux. La brouille du mois d’avril – avec, au cœur des discussions, le thème-clé du compte épargne-temps universel (CETU) – a laissé des traces entre représentants des travailleurs et des chefs d’entreprise, mais aussi au sein même du patronat.

« Il était important que nous nous reparlions », résume Patrick Martin, le président du Medef. Les échanges de lundi soir « ont été francs et directs », poursuit son homologue de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), François Asselin. Une litote pour suggérer que les protagonistes se sont dit leurs quatre vérités, « après la séquence pas très glorieuse autour du “nouveau pacte de la vie au travail” ». L’issue infructueuse des pourparlers, le 10 avril, « m’avait donné la gueule de bois durant plusieurs jours et je l’ai dit, lundi soir, aux interlocuteurs patronaux », complète Frédéric Souillot, le numéro un de FO.

La rencontre entre partenaires sociaux a donc permis de faire le point sur ce revers. « Mais je ne suis pas certaine que tout le monde en tire vraiment les mêmes enseignements », confie Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT. « Tout le monde prétend avoir été attaché à ce qu’un accord aboutisse, mais tout le monde n’a pas accompli l’effort nécessaire pour que ce soit le cas », juge-t-elle, en ciblant implicitement le Medef et la CPME. Cyril Chabanier, le président de la CFTC, pense, lui, que « c’est collectivement que nous n’avons pas été bons ». Un avis partagé par M. Asselin.

Exclu de « repartir sur les bases actuelles »

La manière dont ont été menées les tractations est elle-même remise en question, notamment du côté syndical. « Il y a eu un problème de pilotage », considère le président de la CFE-CGC, François Hommeril, en regrettant que le patronat n’affiche pas de « mandat clair pour négocier » et ne fasse « aucune concession ». Pour M. Chabanier, il n’est plus possible d’avoir des discussions « qui durent cinq mois, dont quatre où il ne se passe rien ». Il exhorte chacun de « se dire les choses tout de suite » : « Ça nous fera gagner du temps et de l’énergie. »

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JO 2024 : les entreprises partenaires veulent profiter de l’événement pour souder leurs troupes

Elle a encore des étoiles plein les yeux. Le 13 mai, Feten Ben Amor, salariée de Sanofi, a porté la flamme olympique sur le parcours de Millau, dans l’Aveyron. Elle fait partie des dix mille porteurs de flamme – dont 294 salariés de Sanofi – qui traversent la France du 8 mai jusqu’au 26 juillet. « C’était franchement incroyable, extraordinaire, magique !  », s’enthousiasme la jeune femme. « Pendant mon relais, j’ai eu le sentiment d’être dans un monde parallèle. L’émotion monte, les battements de cœur s’accélèrent », raconte-t-elle, reconnaissante à son entreprise de lui avoir permis de vivre un moment d’une telle intensité.

Car, au-delà de la visibilité mondiale offerte aux produits et aux services des entreprises partenaires, « les Jeux olympiques [JO] sont une aubaine pour fidéliser les salariés et créer du lien autour d’un sujet positif et plutôt consensuel », explique Julien Pierre, maître de conférences à la faculté des sciences du sport de Strasbourg.

« Nous souhaitons faire vivre une expérience exceptionnelle à nos collaborateurs et renforcer la cohésion interne à travers le sport, confirme Eve Zuckerman, directrice des partenariats Paris 2024 pour le groupe Carrefour. Nous voulons faire des Jeux un projet d’entreprise pour tous. D’ailleurs, notre slogan officieux est “ce sont vos Jeux”. » Ce partenariat est une première pour l’enseigne de grande distribution, qui compte 150 000 salariés en France.

« Notre partenariat n’a pas d’enjeu marketing ou commercial, précise quant à lui Mathieu Giraud, responsable du partenariat Paris 2024 chez Sanofi. Notre objectif est de mobiliser l’interne et de faire de l’événement un relais d’engagement grâce aux valeurs des JO et du sport : résilience, performance, diversité, équité et inclusion. » Carole Sottel, DRH de la Caisse d’épargne Ile-de-France, dit regretter « le prisme trop souvent anxiogène quand on parle des JO. Ne boudons pas notre plaisir. C’est un événement rare dont il faut faire un moment de fête et de fierté pour nos salariés ». Un sentiment qu’elle illustre à travers le Belem, le trois-mâts de la Fondation Caisse d’épargne, qui a transporté la flamme olympique d’Athènes à Marseille.

Organisation de jeux dans les Jeux

Volontaires, relayeurs de la flamme, marathoniens, équipiers ou spectateurs, les entreprises partenaires multiplient les possibilités de participation : « En tout, ce sont plus de 8 000 salariés de Sanofi qui sont impliqués dans les Jeux [l’entreprise compte 80 000 salariés dont 20 000 en France], précise Mathieu Giraud. L’engouement est fort, et le programme très fédérateur. » Chez Carrefour, 3 500 candidatures ont été déposées pour 500 places de volontaires. Sept cents salariés sur les 4 500 de la Caisse d’épargne Ile-de-France sont directement impliqués dans les Jeux.

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La place des seniors en entreprise reste à inventer

Carnet de bureau. Peut-on refonder le contrat social ? Les réformes des retraites ont augmenté le taux d’emploi des seniors : un nombre significatif de seniors partent plus tard qu’initialement prévu, tandis que les générations suivantes deviennent seniors à leur tour.

Depuis 2010, le taux d’emploi des 55-59 ans et des 60-64 ans n’a cessé de progresser. Comme la réforme de 2010, celle de 2013, en repoussant l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans, produira probablement le même effet. La note de l’Urssaf publiée le 31 mai indique que 107 100 postes ont été créés en un an dans la catégorie des 55 ans ou plus, un chiffre en hausse de 3,2 %.

Le maintien en emploi des seniors est un objectif politique régulièrement rappelé dans les études de suivi des politiques publiques, comme dans une note, publiée en 2022 par l’Institut Montaigne, en préambule de la réforme des retraites. Elle liste les leviers à actionner pour se rapprocher du taux d’emploi des autres pays de l’Union européenne (62,4 % en moyenne, contre 56,9 % en France). Car le report de l’âge de départ à la retraite ne suffit pas à maintenir en emploi. Toutes les conditions de travail et tous les métiers ne favorisent pas l’emploi durable. Et, une fois qu’ils sont sortis de l’entreprise, l’âge freine sérieusement le retour des seniors au salariat.

Les entreprises sauront-elles éviter les incitations aux départs collectifs des seniors ? Depuis cinquante ans, elles n’ont pas su le faire. Aux mécanismes de préretraite des années 1970 ont succédé les plans de départ sous diverses formes dans les années 1980 puis 1990, jusqu’au plus récent, l’accord sur les fins de carrière (notamment des cheminots) signé le 22 avril par la SNCF – au grand dam du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, qui y voit un contournement de la réforme des retraites.

« Poursuivre en free-lance »

Pourtant, le Club Landoy dédié à la « révolution démographique » veut y croire. Fondé en 2019 par Sibylle Le Maire (sœur cadette du ministre), il annonçait, le 29 mai, avoir réuni 136 entreprises signataires d’une charte d’engagement envers leurs collaborateurs et collaboratrices de 50 ans et plus, ainsi que la création d’un index senior. « Il faut un choc de prévention. Chacun doit se demander ce que veut dire vivre jusqu’à 100 ans », déclare la fondatrice.

La question qui se pose est : quelles entreprises sont prêtes à s’engager réellement au maintien des seniors en emploi et comment ? « Celles qui n’ont pas le choix, car elles sont confrontées à des besoins de compétences non couverts, beaucoup de PME, d’ETI », répond Sibylle Le Maire, qui, dans le même temps, reconnaît qu’« aujourd’hui le Club [Landoy], ce sont de grandes entreprises publiques et privées ». Mais des start-up aussi. « Ça s’imposait, dans cinq ans la moitié de notre comité exécutif aura plus de 50 ans », avance Vincent Huguet, cofondateur, avec Hugo Lassiège, de Malt, une plate-forme d’emploi qui aide les entreprises à trouver des free-lance pour développer leurs projets.

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Joignable….ou dérangeable ?

« Je peux t’appeler ce soir ou ce week-end ? » Selon l’enquête Eurofound de novembre 2023, 73 % des salariés européens connectés disent être dérangés hors temps de travail par des collègues, et 67 % par leur manageur. Donc pas seulement les techniciens d’astreinte, ou le cadre en cas d’urgence. Et plus seulement par leur hiérarchie.

Après le confinement et son empilement de canaux de communication (courriels, textos, Zoom, Slack…) depuis banalisé, l’appel téléphonique direct hors temps de travail d’un salarié a acquis un caractère d’urgence. Le vieux « coup de fil » ? Pas du tout : l’appeler hier à son domicile sur sa ligne fixe familiale n’a rien à voir avec le joindre directement sur son portable professionnel à des heures indues.

Comment réguler ? Dans notre monde connecté où chaque adolescent passe cinq heures par jour rivé à son portable avec les conséquences décrites par l’enquête PISA de 2024, l’essentiel ne passe pas par la loi, qui reste indispensable face à une hiérarchie envahissante.

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Il s’agit d’abord de culture d’entreprise. L’hyperconnexion étant une maladie hiérarchiquement contagieuse, l’attitude personnelle du dirigeant et des manageurs est déterminante. D’où l’importance des accords collectifs, issus d’un consensus interne. Ainsi de l’accord Schneider Electric du 27 juin 2022 « Qualité de vie au travail » : « Les parties sont convaincues que le non ne doit pas être perçu comme une action négative, mais [comme] une plus grande valeur donnée à ce qu’elle met en jeu par ailleurs, dans le oui, à un meilleur équilibre de vie, une meilleure santé mentale pour, notamment, une meilleure performance au travail. » Mais les choses évoluent sous la pression des jeunes générations trouvant décalés ces boomeurs osant cette intrusion dans leur vie privée.

65 000 euros d’heures supplémentaires

Du côté du droit, au-delà de l’obligation générale de sécurité (Chambre sociale, 2 mai 2024), ces défaillances organisationnelles peuvent coûter cher à l’entreprise. D’abord par une requalification du repos en « astreinte » indemnisée si les sujétions sont importantes : fréquence, temps de réaction. Un directeur des systèmes d’information devant être disponible six jours sur sept a ainsi obtenu 508 000 euros (Chambre sociale, 29 janvier 2014). Un rêve fou pour un travailleur indépendant.

Voire en « temps de travail effectif », lorsque le salarié est soumis « à des contraintes d’une intensité telle qu’elles affectent, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités, et de vaquer à des occupations personnelles ». Avec lourd rappel d’heures supplémentaires, et infraction aux durées maximales de travail, et minimales de repos.

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En Europe, ces gouvernements favorables au « travailler plus » pour relancer l’économie

De gauche à droite, le ministre allemand de l’économie, Robert Habeck, le chancelier Olaf Scholz, et le ministre des finances, Christian Lindner, à Berlin, le 13 décembre 2023.

L’affaire semble entendue : économiquement, l’Europe décroche face à l’Amérique. En 2000, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de la zone euro était l’équivalent de 78 % de celui des Etats-Unis (en parité de pouvoir d’achat), selon l’Organisation de coopération et de développements économiques (OCDE). En 2019, après la décennie perdue de la crise de l’union monétaire, il était de 72 %. En 2022, après la pandémie de Covid-19 et le début de la guerre en Ukraine, il était de 70,5 %.

Parmi les mille et une raisons évoquées pour expliquer ce fossé croissant, une petite musique de fond monte en Europe. Le patron de l’énorme fonds souverain norvégien, Nicolai Tangen, l’a résumée fin avril dans le Financial Times : « Les Américains travaillent tout simplement plus durs. » A l’entendre, le Vieux Continent a la dolce vita et les vacances, tandis que les Etats-Unis ont la croissance et le goût du labeur.

De prime abord, les statistiques de l’OCDE semblent donner raison à cette observation : les Américains travaillent 1 811 heures par an en moyenne, contre 1 528 heures pour les pays de la zone euro. Certes, ces données ne sont pas parfaitement comparables pour des raisons méthodologiques, mais l’écart est suffisamment large pour donner un ordre de grandeur. Et cette différence n’est pas tant due au rythme de travail hebdomadaire (37,9 heures en Amérique du Nord, contre 37,2 heures en Europe, selon le Bureau international du travail) qu’aux vacances, bien plus nombreuses sur le Vieux Continent.

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Inquiets face aux performances décevantes de leur économie, plusieurs gouvernements européens ont, dans ces circonstances, décidé d’augmenter la quantité de travail de leurs citoyens. En Allemagne, « homme malade » du moment, la coalition au pouvoir prépare un projet de relance pour juin, qui doit notamment défiscaliser les heures supplémentaires pour encourager les entreprises à y recourir. La Grèce a récemment allongé la durée maximale de travail quotidien autorisé. D’autres pays envisagent d’augmenter le nombre de personnes qui travaillent, plutôt que le nombre d’heures par personne. La France a ainsi repoussé l’âge de la retraite à 64 ans, et s’apprête à durcir l’accès aux allocations chômage. Dans une version plus incitative, le Royaume-Uni est en passe d’introduire plus d’heures de crèche subventionnées, afin d’aider le retour au travail des parents – et essentiellement des femmes.

Travailler plus, pour enrayer le décrochage économique de l’Europe, donc. Encore faut-il que le diagnostic posé soit le bon. Sébastien Bock, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), est le coauteur d’un récent rapport sur ces questions. Sa principale conclusion n’a rien à voir avec le temps de travail : le Vieux Continent a pris du retard à cause de son manque d’investissement dans les nouvelles technologies. « Les gains de productivité horaire ont augmenté aux Etats-Unis de 1,5 % par an en moyenne entre 2000 et 2019, contre 0,8 % par an en Europe », explique-t-il. Le manque en recherche et développement et la faiblesse du nombre de brevets déposés sont autant de signaux d’alertes économiques, selon lui. « Vu les innovations technologiques [actuelles], notamment avec l’intelligence artificielle, si on n’a pas les investissements nécessaires, on risque de louper cette prochaine vague. »

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Suppression de l’allocation solidarité spécifique : Catherine Vautrin temporise

La ministre française du travail, de la santé et des solidarités, Catherine Vautrin, lors de la séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, à Paris, le 28 mai 2024.

L’exécutif temporise sur l’allocation de solidarité spécifique (ASS). La ministre du travail, des solidarités et de la santé, Catherine Vautrin, a reçu, lundi 3 juin, une quinzaine d’associations de solidarité, pour leur présenter les priorités du gouvernement. Lors de cette réunion, elle a laissé entendre, selon ses interlocuteurs, que la suppression de l’ASS n’était plus à l’ordre du jour.

Le premier ministre, Gabriel Attal, avait annoncé la bascule de cette prestation créée en 1984 vers le revenu de solidarité active (RSA), lors de sa déclaration de politique générale au Parlement en janvier. Mais le sujet n’a plus été abordé depuis. Si le projet n’est plus d’actualité à court terme, le gouvernement assure qu’il n’est pas enterré pour autant. « La ministre a (uniquement) indiqué qu’au moment où le gouvernement fait la réforme de l’assurance-chômage, ce n’est pas un sujet d’actualité immédiat », a rapidement précisé le cabinet de Mme Vautrin.

L’ASS, qui est financée par l’Etat – pour un coût estimé à 1,65 milliard d’euros en 2024 – est accordée, sous certaines conditions, aux demandeurs d’emploi ayant épuisé tous leurs droits à l’assurance-chômage. Si elle était supprimée, les chômeurs en fin de droits devraient demander le RSA qui est, lui, pris en charge par les départements. Ces derniers, comme la gauche, les syndicats et les associations de lutte contre la pauvreté, sont fermement opposés au projet du gouvernement.

Une ministre « à l’écoute »

« On peut se réjouir de cette décision », a réagi Noam Leandri, le président du collectif Alerte, qui rassemble 34 associations de lutte contre la pauvreté, lors d’une conférence de presse organisée après la réunion au ministère. Les déclarations de Catherine Vautrin confirment une volonté de ne pas faire de ce chantier une priorité puisqu’elle avait déjà tenu ce genre de propos lors d’une réunion avec les députés de la majorité. « Je pense que le projet est abandonné car il entraînerait une hausse des bénéficiaires du RSA, et je suppose que les départements sont montés au créneau pour s’y opposer », devine un député Renaissance spécialiste de ces sujets.

Les responsables d’associations, qui ont participé à la rencontre de lundi, ont noté deux autres points positifs. Selon Noam Leandri, « Catherine Vautrin nous a dit se battre pour que l’an prochain, il y ait plus de contrats d’engagement jeunes », un dispositif qui prévoit pour les 18-25 ans un accompagnement de quinze à vingt heures d’activité hebdomadaire en contrepartie d’une allocation mensuelle de 528 euros.

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