Stefana Broadbent : « A travers les notions d’espace professionnel et d’espace privé, c’est une question de pouvoir qui se joue »
Stefana Broadbent, anthropologue spécialiste du numérique et enseignante à l’University College de Londres, évalue les rapports entre la sphère privée et le monde du travail.
A l’ère du télétravail de masse, comment redéfinir l’intimité au travail ?
Le travail est traditionnellement un lieu d’exclusion de la sphère privée. On vend son attention ; toute distraction extérieure est considérée comme une source de perte de productivité. Mes recherches visaient à montrer comment, par le biais du téléphone mobile et des outils numériques, la sphère privée avait reconquis l’espace de travail. Avec le télétravail massif lors du premier confinement, c’est l’inverse qui s’est produit : le travail a été ramené dans l’espace privé. On a bien vu qu’il y avait une forte résistance des employeurs : il y a eu une énorme pression pour que les gens aillent quand même sur le lieu de travail. L’idée prévaut qu’il faut un contrôle direct de l’attention, sinon elle ne serait pas employée de manière productive. A travers les notions d’espace professionnel et d’espace privé, c’est une question de pouvoir qui se joue.
Ces craintes sont-elles en partie justifiées ?
Il y a eu toute une rhétorique sur le fait que les personnes à la maison étaient interrompues dans leur travail par les enfants, qui a d’ailleurs mobilisé principalement l’image des femmes. C’est vrai que ça a été un problème : on a externalisé beaucoup d’activités, comme l’éducation, la cuisine… qui, avec le confinement, sont revenues à la maison. Mais il faudrait aussi quantifier le nombre de fois où un salarié est interrompu sur un open space. L’argument des employeurs, c’est que ces interruptions sur le lieu de travail sont enrichissantes pour le salarié. Le problème, c’est la valeur à donner à cette interruption. Est-ce que la discussion du bureau à côté du mien a plus de valeur que l’interruption de mon enfant qui me demande quelque chose ?
Comment ce renversement est-il vécu par les salariés ?
Cette inversion a été vécue de manière très différente selon les salariés, selon leur situation personnelle, mais aussi, il me semble, selon leur degré d’autonomie : plus les gens sont autonomes dans l’organisation de leur télétravail, plus ils l’apprécient. Le contrôle de l’attention s’applique de manière assez différenciée selon les salariés. Les postes de cadre sont moins sujets à cette norme. Ils fonctionnent en mode projet, peuvent organiser leurs journées comme ils l’entendent, alors que les personnes qui exécutent des tâches répétitives sont davantage contrôlées.
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