François-Xavier de Vaujany : « Hommage au travail “ordinaire” »

François-Xavier de Vaujany : « Hommage au travail “ordinaire” »

Tribune. Le débat sur le futur du travail se polarise aujourd’hui autour de deux tropismes. Selon le premier, plutôt néolibéral, nous irions à grands pas vers une société faite de travailleurs indépendants et d’entrepreneurs, coordonnés par des plates-formes transformant le client et le producteur de services en entrepreneurs, mis en situation de télétravail ou de travail mobile. Cette société hyperindividualisée nécessiterait des pratiques et des techniques collaboratives pour constituer les collectifs éphémères.

Le second tropisme, indissociable du premier puisqu’il en est l’envers, est celui, plutôt néomarxiste, du précariat digital. Notre monde serait de plus en plus constitué d’une armée de travailleurs numériques, une masse atomisée par les plates-formes. De la mère de famille qui contribue au Bon Coin à l’étudiant qui améliore gratuitement le mécanisme d’apprentissage d’un outil d’intelligence artificielle en passant par le livreur de Deliveroo, une nouvelle catégorie ouvrière fonderait notre capitalisme.

Pourtant, il ne faut pas oublier que plus de 90 % des travailleurs français sont des salariés (de plus en plus souvent en CDD). On est loin du rêve d’une société entrepreneuriale, même si la tendance existe dans certaines grandes zones urbaines (en particulier Paris), aux Etats-Unis. Mais la capitale n’est pas la France et les Etats-Unis n’incarnent pas tout le devenir du monde (heureusement). De même, sans vouloir minorer l’importance de la logistique du dernier kilomètre et des livreurs dont la crise a récemment montré l’importance « vitale », la part de l’emploi des travailleurs précaires du numérique représente au mieux 3 % de l’emploi français.

L’essentiel de nos sociétés et de nos organisations

L’océan de non-sens et de souffrances au travail, mais aussi de potentiel d’accomplissement au travail, est ailleurs, dans tout ce qui se situe au milieu de ces deux tropismes, et qui n’a pas vraiment été intégré ni dans les politiques publiques ni dans les mutations managériales de ces dix dernières années.

Ce juste milieu est fait du « travail ordinaire », celui des caissières, des aides-soignantes, des enseignantes, des travailleurs à domicile, des agents d’entretien, des managers opérationnels, des commerçants, des personnels administratifs… Tous ces acteurs et leurs pratiques sont rarement au cœur des démarches de « création » ou de « cocréation » de valeur telles que les suppose le management actuel. Surtout, même si la crise les a rendus plus visibles, ils sont négligés en tant que collectifs. Pourtant, c’est là que se situe l’essentiel de nos sociétés et de nos organisations. Dans ce quotidien, ces sensibilités croisées, cet héroïsme modeste inscrit dans une durée qui le rend invisible, le travail est fait de mille petites choses qui aident à créer des liens contre, avec et pour des processus managériaux. Les principales solidarités à l’œuvre dans nos sociétés se développent dans ces entraides liées au travail ordinaire.

Il vous reste 48.39% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Avatar
LJD

Les commentaires sont fermés.