« Pour en finir avec le machin » : un pamphlet contre le management qui broie la compétence collective

Le terme « management » ? « Une fumisterie ». Dès les premières lignes de son ouvrage, Norbert Alter donne le ton. Avec Pour en finir avec le machin (Editions EMS), le sociologue qui a exercé au Conservatoire national des arts et métiers à Paris-Dauphine, auteur de plusieurs essais sur le monde du travail, propose un virulent pamphlet contre les pratiques managériales – rebaptisées pour l’occasion « le machin ».

Un parti pris mené sous une forme originale : l’auteur s’autorise, pour cette dernière livraison, une approche romancée, mettant en scène Frédéric, un consultant qui revient sur plus de trente années de conseil en entreprise. Le propos se veut volontiers provoquant et n’est pas dénué d’humour. Il jette une lumière crue sur le monde du consulting en management, dont les interventions apporteraient, in fine, davantage de problèmes que de solutions aux organisations.

Frédéric n’a plus la foi. L’a-t-il d’ailleurs jamais eue ? Pilotage d’une entreprise de charcuterie industrielle, refonte de la gestion des compétences dans une société informatique, définition de la stratégie de communication interne de dirigeants d’entreprise… Lors de ses multiples missions, il délivre un prêt-à-penser et à agir aux organisations. Procédure, indicateurs… Tout est fait pour « anénti[r] l’incertitude », résume-t-il.

Effets délétères sur les salariés

Problème : il perçoit que ces stratégies, si elles rassurent les dirigeants, ont des effets délétères sur les salariés. Elles réduisent tout d’abord considérablement leurs marges de manœuvre et leur possibilité d’adapter les consignes données, afin de mener à bien leurs missions.

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C’est ainsi tout l’écart, nécessaire, entre le « travail prescrit » et le « travail réel » qui est menacé. Avec le « machin », les organisations se privent par conséquent des idées qui émergent du terrain. « Plutôt que de tirer parti des trésors de compétence collective qui assurent le bon fonctionnement des organisations, on les broie », explique le narrateur, désabusé.

Ce faisant, l’obsession du respect des protocoles réduit les interactions, souvent informelles, qui caractérisent le monde du travail. Le « machin » « extirpe les liens sociaux (…) en interdisant aux individus de vivre spontanément leur rapport aux autres, au job, à la boîte ».

Pour les salariés, ces évolutions sont sources de désenchantement et de souffrances. Norbert Alter décrit, au fil des pages, des travailleurs « silencieux et blessés, repliés ». Il relie ces situations aux travaux de sociologie montrant que l’amoncellement de procédures « empêch[e] les gens de faire leur boulot intelligemment et avec cœur ». Le travail perd de son sens. La motivation des collaborateurs s’émousse et menace leur « engagement spontané ».

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En Grèce, certaines entreprises tentées par la semaine de six jours

Des ouvriers récoltent des pommes de terre, sur l’île de Naxos, en Grèce, le 20 juin 2024.

« Le monde du travail ne ressemble plus qu’à une jungle. » Il y a quelques jours, le député du parti Syriza (gauche, opposition) Giorgos Gavrilos s’est indigné devant le Parlement grec, égrenant les mesures prises par le gouvernement conservateur au pouvoir : allongement du temps de travail, affaiblissement du corps de l’inspection du travail, criminalisation de l’action syndicale… « Un environnement négatif, anarchique et arbitraire a été créé pour le travailleur », a-t-il fustigé.

L’objet de sa colère, en particulier : l’entrée en application, le 1er juillet, d’une loi qui permet aux entreprises fonctionnant en continu (c’est-à-dire fournissant des services vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept) ou aux entreprises déclarant une « charge de travail » (ce qu’elles devront prouver à l’inspection du travail en cas de contrôle) de faire travailler leurs salariés six jours par semaine, soit quarante-huit heures – ou deux heures supplémentaires lors de leurs cinq jours de travail. L’employé recevra un salaire majoré de 40 % pour le sixième jour de travail. Si celui-ci tombe un dimanche ou un jour férié, l’augmentation atteindra 115 %.

Dans une interview donnée à la chaîne américaine CNN, le 13 juillet, le premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, a néanmoins insisté : « La Grèce n’instaure pas la semaine de travail de six jours (…). Cela est appliqué uniquement dans des circonstances exceptionnelles, dans une très petite minorité d’entreprises. »

« Je veux arrêter, car les conditions de travail sont éprouvantes »

Selon lui, l’augmentation du temps légal de travail est nécessaire dans certains cas, en raison de la diminution de la population et de la pénurie de travailleurs qualifiés. Il rappelle que plus de 500 000 Grecs, pour la plupart des jeunes diplômés, se sont expatriés depuis la crise économique, en 2010.

Le gouvernement assure aussi que cela permettrait de lutter contre le travail au noir, car de nombreux salariés enchaînent deux emplois ou cumulent des heures supplémentaires pour s’en sortir – mais, jusqu’à présent, ils ne pouvaient pas les déclarer officiellement, puisque le travail était limité à onze heures par jour et à quarante-huit heures par semaine.

Dans les secteurs du tourisme et de la restauration, un sixième jour de travail est déjà prévu et régulé par une convention collective. Tilemachos Pappas, serveur sur une île touristique, travaille ainsi déjà six jours par semaine de mai à octobre. « Je veux arrêter, car les conditions de travail sont éprouvantes. Je pense que cette mesure aura juste pour effet de faire fuir encore plus les jeunes à l’étranger. On ne s’expatrie pas juste parce que les salaires sont meilleurs ailleurs en Europe, mais aussi en raison de ces abus de la part des employeurs », dit en soupirant le trentenaire.

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Des prévisions d’augmentations de salaire au-dessus de l’inflation

Une manifestation contre la hausse du coût de la vie, à Paris, le 16 octobre 2022.

Des budgets d’augmentations de salaire à un niveau relativement haut, mais qui se stabilisent : c’est le constat de l’enquête sur les rémunérations publiée par le groupe WTW mercredi 31 juillet. Les salaires en France pourraient connaître une hausse médiane de 3,6 % en 2025, après 3,8 % en 2024, et 4,4 % en 2023, selon les réponses données par leur panel de mille entreprises en France (33 000 dans le monde) de différents secteurs et de différentes tailles (peu de TPE figurent cependant parmi les répondants) interrogées deux fois par an.

« C’est plus haut que ce qu’on constatait entre 2010 et 2020 avant la crise liée au Covid puis les niveaux inédits d’inflation : les budgets moyens d’augmentation étaient alors autour de + 2,5 %. Et c’est également plus haut que les prévisions d’inflation », souligne Khalil Ait-Mouloud, directeur de l’activité enquête de rémunération chez WTW en France. Selon la Banque de France, après avoir atteint 5,7 % en moyenne annuelle en 2023, l’inflation pourrait en effet reculer à 2,5 % en 2024, puis à 1,7 % en 2025 et 2026.

« Il y a un phénomène de rattrapage : en 2023, l’inflation était telle que dans les discussions que nous avions avec les DRH, ils savaient qu’ils ne pourraient pas assumer des hausses de salaire à la même hauteur, au risque de mettre l’équilibre de leur entreprise en danger, explique M. Ait-Mouloud. Il leur fallait donc penser la compensation des pertes de pouvoir d’achat de leurs salariés à moyen terme plutôt qu’à court terme. »

L’évolution est globalement comparable dans les quinze principales économies mondiales, souligne l’enquête : la France compte, certes, parmi les budgets d’augmentation (c’est-à-dire le budget annuel consacré par l’entreprise à l’augmentation globale de sa masse salariale) les plus faibles, mais elle est aussi l’un des pays où l’inflation a été la plus contenue.

« S’adapter »

Par ailleurs, si le marché du travail reste tendu, les entreprises sont moins nombreuses à rencontrer des difficultés pour attirer les salariés et les retenir. C’est encore le cas de 41 % d’entre elles, mais en recul de 7 points depuis l’été 2022.

« Là encore, il a fallu le temps aux entreprises de s’adapter, estime Khalil Ait-Mouloud. Elles ont été surprises par les changements provoqués par la crise du Covid chez les salariés : de nouvelles attentes, des départs, des reconversions, qui se sont cumulés avec une situation de quasi-plein-emploi sur les métiers de cadres. » Si la rémunération reste le « facteur numéro un » pour rester dans une entreprise, d’autres éléments non monétaires se sont imposés dans les critères de choix des salariés, comme la flexibilité sur les horaires, mais surtout la possibilité de télétravail. « Ce dernier est vraiment entré dans les mœurs, c’est devenu une attente très importante formulée dès l’entretien d’embauche », insiste M. Ait-Mouloud. Plus de la moitié des entreprises interrogées disent ainsi avoir déjà pris des mesures en ce sens. Et 41 % d’entre elles n’imposent même plus une présence régulière au bureau.

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Comment la petite Lituanie est devenue un géant des transports routiers en Europe

Des camions attendent pour traverser le point de passage frontalier de Kalvarija-Budzisko, entre la Lituanie et la Pologne, le 15 mars 2020.

Edvardas Liachovicius s’en souvient comme si c’était hier : en 1996, le Lituanien a pris la direction de Girteka, une microentreprise qui comptait alors un camion, un chauffeur et un employé qui travaillait au siège. « On était dans des bureaux minuscules à l’intérieur d’une usine en brique », raconte-t-il. Six ans plus tôt, le pays avait arraché son indépendance de l’Union soviétique. « Le commerce entre l’Europe et la Russie était en pleine explosion, et nous étions un pays de transit naturel. » Les premiers trajets de ses camions ont relié la Bretagne à la Russie.

Près de trois décennies plus tard, Girteka est devenu l’un des géants du transport routier en Europe : 6 500 camions, 13 000 chauffeurs, 2 000 employés dans les différents bureaux du groupe. Sur les autoroutes d’Europe occidentale, ses véhicules blancs sans logo, spécialisés dans le transport réfrigéré de produits alimentaires, ne sont pas facilement reconnaissables. Les étiquettes « LT », collées à l’arrière des semi-remorques, qui indiquent le pays d’origine, sont en revanche partout.

Etrangeté du marché unique européen, qui a tendance à accentuer les spécialisations par pays, la Lituanie est devenue un géant du transport routier. Avec 0,2 % de la population de l’Union européenne (UE), ce petit pays compte proportionnellement six fois plus de camions (1,2 % des immatriculations européennes) et onze fois plus de kilomètres parcourus sur les routes des Vingt-Sept (2,3 %), selon les données collectées par Rico Luman, économiste à la banque néerlandaise ING.

14 % du produit intérieur brut

Le secteur est devenu un pilier essentiel de l’économie lituanienne, comptant pour 14 % du produit intérieur brut (en incluant la logistique) et 7 % pour le seul transport routier. C’est deux fois plus que la moyenne européenne, selon une étude de la banque centrale de Lituanie. Outre Girteka, le pays compte une dizaine d’entreprises de plus de mille camions. « Dans des pays comme la Hongrie ou la Lettonie, on ne trouve qu’une entreprise de cette dimension », poursuit M. Liachovicius.

La spécialisation de la Lituanie dans le transport routier s’est déroulée en trois étapes. A la chute de l’empire soviétique, sa géographie – la plus au sud des trois pays baltes au carrefour de l’Europe, de la Russie et de la Scandinavie – en a fait un lieu naturel de transit. En 2004, le pays est devenu membre de l’UE, obtenant le droit de livrer sans limite entre les différents pays du marché unique. Enfin, la crise de la zone euro, de 2010-2015, et les premières sanctions contre Moscou, à partir de 2014, ont eu deux effets : ayant perdu l’accès à la Russie, les entreprises lituaniennes ont été forcées de se concentrer sur le marché européen, tandis que la récession à travers le continent a provoqué une sévère guerre des prix dans le transport routier.

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Les entreprises françaises en difficulté, des emplois menacés

Le site de production des Ateliers Réunis Caddie, à Dettwiller, près de Strasbourg, le 5 janvier 2022.

C’est une liste inquiétante, qui s’allonge jour après jour, à bas bruit. Caddie, l’ancien numéro un mondial du chariot de supermarché, est placé en liquidation judiciaire − 108 emplois sont menacés à Dettwiller (Bas-Rhin). Bosch, l’équipementier automobile, va fermer son usine de Mondeville (Calvados) en 2026, faute de repreneur − 413 salariés sont concernés. Valeo, autre grand nom de la sous-traitance automobile, se sépare de ses sites de L’Isle-d’Abeau (Isère) et de La Suze-sur-Sarthe (Sarthe) ainsi que de son centre de recherche de La Verrière (Yvelines) − 1 000 emplois sont en jeu.

Bolton Food ferme sa dernière usine Saupiquet à Quimper − 155 salariés sont menacés. Mais il y a aussi Metalliance, le fabricant d’engins de manutention basé à Saint-Vallier (Saône-et-Loire), 180 salariés, lui aussi en redressement judiciaire. Comme le papetier Stenpa et ses 130 salariés à Stenay (Meuse), ou l’usine pharmaceutique Recipharm à Monts (Indre-et-Loire), 222 emplois, sous la menace d’une fermeture…

Ces dernières semaines, les nuages s’amoncellent au-dessus de l’économie et des entreprises françaises. Dans de nombreux secteurs, les annonces de fermeture, de mises en liquidation judiciaire ou de délocalisations se multiplient. Selon l’observatoire du groupe Banques populaires Caisses d’épargne (BPCE), 16 405 entreprises se sont retrouvées en situation de défaillance au deuxième trimestre. Le groupe Altares, spécialisé dans les données sur les entreprises, a comptabilisé, lui, 16 371 défaillances sur la même période, en hausse de 23 % en un an. Parmi les secteurs particulièrement touchés figurent l’industrie manufacturière et surtout la construction, frappée par la crise profonde du logement.

Une « saignée »

L’exécutif se targue d’avoir créé près de 2 millions d’emplois en France depuis 2017, dont près de 120 000 dans l’industrie. Mais cette relance réelle de l’emploi, en particulier dans les services, ne s’est pas accompagnée d’une reprise de la productivité des entreprises et donc d’une hausse de la croissance. Et la création d’emplois diminue depuis le début de l’année. « Au premier trimestre, le pays a enregistré 44 % de hausse des suppressions d’emplois par rapport à la même période, en 2023, et une baisse de 17 % des créations d’emplois », souligne David Cousquer, fondateur du cabinet de recherche Trendeo.

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Le 22 mai, quelques jours après l’événement Choose France, organisé à Versailles le 15 mai, et la promesse de nombreux investissements industriels à venir, la CGT a battu en brèche le discours gouvernemental en recensant « 33 021 emplois supprimés ou fortement menacés » dans le pays depuis septembre 2023. Evoquant une « saignée », la centrale syndicale estime que, « en intégrant la sous-traitance et l’intérim, on peut évaluer à au moins 60 000 le total des emplois impactés ».

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La verrerie Duralex reprise par les salariés

Une chaîne de production à l’usine Duralex, à la Chapelle-Saint-Mesmin (Loiret) près d’Orléans, le 1ᵉʳ juillet 2021.

Le soulagement est de taille pour les 228 salariés de la verrerie Duralex de La Chapelle-Saint-Mesmin (Loiret). Et peut-être aussi pour les enfants français qui continueront de deviner leur âge au fond du verre iconique, à la cantine. Vendredi 26 juillet, le tribunal de commerce d’Orléans a choisi un repreneur parmi les trois candidats et a, de fait, empêché la liquidation de l’entreprise. C’est l’épilogue d’une dernière crise chez Duralex, depuis son placement en redressement judiciaire, fin avril, et après qu’un délai supplémentaire a été accordé aux repreneurs potentiels.

C’est donc le projet de société coopérative et participative (SCOP) qui a retenu les faveurs du juré. Celui-ci, porté par le directeur de l’usine, François Marciano, a été soutenu par 60 % des salariés. Le projet promet un maintien de la totalité des effectifs, mais aussi « une diversification de l’offre de produits, une extension des marchés, un développement des partenariats ».

Orléans Métropole s’est proposé d’acquérir le foncier, pour une somme évaluée entre 5 et 8 millions d’euros, et la région Centre-Val de Loire de se porter garante financièrement, en plus d’une avance remboursable de 1 million d’euros. Une manière de rassurer les banques appelées également à financer cette reprise. Les salariés ont déjà été sollicités pour une première participation, laquelle servira à financer un peu du rachat des deux lignes de production.

« Le chemin d’une nouvelle économie »

M. Marciano se dit « soulagé pour l’ensemble des salariés qui se sont battus comme des lions depuis deux mois. Maintenant, ils sont plus que motivés. On invite tous les Français à acheter du Duralex ! » D’après la députée européenne écologiste Majdouline Sbai, qui a soutenu le projet de SCOP, « c’est le début d’une aventure géniale qui commence, le chemin d’une nouvelle économie ». Comme pour les ouvriers de l’horlogerie Lip, à Besançon, en 1973, « ici on fabrique, on vend, on se paie ! ».

Le président socialiste de la région, François Bonneau, se dit lui aussi « très soulagé ». « Cela va être une SCOP à part entière, de taille remarquable pour un marché largement international. Il n’était pas envisageable que des produits indispensables comme des verres de table soient fabriqués hors d’Europe. » Et de saluer « le comportement exemplaire malgré les épreuves » des 228 salariés jusqu’à l’issue d’aujourd’hui.

En novembre 2022, les fours avaient été mis en veille pour cinq mois et les employés, placés au chômage partiel, sur décision de la direction, en raison de la hausse du prix de l’énergie. Une aide de 15 millions euros de l’Etat n’a pas empêché, ensuite, le placement en redressement judiciaire.

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« Vers une économie de l’alliance » : passer de l’échange au partage

L’« oikonomia » désigne notre façon de construire et de gérer notre « maison » et, par extension, la vision qui nous anime pour bâtir notre monde. De son choix dépendent notre modèle de société et notre rapport à autrui (altérité ou repli). Au vu des enjeux qui nous font face (en particulier sur le plan écologique), il y a aujourd’hui urgence à faire évoluer cette « oikonomia ». Tel est le constat dressé par Philippe Lukacs, professeur de management de l’innovation à Centrale Paris, dans son ouvrage Vers une économie de l’alliance (Erès).

Pour appuyer sa thèse, l’auteur présente dans un premier temps la logique qui est aujourd’hui à l’œuvre dans nos sociétés. Elle repose sur le principe de « réification » (du latin res qui signifie « chose »). Cette « économie de l’échange » dessine un « monde où tout est transformé en “choses” : les hommes, les relations entre les hommes, les relations à l’environnement ». Dans cette société déshumanisée, tout n’est évalué qu’à l’aune de la valeur marchande prise dans l’échange. Cette logique pénètre bien évidemment le monde de l’entreprise où « la tyrannie du reporting trimestriel » règne, et où « la réalité est aplatie par les chiffres ».

De même, cette logique du « marchand absolu », selon les termes de l’ethnologue Robert Jaulin (1928-1996), n’a pour unique but que l’accroissement de son avoir. Une fuite en avant, à contresens des impératifs contemporains : « Il est clairement impossible de continuer à bâtir notre monde social selon une logique qui renforce notre tendance naturelle au refus des limites, alors qu’il est devenu vital d’agir dans un cadre imposé par les limites de la nature, que nous connaissons désormais. »

Pour faire face aux défis du moment, M. Lukacs esquisse un autre modèle, une autre « oikonomia » : l’« économie de l’alliance ». Elle doit permettre de « passer de l’attention aux biens à l’attention aux liens ». Elle implique des relations de partage qui « considèrent une équivalence de valeur a priori entre soi et l’autre » et à travers lesquelles « quelque chose, parce que partagé, génère du commun pour les protagonistes et s’inscrit dans le collectif ». Cette nouvelle logique doit favoriser la sensibilité commune à l’environnement, au non-chiffrable, au temps long.

L’épanouissement dans le travail

Dans le monde du travail, ce sont les démarches d’économie circulaire qui doivent donc être valorisées, de même que les initiatives locales, en circuits courts, favorisant les liens directs entre le consommateur et le producteur. Ce sont, par exemple, les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne dans le secteur de l’alimentation, ou Enercoop dans celui de l’énergie.

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Chômage : au deuxième trimestre 2024, légère baisse du nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A

Le nombre de chômeurs inscrits à France Travail en catégorie A (sans activité) a légèrement diminué au deuxième trimestre en France (hors Mayotte), avec une baisse de 0,4 % portant leur nombre à 3,01 millions, selon les chiffres publiés jeudi 25 juillet par le ministère du travail.

En incluant l’activité réduite (catégories B et C), le nombre de demandeurs d’emploi s’établit à 5,389 millions. Il diminue de 0,2 % sur le deuxième trimestre et croît de 0,8 % sur un an, selon la Direction des statistiques du ministère du Travail (Dares).

Au premier trimestre, le chômage était quasi stable avec une très légère baisse de 0,1 %, portant le nombre de personnes inscrites à 3, 028 millions. Sur un an, la hausse en catégorie A est de 0,2 %. Elle est de 0,8 % en catégorie A, B et C.

En catégorie A, pour la seule France métropolitaine, le nombre de demandeurs d’emploi baisse de 0,4 % (-11 100 inscrits) sur le deuxième trimestre. Ce nombre diminue de 1 % chez les moins de 25 ans au deuxième trimestre (+ 3,4 % sur un an), de 0,2 % pour ceux âgés entre 25 et 49 ans (+ 0,3 % sur un an) et de 0,5 % pour les 50 ans et plus (-1 % sur un an).

En France métropolitaine, le chômage des hommes diminue de 0,1 % (+ 1,1 % sur un an) au deuxième trimestre, tandis que le chômage des femmes diminue de 0,7 % (-0,5 % sur un an). Sur le front du chômage longue durée, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits depuis un an ou plus (en catégorie A, B, C) diminue de 0,6 % (+ 0,3 % sur un an).

Le Monde avec AFP

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Dominique Méda, sociologue : « Pour réussir la transition climatique, il faut engager dès maintenant la formation et la reconversion des emplois »

La route vers la neutralité carbone promet un bouleversement important du marché du travail : la fin annoncée des véhicules thermiques modifie déjà le secteur de l’automobile et la fin progressive d’activités polluantes va peser sur plusieurs industries. A l’inverse, certains secteurs devraient voir leurs effectifs augmenter, notamment dans les énergies renouvelables ou la rénovation des bâtiments. Mais ce chemin est semé d’embûches et fait naître des craintes sur les risques pour les salariés et les entreprises. La transition climatique peut-elle se faire sans détruire des centaines de milliers d’emplois ? Dans quel secteur est-il possible d’en créer de nouveaux ? Comment faire pour mettre en place la formation et les outils nécessaires pour réussir à complètement transformer le marché du travail ?

Pour répondre à ces questions, cet épisode du podcast « Chaleur humaine », diffusé le 18 avril 2023 sur le site du Monde, donne la parole à Dominique Méda, sociologue spécialiste du travail. Nous en publions ici des extraits.

Pour atteindre la neutralité carbone, il faut se débarrasser des énergies fossiles : le pétrole, le gaz, le charbon. Concrètement, cela veut dire que des pans entiers de l’économie doivent se transformer et donc que des emplois risquent de disparaître. De quoi parle-t-on ?

Des secteurs qui émettent des gaz à effet de serre, qu’il va falloir considérablement réduire ; par exemple, la voiture thermique, celle dont l’Europe nous dit qu’elle ne sera plus en vente en 2035, mais aussi l’agriculture intensive, des industries comme le ciment, etc. Dans tous ces secteurs il y a en effet des emplois qui vont devoir se transformer. Toute la question est la simultanéité entre la disparition de ces emplois et la création de nouveaux emplois. Ça ne va pas se faire du jour au lendemain, d’où la nécessité absolue d’anticiper, c’est-à-dire vraiment de faire un grand scénario, sans doute à vingt ans. Donc mettez-nous au travail ! Repérons les secteurs menacés, les entreprises menacées, et mettons en place toutes les politiques publiques, toutes les aides, toute la concentration d’intelligence qu’on peut avoir pour aider à leur transformation.

Dans le secteur de l’automobile par exemple, le travail mené par le groupe de réflexion The Shift Project estime que 300 000 emplois pourraient être détruits…

Le problème, c’est qu’il faut supprimer peu à peu les véhicules thermiques, passer au véhicule électrique, et peut-être ne pas conserver le même nombre de véhicules en général. On sait qu’il faut développer le vélo, la marche, plein d’autres moyens de transport plus doux, mais le problème c’est qu’on a besoin de beaucoup moins de main-d’œuvre pour fabriquer un moteur électrique, environ 60 % de moins.

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« Pourquoi la France n’est-elle pas parvenue à se doter au fil de ses soubresauts politiques d’un modèle économique consensuel ? »

Nos partis politiques ne sont pas les meilleurs économistes du pays… Depuis deux siècles, chacun s’accroche à une vision idéologique des équilibres macroéconomiques qui n’a guère varié : les libéraux professent l’efficacité des marchés libres depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, la répartition de la valeur devant rester leur affaire, et l’Etat n’aurait pas à s’en occuper ; les socioredistributifs, auxquels les échecs de l’Etat-providence n’ont rien appris jusqu’à ce jour, affichent depuis la grande crise des années 1930 un keynésianisme ; quant aux étatistes, qui ont eu leur heure de gloire à travers le redressement gaulliste, ils n’avouent pas qu’ils sont enfermés dans le protectionnisme et l’affaiblissement des droits contractuels des parties.

La crise démocratique actuelle a relancé cette triple offre régressive et dépassée, qui s’émancipe des savoirs d’efficacité économique existants et fait fi des schémas adoptés par la plupart de nos partenaires développés. En plus du fait qu’elle représente un coût social et démocratique très élevé.

Mais pourquoi donc la France n’est-elle pas parvenue à se doter au fil de ses soubresauts politiques d’un modèle économique consensuel qui aurait permis de sanctuariser les grandes règles du jeu économique applicables aux entreprises ? L’explication la plus connue est la complicité inavouée entre un pilotage étatique qui ne se lasse pas de faire gonfler la sphère de l’aide publique et les grands groupes qui savent négocier leur liberté et leur fiscalité, sans que la réflexion sur l’intérêt général soit très approfondie.

Sans incitation ni contrainte réelle

C’est ce mécanisme que révèle, par exemple, le récent rapport du Sénat sur la façon dont Total assume plus ou moins les intérêts collectifs français : les sénateurs en ont conclu qu’une action publique spécifique devrait permettre à l’Etat de faire mieux respecter les intérêts énergétiques français par la multinationale.

Les trois modèles historiques ont leurs thuriféraires intéressés dans chaque camp. Ils occultent la montée des aspirations de la plupart des Français pour une économie responsable, alliant des principes de bonne gouvernance à une juste répartition de la valeur, en passant par des constantes de fiscalité et de contribution locale et sociale visant un « juste profit ».

Fixer un tel objectif suppose une convergence sur le fond entre plusieurs forces motrices : le système de régulation institutionnalisé doit exprimer l’intérêt général, les forces politiques doivent se donner des limites dans l’expression de leur préférence ; les forces sociales doivent faire vivre une vision commune en se retrouvant dans une politique contractuelle élargie.

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