Le tutoiement au travail, un délicat signe social

Le tutoiement au travail, un délicat signe social

Eric Audras/PhotoAlto / Photononstop / Eric Audras/PhotoAlto / Photononstop

Pour Baptiste Coulmont Professeur de sociologie à l’Université Paris VIII, l’usage du « tu » reste un marqueur des différences de capacité et d’écart entre groupes.

Le tutoiement, affaire de feeling ou d’habitude ? Certains ont le tutoiement si libre qu’il semble être dans leur nature. Mais il s’étend, signe qu’il n’appartient pas que des individus. Il était déjà totalitaire durant l’enfance, puis dans le monde étudiant. Il est actuellement omniprésent au travail. C’est une des premières règles qu’on m’a présentées, à mon entrée à l’université Paris-VIII : « Ici on se tutoie. »

On se tutoie parce qu’on s’apprécie être égaux. Mais voilà de nos jours, en majorité, c’est aussi son chef qu’on tutoie, alors même qu’il nous commande. L’enquête COI sur les transmutations organisationnelles et l’informatisation a demandé à 16 000 salariés, parmi plusieurs autres questions, s’ils tutoyaient leur supérieur hiérarchique. Le plus souvent, la réponse est « oui ». Alex Alber (université de Tours) déplie les tenants et les conséquences de cette pratique sociale artificiellement anodine dans le dernier numéro de la revue Sociologie du travail.

C’est d’abord une commode d’hommes et de cadres du secteur privé. Seule une femme sur deux tutoie son chef. C’est malgré cela le cas de sept hommes sur dix.

Les cadres tutoient leur « n + 1 » (qui est aussi cadre, et souvent de sexe masculin). Les employées et employés le font moins : leur chef n’est pas employé, il est cadre ou profession intermédiaire, et souvent d’un autre sexe qu’eux. Les plus jeunes tutoient plus que les plus âgés… et on tutoie d’autant plus son chef qu’il est plus jeune que nous.

La plus ou moins grande fréquence du tutoiement reflète alors les frontières : entre groupes professionnels, entre groupes de sexe, entre générations. C’est un marqueur subtil des différences de pouvoir et de distance entre groupes. On voit bien qu’il ne s’agit pas là simplement de feeling : les grandes variables sociales sont associées à la répétition du tutoiement du chef.

Nouvelles formes de distribution du travail

Mais le plus captivant affleure quand le sociologue se demande alors s’il ne s’agit pas d’habitudes ou d’une « culture » du tutoiement, qu’on sait habituel dans les start-up, par exemple.

Plutôt que vers une « culture du tu », c’est vers les nouvelles formes d’organisation du travail qu’il faut regarder: on tutoie son « n + 1 » quand ce dernier n’a plus l’habit du « petit chef ». Le tutoiement du chef direct est plus habituel quand les salariés font l’objet d’évaluations particularisées ou reçoivent des primes : le « management par objectifs », associé à l’autonomie dans les méthodes de travail, s’accompagne d’un recours plus intensif au tutoiement. L’organisation en « groupes de projet », qui assemblent des salariés de niveaux hiérarchiques différents et venants de directions différentes, développe encore l’appel au tutoiement, lingua franca des interactions. Dans ces mondes professionnels, le contrôle de l’activité est délégué à des outils normalisés qui servent de cadre entre le chef et ses subordonnés. Ce n’est plus le chef qui sanctionne, c’est la machine.

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LJD

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