Thibaut Guilluy, directeur général de de France Travail : « Le CV est un frein au recrutement des personnes en situation de handicap »

Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail, à Paris, le 15 janvier 2024.

Nommé directeur général de France Travail depuis le 1ᵉʳ janvier, Thibaut Guilluy est l’architecte de la réforme du service public de l’emploi. Son objectif est de mettre sur pied, d’ici à 2027, un guichet unique et simplifié pour tous, notamment pour les personnes en situation de handicap.

Le chômage des personnes handicapées est en baisse, mais il reste presque deux fois supérieur à celui des non-handicapés. Comment améliorer cette situation ?

La philosophie de notre démarche est d’instaurer le droit commun pour tous : un demandeur d’emploi handicapé, comme tout demandeur d’emploi, doit pouvoir bénéficier de l’ensemble des solutions existantes pour son insertion professionnelle.

Or, des publics, je pense par exemple aux jeunes sortant d’Ulis [des dispositifs qui permettent la scolarisation d’élèves en situation de handicap au sein d’établissements scolaires ordinaires], sont aujourd’hui parfois orientés un peu trop systématiquement en Esat [établissement et service d’accompagnement par le travail] sans que le service public de l’emploi ait pu, au préalable, réaliser un diagnostic approfondi de leur situation individuelle. Dès lors qu’ils sont en recherche d’emploi, ils seront désormais systématiquement adressés à France Travail afin que soit déterminé avec eux, notamment sur la base d’immersions, l’environnement professionnel le mieux adapté : Esat, entreprise adaptée, entreprise classique, etc. C’est seulement ensuite, sur préconisation de France Travail, que la maison départementale des personnes handicapées validera les décisions d’orienter en Esat. Plus de 80 % des personnes handicapées seront ainsi orientées vers l’emploi, contre seulement 30 % ou 40 % jusqu’à présent.

Cette transformation sera mise en œuvre progressivement d’ici à 2027 avec des territoires pilotes dès cette année. Le rapprochement avec le réseau des Cap Emploi, en œuvre depuis 2020, permet déjà aux conseillers de France Travail d’aller solliciter l’expertise des conseillers Cap Emploi en cas de besoin, dans des lieux uniques d’accompagnement. Nos conseillers vont également continuer à monter en compétence pour accompagner ces « nouveaux » publics. Ils pourront faire appel à des expertises extérieures, notamment de nature médico-sociale.

Quinze à vingt heures d’activité hebdomadaire sont désormais obligatoires pour percevoir le RSA, dont environ 5 % des bénéficiaires sont des personnes handicapées…

Sur les 2 millions de personnes éligibles au RSA, seulement 40 % y sont inscrites. Nous avons décidé l’enregistrement automatique des 60 % restants, parmi lesquels se trouvent des personnes très éloignées de l’emploi, notamment handicapées. Ces quinze heures d’activité ne sont pas du travail non rémunéré ou du bénévolat, comme j’ai pu l’entendre. Il s’agit, suivant les besoins des personnes, d’entretiens, d’ateliers de valorisation de l’image de soi, de prise de parole en public, de sport, de mise en place de démarches santé, juridiques, de visites de salons et d’entreprises, de mentorat… Il est exact, en revanche, qu’en cas de non-suivi des modalités d’accompagnement décidées les bénéficiaires risquent la suspension de leur aide mensuelle de 607 euros. La loi précise que les modalités de l’accompagnement seront adaptées à un état de santé, un handicap ou une invalidité.

Il vous reste 31.17% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Quand les entreprises laissent partir leurs salariés pour mieux les retenir

Jeanne (le prénom a été modifié), 36 ans, y songeait depuis longtemps. Larguer les amarres, se reconnecter à la nature, prendre le temps de vivre à deux. Non pas que sa vie lui pesait – cette diplômée d’une école de commerce, cadre dans l’industrie, heureuse en amour, « adorait son travail et son équipe » –, mais il lui semblait que le moment était venu « d’accorder du temps à [sa] vie personnelle pour mieux revenir ensuite ».

Jeanne et son compagnon sont donc partis à l’automne 2023 pour un an : direction l’Asie, la Nouvelle-Zélande et l’Amérique latine. « On avait déjà beaucoup voyagé dans notre vie, donc cette fois, l’idée était de visiter un nombre modéré de pays, mais des pays lointains et vastes, impossibles à sillonner pendant de simples vacances », explique la jeune femme jointe par téléphone depuis la Nouvelle-Zélande.

A mi-parcours de cette année de pause, Jeanne ne regrette rien, savoure et a bien conscience de vivre quelque chose « d’extraordinaire ». « Le plus dur est de prendre la décision. Lâcher son boulot, son logement, entendre les inquiétudes de l’entourage… Ça a un côté un peu vertigineux, mais une fois que tu es partie, tu vis l’expérience à fond. »

« Moment de recul »

Pour s’offrir cette parenthèse, Jeanne devait convaincre son entreprise de la laisser (provisoirement) partir et elle n’a eu aucun mal à le faire. « Je leur en ai parlé au printemps 2023 et six mois plus tard, on décollait ! Pourquoi ont-ils accepté ? C’est une entreprise humaine, ouverte aux histoires personnelles. Et le fait que certains, au sein de la direction, aient déjà fait ce genre de choses, a sûrement joué en ma faveur, estime la jeune femme. Plus généralement, je pense que les salariés qui veulent partir le feront de toute façon, donc en acceptant un congé sabbatique, les entreprises se donnent une chance de les garder. »

Si l’employeur de Jeanne lui a donné sa bénédiction et l’assurance de retrouver le même niveau de poste après son congé, d’autres vont encore plus loin. « Congé de respiration » chez Orange, « congé pour priorité personnelle » chez Accenture, « Mazars break » pour le cabinet de conseil du même nom : ces dernières années, certaines entreprises ont mis en place de nouveaux dispositifs permettant à leurs employés de faire une « pause » dans leur carrière, tout en continuant de toucher une part significative de leur salaire.

L’exemple le plus médiatisé est certainement celui d’Orange. Début 2022, le groupe de télécommunications a lancé son « congé de respiration » : une période de trois à douze mois pendant laquelle le salarié touche 70 % de sa rémunération pour se consacrer à du mécénat, à un projet entrepreneurial ou à une formation. Pour y prétendre, il faut avoir au moins dix ans d’ancienneté. « L’idée était de proposer un moment de recul à nos collaborateurs à travers la réalisation d’un projet qui leur tient à cœur », fait valoir Vincent Lecerf, directeur des ressources humaines du groupe Orange.

Il vous reste 71.5% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Les travailleurs sociaux de la protection de l’enfance, ces héros de l’ombre, sont en détresse »

Au cœur de notre société, il existe une réalité souvent ignorée : celle des 377 000 enfants, adolescents et jeunes majeurs victimes de violences ou de négligences, pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Ils dépendent du soutien et de l’encadrement des travailleurs sociaux de la protection de l’enfance : éducateurs, assistants de services sociaux, directeurs, chefs de service, maîtres et maîtresses de maison, agents d’entretien, personnels administratifs, assistants familiaux, psychologues, et tous les autres professionnels qui accompagnent les jeunes protégés au quotidien pour les aider à grandir sereinement.

Pourtant, aujourd’hui, ces héros de l’ombre sont en détresse, par manque de moyens et de reconnaissance. En 2019, le Haut Conseil du travail social recensait 21 millions de journées d’absence chez ces professionnels, symbole d’une réelle souffrance au travail. En parallèle, les placements en familles d’accueil ne concernent que 40 % des enfants aujourd’hui, contre 54 % dans les années 2000.

Les conséquences de cette marginalisation du métier sont désastreuses. Près de 97 % des établissements du secteur de la protection de l’enfance rencontrent des difficultés de recrutement, avec 9 % de postes vacants (contre 5 % en moyenne pour le secteur sanitaire, social et médico-social), un recours à l’intérim de plus en plus important, et de nombreux départs en retraite à prévoir d’ici à 2025.

La formation des prochaines générations est aussi compromise : en dix ans, le nombre d’étudiants inscrits au sein d’écoles formant aux métiers sociaux a chuté de 6 %, et près de 10 % des étudiants s’arrêtent dès la première année.

Vingt ans d’espérance de vie en moins

Faute de professionnels disponibles, de nombreux établissements et services accueillant des enfants sont contraints de réduire leurs capacités d’accompagnement ; 5 % ont même dû récemment se résigner à des fermetures totales de service. Les enfants confiés se voient alors contraints d’être accueillis en familles ou dans d’autres services, bien que ces déplacements ne correspondent pas à leurs besoins fondamentaux.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « Le besoin est urgent de faire de l’enfance une priorité nationale »

Dans ces conditions, comment pouvons-nous offrir aux enfants protégés le soutien dont ils ont désespérément besoin ? Pourtant, faut-il rappeler que ces jeunes risquent de perdre vingt ans d’espérance de vie faute de soins précoces ? Qu’ils seront plus d’un quart à quitter l’ASE sans aucun diplôme ? Que 36 % des personnes sans domicile fixe de moins de 25 ans sont passées comme eux par les services de l’ASE ?

Il vous reste 51.44% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Le dumping social sur les ferrys en Manche sur le point d’être interdit

Un bateau de la compagnie P&O Ferries, dans le port de Douvres, au Royaume-Uni, le 3 mai 2022.

Le 17 mars 2022, il avait fallu quelques minutes à la compagnie P&O Ferries pour licencier sans préavis, par simple message vidéo, près de 800 marins, pour la plupart britanniques, qui assuraient la liaison entre Calais (Pas-de-Calais) et Douvres, dans le sud-est de l’Angleterre. A leur place ont été mis avec effet immédiat des employés qui avaient été recrutés à l’autre bout du monde – essentiellement en Asie – et acceptaient de travailler à la moitié du salaire minimum, sept jours sur sept, quatre mois d’affilée. Aujourd’hui encore, P&O Ferries fonctionne avec ce modèle pour la traversée de la Manche.

Une des compagnies concurrentes sur la même liaison, Irish Ferries, utilise de son côté des salariés d’Europe centrale, là aussi au-dessous du salaire minimum, mais sur des contrats de six semaines de travail de suite.

A l’époque, le tollé politique avait été unanime, particulièrement du côté britannique. Pourtant, il aura fallu plus de deux ans pour réussir à interdire ce dumping social. Mardi 19 mars, le secrétaire d’Etat à la mer, Hervé Berville, doit signer les décrets d’application d’une nouvelle loi visant spécifiquement l’arrêt de ces pratiques.

A partir de leur publication au Journal officiel, dans les prochains jours, les entreprises qui traversent la Manche auront trois mois pour respecter deux conditions de base : payer au salaire minimum français et ne pas dépasser quatorze jours de travail consécutifs, suivis d’un temps de repos équivalent. « Ça doit mettre fin au cercle vicieux du moins-disant social, qui consiste à dire que la compétitivité nécessite une régression des droits, ce qui met ensuite la pression sur les autres entreprises », explique M. Berville. « On va pouvoir rétablir une concurrence saine », se félicite Yann Leriche, le directeur général de Getlink, l’opérateur du tunnel sous la Manche, qui est sur le même marché.

Lourdes pertes pour les concurrents

De l’avis de tous les protagonistes de ce dossier, cette vitesse d’exécution pour adopter une nouvelle loi est exemplaire. Elle illustre pourtant la lenteur intrinsèque des décisions politiques et administratives face à la réalité des entreprises. « Le monde économique va beaucoup plus vite que la capacité à prendre une loi », souligne Jean-Marc Roué, président de Brittany Ferries, une compagnie française qui milite contre le dumping social.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés La compagnie P&O Ferries licencie 800 marins britanniques

Et pendant ce temps, les dégâts économiques sont réels. Brittany Ferries estime que les pratiques bientôt illégales de ses concurrents lui ont fait perdre de « 10 à 12 millions d’euros d’ebitda [bénéfice opérationnel] » sur la seule année 2023. « Pour nous, deux ans, c’est très long », renchérit M. Leriche. Son entreprise, Getlink, estime avoir perdu 6 points de part de marché sur le fret de camions, passant de 40 % à 34 %.

Il vous reste 53.07% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Partir à l’étranger ou rester en France coûte que coûte, le dilemme des jeunes chercheurs

Depuis six mois qu’il est installé en Suède pour son postdoctorat de biologie, Nicolas (qui souhaite rester anonyme), 27 ans, a « comme un petit goût amer dans bouche ». Et mille questions sur ce choix d’expatriation qu’il assume, mais qu’il espère aussi court que possible : « Ai-je pris la bonne décision ? Est-ce que ça vaut vraiment le coup pour la suite de ma carrière scientifique ? Combien de temps vais-je être parti, finalement ? Est-ce que je passe à côté de moments de vie importants ? Etc. »

Malgré « la chance de travailler dans un super laboratoire », et d’être « content le matin de [se] lever pour bosser sur un sujet de recherche passionnant », il a laissé derrière lui, dans la région Rhône-Alpes, ses amis, sa compagne – dont il partage la vie depuis trois ans et qui ne pouvait pas l’accompagner –, et sa mère malade. Un dilemme auquel sont confrontés de nombreux jeunes chercheurs français, pour lesquels le passage par la case « postdoc à l’étranger » devient de plus en plus obligatoire.

Comme Nicolas, quelque 18 % des docteurs français travaillaient à l’étranger trois ans après leur thèse, selon la plus récente enquête du ministère de l’enseignement supérieur sur le sujet (2019). La majorité de ces chercheurs ont posé leurs valises dans un pays européen (Royaume-Uni, Suisse, Allemagne et Belgique en tête), suivi des Etats-Unis et du Canada. En comparaison, ils étaient seulement 7 % à s’expatrier, dans une enquête du Centre d’études et de recherches sur les qualifications parue en 2000. Des chiffres sans doute sous-estimés par les difficultés à contacter les docteurs français à l’étranger, nuancent toutes ces études.

Depuis les années 1990, « les incitations à “être mobile” […], à publier davantage dans des revues internationales, à écrire en anglais, à voyager au-delà des frontières nationales pour participer à des colloques, à nouer des collaborations à l’étranger, etc. » sont devenues courantes auprès des jeunes chercheurs, confirme Marie Sautier, doctorante en sociologie à Sciences Po Paris et à l’université de Lausanne (Suisse), et coautrice de plusieurs articles sur le sujet. Cette nouvelle norme professionnelle est particulièrement portée par les institutions académiques européennes, sur fond d’internationalisation de la recherche et des carrières scientifiques, ainsi que de mise en compétition des universités à l’échelle mondiale.

S’exporter, « c’est surtout par défaut »

Mais cette forte valorisation de l’expérience internationale ne s’applique pas de la même manière selon les disciplines. « Un jeune chercheur en mathématiques ou en sciences du vivant est davantage incité à partir effectuer un postdoctorat à l’étranger qu’un chercheur en sciences humaines ou en droit », ajoute la chercheuse qui prépare une thèse sur ce thème. Les chiffres ministériels montrent que si deux chercheurs français sur dix sont effectivement en mobilité trois ans après leur thèse, c’est le cas de 30 % de docteurs en biologie, médecine et santé, contre 12 % en sciences humaines et sociales.

Il vous reste 76.77% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Que sait-on du travail ? » : le « care » pris au piège de la dualité

La dualité devient un piège lorsqu’on considère systématiquement le « care » comme un travail. Lorsque c’est le cas, ce qui est aujourd’hui défini comme « une réponse complexe aux besoins générés par la vulnérabilité du vivant » doit alors être adapté aux schémas binaires de pensée du travail : travail/hors travail ; salaire/gratuité ; contrat/don. Bien au-delà de cette dichotomie, aborder le « care » comme un travail n’est pas sans conséquences.

C’est ce qu’analyse la professeure de psychologie sociale Pascale Molinier dans sa contribution au projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp), diffusé en collaboration avec les Presses de Sciences Po sur la chaîne Emploi du site Lemonde.fr.

A l’origine, pour les sociologues des années 1970 intéressés par ces sujets, en investissant la catégorie du travail, il s’agissait de « visibiliser la contribution gratuite des femmes à l’économie domestique et nationale sous tous les régimes politiques », écrit Mme Molinier. La disponibilité permanente des mères a ainsi été avérée.

Sortir du dualisme

Les conditions de santé des travailleurs, et donc leur efficacité au service de la production, avaient jusque-là été incompréhensibles sans la référence au travail domestique réalisé par leurs épouses. Une fois rétabli, ce lien a remis en cause la dichotomie travail/hors travail. Le « care » analysé dans la perspective du travail oblige à sortir du dualisme, démontre la chercheuse.

Il permet également d’« élargir le potentiel politique de la valeur travail ». Donner une valeur économique, sociale et symbolique à des activités qui n’en avaient pas a permis, en les objectivant, de générer un socle à partir duquel des luttes pour la reconnaissance et un meilleur statut social ont été rendues possibles. Encore aujourd’hui, « politiquement, investir la catégorie du travail demeure une stratégie utile pour défendre les conditions de travail », souligne-t-elle.

Toutefois, malgré sa puissance sociale et politique, le « travail » n’est sans doute pas le concept le mieux adapté au « care », également parce qu’il est « difficilement détachable des oppressions qu’[il] a générées (sur les femmes, les esclaves, les peuples colonisés) ». Il ne s’agit donc plus de libérer le travail, mais de développer la pluralité et l’interdépendance, « en mettant au centre de la réflexion la vulnérabilité non comme une essence mais comme un dynamisme relationnel, un appel à la responsabilité vis-à-vis du proche », au-delà de l’économie marchande. S’ouvrir à d’autres possibles.

Il vous reste 0% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Travail : la perspective du « care »

[Quelles sont les incidences de théoriser le care comme un travail ? C’est la question à laquelle répond Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’université Sorbonne-Paris-Nord. Ses recherches se situent pour la plupart à l’intersection entre la psychodynamique du travail, les études de care et la psychothérapie institutionnelle. ]

Certains spécialistes de l’art pariétal font précéder d’un point d’exclamation les catégories d’images incertaines ou soumises à controverses (exemple : « ! vulve », Jean-Loïc Le Quellec, 2022). Le titre initial de cet article « Care = ! Travail » (publié tel quel dans le livre Que sait-on du travail ?, Presses de Sciences Po/Le Monde, 2023) s’en inspire ironiquement pour mettre en question les rapports entre « care » (soin, attention) et travail.

Care signifie, en première approximation, « responsabilité active en réponse aux besoins vitaux des autres ». Les éthiques du care sont apparues dans le champ de la psychologie et la philosophie à la fin du XXe siècle (Une voix différente. Pour une éthique du care, de Carol Gilligan, nouvelle traduction Paris, Champs essais, 2009).

Puis les études de care se sont développées depuis vingt ans au niveau international et sur un mode interdisciplinaire pour répondre à ce qui a été identifié comme une « crise du care » (Le travail entre public, privé et intime. Comparaisons et enjeux internationaux du care, Aurélie Dammame et al., L’Harmattan Logiques sociales, 2017). En substance, les femmes du Nord global ont investi le travail salarié, d’où résulte un appel à une main-d’œuvre de femmes migrantes des Sud pour s’occuper à bas coût des personnes vulnérables (enfants, malades, vieillards), au domicile ou en institution.

La perspective du care – en tant que manière de regarder le monde à partir des besoins générés par la vulnérabilité du vivant – se déploie dans les registres de l’éthique, du travail et de la politique. Dans cet article, on se demandera quelles sont les incidences de théoriser le care comme un travail. C’est-à-dire d’investir un cadre conceptuel qui a été pensé au masculin-neutre pour rassembler, sous un terme générique, des activités masculines et leur donner une valeur.

Sortir des dualismes

La pensée sur le travail est marquée par un dualisme si répandu dans la pensée occidentale qu’il semble aller de soi (Feminism and the Mastery of Nature, de Val Plumwood, Routledge, 1993). Les sciences du travail ont opposé le travail au « hors-travail », ce dualisme s’associant à d’autres tels que homme/femme ; public/privé ; salaire/gratuité ; contrat/don.

Il vous reste 89.8% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

L’appel de cinq responsables syndicaux : « Il faut cesser la stigmatisation populiste des chômeurs »

Alors que la négociation assurance-chômage s’est terminée depuis moins de trois mois, le gouvernement a déjà annoncé une nouvelle réforme pour en durcir les effets. Ce serait la cinquième depuis 2017, soit quasiment une tous les ans. Aucune d’entre elles n’a pu faire l’objet d’évaluations sérieuses. A l’heure où la simplification est à la mode, force est de constater que ce principe ne vaut pas pour les demandeurs d’emploi, dont les droits sont de plus en plus illisibles.

Les multiples réformes combinées ont fait plonger le montant moyen des allocations de 17 % par rapport à 2019 et la durée d’indemnisation de 25 %. Désormais, seuls 36 % des inscrits à France Travail (anciennement Pôle emploi) sont indemnisés, niveau qui n’a jamais été aussi faible ! Quarante-cinq pour cent des allocataires sont passés sous le seuil de pauvreté – un chiffre qui a doublé –, en grande majorité des jeunes, des femmes à temps partiel ou des seniors en fin de droits, sur qui plane maintenant la menace de suppression de l’allocation spécifique de solidarité (ASS). Ces baisses de droits entraînent des excédents annuels à l’Unédic que l’Etat s’empresse de ponctionner, à hauteur de 12 milliards en trois ans. Et le chômage repart à la hausse…

Les déclarations incessantes de l’exécutif sont en totale contradiction avec le principe, prétendument « de bon sens », brandi en février 2023 : la « contracyclicité » de l’assurance-chômage. « Quand la conjoncture économique s’améliore, on peut limiter les droits des chômeurs, quand elle se dégrade, il faut améliorer les protections. » Un an plus tard, demi-tour toute !

Marché de dupes

L’impact positif des réductions successives de droits à l’assurance-chômage sur le marché de l’emploi n’est pas prouvé. Au contraire. Ce que les études montrent, c’est que les chômeurs sont contraints d’accepter des emplois plus précaires et que l’insertion n’est pas durable. Le but, non assumé par le gouvernement, est bien sûr de faire des économies – les baisses de droits déjà réalisées correspondent à 3 milliards d’économies par an –, pas de créer de l’emploi.

Lire aussi la tribune (2023) | Article réservé à nos abonnés « L’assurance-chômage est une ressource budgétaire trop précieuse pour être supprimée »

Un marché de dupes qui, au lieu d’améliorer les conditions de travail, les salaires ou les horaires des « métiers en tension », oblige les travailleuses et les travailleurs à accepter des conditions dégradées. Une hérésie aussi pour les employeurs, qui ne pourront compter sur le maintien des qualifications au sein de leurs entreprises : dès qu’ils et elles auront une meilleure proposition de travail, ces salariés iront voir ailleurs. Quel est donc le problème avec les chômeurs ? Les changements de pied du gouvernement seraient ridicules si les conséquences humaines n’étaient pas si graves.

Il vous reste 36.37% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

L’argot de bureau : le « job hopping » ou le butinage professionnel

Nous sommes dans le bureau d’un recruteur. Dernière étape d’un entretien d’embauche. « Le problème, cher monsieur, c’est que j’ai appelé les vingt-quatre personnes qui vous ont recruté ces dix dernières années. Et à chaque fois vous êtes parti du jour au lendemain, avant la fin de votre période d’essai.

– Vous savez, je ne me sentais jamais bien. Je suis perfectionniste ! C’est d’ailleurs mon plus grand défaut. Mais je suis certain d’avoir enfin trouvé chaussure à mon pied, je vous assure.

– Malheureusement, c’est aussi l’exacte formule que vous avez utilisée devant la moitié d’entre eux. Ils me l’ont dit. Je vous remercie, on vous rappellera. »

Sur le marché du travail, certains profils apprécient les sauts de puce ou d’abeille. Ces petits sauts, que l’on peut qualifier de butinage professionnel, trouvent leur grâce en anglais : le « job hopping », qui désigne un changement d’emploi très régulier – tous les ans ou tous les deux ans. Si cette expression trouve son origine dans les dictionnaires anglais dès les années 1940, elle est aujourd’hui communément utilisée dans la littérature scientifique internationale.

Derrière le job hopping, on trouve l’image d’un travailleur qui bénéficie d’un marché à son avantage, se tournant vers le plus offrant. On pense notamment aux secteurs où la pénurie de main-d’œuvre est chronique, comme l’informatique, les services à la personne ou le bâtiment. En 2023, la moitié des cadres ont estimé pouvoir trouver facilement un poste équivalent s’ils devaient changer d’entreprise ou perdre leur emploi, selon l’Association pour l’emploi des cadres.

Pour les RH, un stigmate négatif

En effet, c’est un bon moyen de voir sa rémunération grimper rapidement, et de ne pas attendre chaque début d’année pour demander une augmentation individuelle : 43 % des cadres estimaient pouvoir augmenter leur rémunération de 5 % en changeant d’employeur. C’est une sorte de jeu.

Outre l’argument légitime du salaire, ces joyeux butineurs peuvent faire valoir une certaine capacité d’adaptation, leur expérience ou un important éventail de compétences. Parfois, aussi, la mobilité peut s’expliquer par une déception, ou l’envie permanente de commencer de nouveaux projets.

Mais ne soyons pas dupes : ce terme n’est pas vraiment utilisé pour jeter des roses aux abeilles. Il a pour but de cibler ces « nouveaux mercenaires » du travail, réputés plutôt jeunes, qui n’auraient plus la moindre loyauté envers leur employeur. Les vilains petits canards sont aussi désignés comme des passagers clandestins, qui ont comme tare de mettre à distance leur travail. Ils restent un temps dans une entreprise, sans s’y projeter. Et se reposent pour mieux s’envoler à nouveau. Pendant ce temps, le ressentiment grandit chez ceux qui voient arriver des grappes salariées plus jeunes qu’eux mais gagnant le double de leur salaire.

Il vous reste 26.6% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Dans l’Allier, la future mine de lithium enflamme le débat

Photo aérienne de la mine de kaolin d’Echassières (Allier), le 17 janvier 2024. L’extraction du lithium aura lieu entre 75 mètres et 400 mètres de profondeur sous la mine actuelle.

Le panneau routier à l’entrée du village est toujours à l’envers, signe de la colère agricole qui a traversé les campagnes françaises ces dernières semaines. Echassières, dans l’Allier, est un village niché au bout d’une départementale en lacets qui longe la forêt des Colettes, un massif de 2 000 hectares classé Natura 2000, à la frontière du Puy-de-Dôme, entre Moulins et Clermont-Ferrand.

En son centre, l’église jouxte l’école et la mairie. Une boulangerie, une épicerie et un restaurant complètent le tableau. L’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) est en travaux pour s’agrandir, et le cimetière, comme souvent, ferme la balade. Une bourgade rurale de quelque 400 habitants, comme il en existe des milliers dans le pays, qui pourrait devenir demain le site de la plus grande mine de lithium en France et peut-être en Europe, dans ce coin bucolique et un peu oublié de l’Auvergne.

En octobre 2022, le groupe français Imerys (13 700 salariés répartis dans 57 pays et 3,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023) crée la surprise en annonçant son projet d’ouvrir une mine de lithium sur la carrière de Beauvoir, sur les hauteurs d’Echassières, où la multinationale exploite du kaolin pour céramiques depuis 2005. Des prospections ont montré que le sous-sol granitique riche en mica contiendrait en moyenne 1 % de lithium, ce minerai blanc utilisé dans la fabrication, entre autres, des batteries automobiles électriques. Une nouvelle mine en France métropolitaine, du jamais-vu depuis pratiquement un demi-siècle !

Les chiffres impressionnent

En janvier 2024, le projet baptisé « Emili » (pour « exploitation du mica lithinifère ») se précise. Trois sites sont retenus pour sa réalisation : à Echassières, la mine souterraine et l’usine de concentration pour séparer les minéraux contenus dans le granite ; à Saint-Bonnet-de-Rochefort, un village distant de 15 kilomètres, la construction d’un espace de stockage du lithium envoyé ensuite à Montluçon, à 59 kilomètres, qui abritera l’usine de conversion pour son raffinage. Démarrage de la production envisagé à la fin de 2028, pour une exploitation devant durer au moins un quart de siècle.

Le projet est colossal, et les chiffres présentés par Imerys impressionnent : 1 milliard d’euros d’investissement envisagé ; 34 000 tonnes d’hydroxyde de lithium produites par an, de quoi équiper en batteries « 700 000 véhicules électriques » ; « entre 500 et 600 » emplois directs créés et « au moins 1 000 emplois indirects ». Le tout avec l’engagement par la multinationale de réaliser une « mine responsable », c’est-à-dire respectueuse des enjeux environnementaux et sanitaires.

Il vous reste 75.17% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.