« Avoir la bonne tenue » : dans les écoles de commerce, l’apprentissage des codes vestimentaires

« Avoir la bonne tenue » : dans les écoles de commerce, l’apprentissage des codes vestimentaires

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« Je ne me suis jamais mis autant la pression sur ma tenue que le jour où j’ai passé mon entretien d’embauche chez Chanel », se souvient Mathieu, fraîchement diplômé de l’Inseec. Jusqu’alors, il ne s’était pas posé trop de questions. Pour se présenter aux jurys d’admission des écoles de commerce, il s’était acheté une veste, des chemises claires et un pantalon classique. Une panoplie qu’il a ressortie à chaque moment important de sa scolarité.

Mais là, c’était une autre affaire. Il s’agissait d’être embauché dans une entreprise de luxe. Après avoir longuement hésité entre une tenue très classique et « quelque chose d’élégant mais avec une touche de fantaisie, pour montrer que j’étais sensible à la mode », il a finalement préféré ne prendre aucun risque et a ressorti son habituelle veste complétée d’un nouveau pantalon « plus chic ».

« Nos étudiants apprennent à se présenter à un employeur et donc à adopter le bon code vestimentaire, sachant qu’il varie selon les entreprises et les secteurs » Jérôme Troiano, responsable carrières à l’Edhec

Si l’habit n’est pas censé faire le moine, en réalité « le vêtement reste un marqueur culturel et identitaire fort », souligne la sociologue Isabel Boni-Le Goff, spécialiste du secteur du conseil. Donc, pour avoir des chances d’être retenu lors d’un entretien d’embauche ou de stage, mieux vaut se présenter avec la « bonne » tenue. Les écoles de commerce, qui font de l’insertion professionnelle leur atout maître, l’ont bien compris.

Il en est question dans les ateliers consacrés à l’embauche ou lors de séances de simulation d’entretiens. Des préceptes mis en pratique au travers de différentes manifestations organisées par les écoles. Ainsi, à l’Inseec, « les étudiants doivent venir en costume ou en tailleur lors des présentations d’études de cas ou du grand oral en fin de master 1, » indique Alexandra Vignolles, directrice de l’innovation pédagogique. A l’Edhec, dès le début d’année, deux jours sont consacrés au « networking » (réseautage). « Nos étudiants apprennent à se présenter à un employeur et donc à adopter le bon code vestimentaire, sachant qu’il varie selon les entreprises et les secteurs d’activité », explique Jérôme Troiano, responsable carrières de l’école lilloise.

Classique et neutre

« S’il a la bonne tenue lors de l’entretien d’embauche, le candidat montre qu’il a compris la culture de l’entreprise, le message que celle-ci veut faire passer, et qu’il y adhère. C’est aussi un moyen, pour le recruteur, de voir si le jeune pourra s’intégrer ou non », observe Susan Nallet, directrice carrières de Grenoble Ecole de management (GEM). Et comme le marché du travail est très concurrentiel, pas question pour les candidats de prendre le moindre risque. « On a tellement envie de réussir que, même si parfois on a l’impression d’être déguisé, on joue le jeu, confirme Mathieu. Quitte à se mettre dans une situation financière inconfortable en achetant des tenues très chères. »

« En revêtant un costume, bon nombre d’étudiants ont le sentiment de ressembler à l’image qu’ils se font d’un cadre. » Oumaya Hidri-Neys, sociologue

Dans les écoles où l’on apprend à devenir manageur, et donc à intégrer les pratiques culturelles de la fonction, une tenue formelle est de mise dès les jurys d’admission dans l’école. Une pratique que les étudiants ont intégrée. « Cela ne me serait pas venu à l’idée de passer les oraux autrement qu’en costume. Ça fait partie du cérémonial », fait valoir Thomas, étudiant à Montpellier Business School. « Et ça met en confiance », abonde Alexandre, étudiant à GEM. Des propos qui ne surprennent pas la sociologue Oumaya Hidri Neys : « En revêtant un costume, bon nombre d’étudiants ont le sentiment de ressembler à l’image qu’ils se font d’un cadre. »

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Ce qui ne les empêche pas, une fois dans le monde du travail, d’assouplir leur tenue. C’est le chemin adopté par Louise, étudiante à l’Inseec, qui suit son cursus en alternance chez Thales. Pour son premier jour dans l’entreprise, elle s’est attaché les cheveux et a choisi « des vêtements classiques et neutres » : veste, pantalon et sandales plates. « Je voulais sonder la température vestimentaire du service dans lequel j’allais travailler avant de m’autoriser un peu de fantaisie. » Elle a ensuite constaté que le code était assez libre. « Mon chef est en costume-cravate, mais son collègue met parfois un jean avec des mocassins. »

Des codes assouplis

Cette tendance à moins de formalisme se retrouve dans la plupart des entreprises, où costumes et cravates perdent du terrain. Mais ce relâchement est très relatif et reste largement codifié. En témoigne le « friday wear », cette tenue moins formelle réservée au vendredi, venue des Etats-Unis dans les années 1980. « Ce jour où l’on vient habillé au bureau comme on le souhaite répond en réalité à une autre forme de règle », rappelle Agnès Ceccarelli, professeure associée à l’ICN Business school.

Dans le secteur de la finance ou du conseil, ou encore dans les très grandes entreprises, le classicisme est toujours de rigueur. « Là, il faut avoir du style, c’est-à-dire savoir se déplacer, se tenir, s’exprimer, mais aussi se vêtir. La bonne tenue : un costume sombre et une chemise claire pour les hommes, avec ou sans la cravate selon les circonstances. Un tailleur avec un chemisier pour les femmes, éventuellement agrémenté d’accessoires discrets », détaille Haude Rivoal, sociologue du travail.

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Dans les start-up de la tech ou dans l’univers de la communication, la liberté vestimentaire n’est qu’apparente. Certes, le costume-cravate est relégué au fond du placard. Mais il est remplacé par un nouvel uniforme codifié, à base de jean, baskets et tee-shirt. Un look qui vise, selon Haude Rivoal, « à mettre en scène la flexibilité et l’agilité, en faisant souffler un vent de jeunesse sur l’entreprise ».

« Les femmes sont soumises à une injonction paradoxale. Elles doivent être une vraie femme et en même temps un vrai manageur. » Isabel Boni-Le Goff

En conclure que l’on peut aller travailler avec n’importe quoi sur le dos serait aller un peu vite. « Il s’agit en réalité d’une transformation des codes, mais pas d’une disparition de ceux-ci », insiste la sociologue. Pour le jeune salarié, la difficulté consiste alors à paraître détendu… sans être négligé. Un équilibre subtil, d’autant « qu’on n’a pas les mêmes goûts vestimentaires selon son milieu d’origine, ni la même somme d’argent à y consacrer », pointe Oumaya Hidri Neys.

Adopter la bonne tenue dans la bonne circonstance apparaît plus difficile pour les étudiantes que pour les étudiants. « Les femmes sont soumises à une injonction paradoxale. Elles développent une stratégie qui vise à reprendre des pièces du vestiaire masculin pour être légitimes, car ce sont des éléments qui symbolisent l’autorité et l’expertise et véhiculent les signes de l’autorité managériale. Mais, en même temps, elles sont censées ne pas renoncer à leur féminité. Alors, elles bricolent pour répondre aux normes de genre qui leur sont assignées », analyse Isabel Boni-Le Goff.

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Dans le domaine du conseil, largement dominé par les hommes, les femmes sont particulièrement exposées. « Si elles ne se conforment pas à ce qui est attendu d’elles, en adoptant par exemple une tenue jugée comme trop sexualisée, elles s’exposent à des moqueries, des injures, voire des comportements de harcèlement », a constaté la sociologue. Afin d’éviter d’être stigmatisées, les femmes préfèrent alors porter des vêtements neutres, voire passe-partout. Et cela dès l’école. Emma, étudiante à l’EM Normandie, l’a bien compris. La semaine, dans son école de commerce, elle s’habille de façon « à passer inaperçue ». Le week-end, elle « ressort jupes et accessoires ».

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LJD

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