« Ils font tout pour nous dégouter et pour qu’on abandonne »
Des milliers de cheminots ont manifesté, mardi 4 juin, à Paris, contre la réforme ferroviaire et la dégradation du climat social dans l’entreprise. « Stop à la casse de la SNCF », « La SNCF n’est pas à vendre », annonçaient les banderoles dans la foule, hérissée de centaines de drapeaux syndicaux.
Cette expression nationale, organisée à l’appel des quatre syndicats représentatifs de la SNCF (CGT-Cheminots, UNSA-Ferroviaire, SUD-Rail et CFDT-Cheminots), est la première depuis le décret du « nouveau pacte ferroviaire », fin juin 2018. La loi planifie l’entrée à la concurrence du transport national ferroviaire de voyageurs et instaure l’arrêt des recrutes au statut de cheminot à partir du 1er janvier 2020, date à laquelle la SNCF sera réformée en plusieurs sociétés anonymes.
A la station de Lille-Flandres, « onze personnes sont actuellement en arrêt maladie, dont six en accident de travail, sur vingt-cinq salariés »
La vision effraye les manifestants, qui redoutent que leurs conditions de travail, déjà « à flux tendu », empirent davantage. La situation est essentiellement difficile aux guichets, constamment supprimés au profit de bornes automatiques. Les files d’attente s’allongent et le mécontentement des clients s’accroît.
A la gare de Lille-Flandres, « onze personnes sont actuellement en arrêt maladie, dont six en accident de travail, sur vingt-cinq salariés », continue Sandrine, 39 ans, devenue assistante responsable à la boutique SNCF de Lille-Europe après la cession de son poste dans une autre gare, en décembre 2018. L’an passé, face à l’affluence et au sentiment de ne pas être écoutée par ses supérieurs, elle a « pété un câble », mentionne-t-elle : « Je suis sortie et j’ai donné un coup de poing dans un poteau. C’était ça ou mon chef. »
« Je ne dors plus la nuit »
« Il n’y a pas un jour où on ne se fait pas engueuler, déclare sa collègue Sylvie. Les clients, qui attendent jusqu’à une heure et demie pour acheter un simple billet, nous disent qu’on est des “bons à rien”, qu’on est “dans une planque”, ou nous lancent “vivement la concurrence !” C’est pas possible de travailler comme ça. On a demandé du personnel en plus mais la direction nous dit qu’elle n’a pas les moyens. Elle répète qu’il faut qu’on soit meilleur et moins cher que la concurrence, qu’ils n’y peuvent rien, que c’est comme ça. »
Epuisée par la pression croissante, la trentenaire, en poste à la SNCF depuis 2005, est en arrêt de travail depuis une semaine et sous traitement anxiolytique. « Je ne dors plus, la nuit, j’ai des angoisses, confie-t-elle. Rien que l’idée de retourner au guichet me donne la boule au ventre. » Elle a averti ses chefs : « S’ils me proposent une bonne enveloppe, je pars. De toute façon, ils font tout pour nous dégoûter et pour qu’on s’en aille. »
« Même les médecins de la SNCF nous demandent de déposer des droits d’alerte
Le malaise est si difficile, selon les envoyés syndicaux, que « même les médecins de la SNCF nous sollicitent de déposer des droits d’alerte pour signaler un danger grave et imminent, affirme David Lasnier, secrétaire général CGT des cheminots de Vierzon (Cher). Les gens sont en pleurs, il y a un surplus de travail et une souffrance sociale ».Par exemple, à la faveur du Fret, « une vingtaine de droits d’alerte ont été déposés depuis janvier sur toute la France, contre environ trois par an habituellement », déclare-t-il.
Philippe Renaud, 52 ans, dont trente passés à la SNCF, fait le parallèle avec le film de Ken Loach, The Navigators, sur la dénationalisation du chemin de fer britannique : « C’est exactement ce qu’on vit : un service public livré en pâture au plus offrant, de la sous-traitance de sous-traitance, où tout est payé pour gagner un peu de fric. » Froissé, il regrette « la disparition de l’humain du service public » et redoute que, après la réforme, « les vieux soient mis au placard ou poussés vers la sortie ».
« Ils sont en train de faire un plan social gigantesque », se fâche son collègue Arnaud Jamis. Lui-même verra son poste effacé en 2020 avec la fermeture du guichet de la gare de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). « Actuellement, on est quatre pour faire le boulot de dix. Ça ne désemplit pas. Mais l’année prochaine je ne sais pas où je serai, ni ce que je ferai », déclare-t-il, désemparé.
« Restructuration permanente »
L’anxiété jointe à l’avenir de la SNCF pèse sur le moral des cheminots. Sandrine, contrôleuse TGV de 47 ans et travailleuse depuis vingt-huit ans dans l’entreprise, voit à contrecœur de se reconvertir. « J’adore mon travail, mais je veux me former, si jamais on me demande de partir à 50 ans… Je n’ai que le bac, donc je n’ai pas le choix. » Elle a déjà prévenu sa fille de 7 ans au cas où elle serait bientôt destituée : « Je lui ai dit : “Tout ce que tu as aujourd’hui, tu ne l’auras peut-être pas demain.” Je ne sais pas si c’est le mieux, mais je préfère la préparer. »
Amplement font part de leur trouble devant la « restructuration permanente ». « Des collègues en ont vécu trois, parfois plus. La digitalisation fait qu’il y a plein de nouveaux métiers, sur lesquels on doit basculer. Ça génère de la souffrance », déplore Anthony, travailleur depuis 1990 et employé au Fret.
« On a l’impression de vivre la même chose qu’à France Télécom »
A ses côtés, Denis, ancien contrôleur de 57 ans, s’agace : « La SNCF vise la rentabilité, mais où est le service public ? Et avec la réforme ce sera encore pire ! Comment ça va se passer quand une entreprise privée va reprendre tout ça ? Quel statut sera proposé aux cheminots ? Que deviendront ceux qui ont une maison, une famille, et qui seront poussés à la mobilité ? On a l’impression de vivre la même chose qu’à France Télécom [dont le plan de restructuration est soupçonné d’être à l’origine de suicides]. La direction passe en force au nom de l’ouverture à la concurrence. »
Rien qu’en mai, « trois cheminots se sont suicidés en France, ajoute-t-il, mais la SNCF ne les reconnaît évidemment pas comme tels ». Suivant SUD-Rail, beaucoup de suicides ont eu lieu depuis le début de l’année, en lien avec le rééchelonnement. De leur côté, les ressources humaines de la SNCF se bornent à indiquer que huit suicides depuis 2013 ont été classés par la Commission spéciale des accidents du travail et des maladies professionnelles (CSAT) comme liés au travail, avec un dominant de deux par an et aucun en 2018.