Archive dans mars 2023

Filière bois : les autorités françaises dans le piège du « chantage à l’emploi »

L’usine Fibre Excellence de Tarascon (Bouches-du-Rhône), le 30 juin 2014.

Paper Excellence est un groupe canadien qui a racheté, en 2010, deux usines de pâte à papier en France, à Tarascon (Bouches-du-Rhône) et Saint-Gaudens (Haute-Garonne), à travers sa filiale Fibre Excellence, et se bat depuis pour poursuivre leur activité. Le tout dans un marché mondial très concurrentiel et face à des normes environnementales toujours plus exigeantes. Difficile équation.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Le tour de passe-passe de deux groupes pour dévorer le marché mondial du papier

Voilà en tout cas l’histoire telle que Fibre Excellence la raconte. Ce que ne dit pas le groupe, c’est qu’il est en réalité contrôlé par le riche indonésien Asia Pulp and Paper (APP), comme le démontre l’enquête « Deforestation Inc » menée par Le Monde avec le Consortium international des journalistes d’investigation.

Ces révélations éclairent d’un jour nouveau les tractations incessantes entre Paper Excellence et les autorités locales et nationales. Depuis une dizaine d’années, le papetier bénéficie d’une certaine mansuétude des pouvoirs publics, malgré plusieurs entorses à ses obligations environnementales et fiscales, au nom de la préservation des emplois. Mais est-il vraiment le bienfaiteur qu’il prétend être ?

« Deforestation Inc. », une enquête internationale

Mettre fin à la déforestation d’ici à 2030. C’est l’engagement pris par une centaine de pays à la COP26 en Ecosse, fin 2021, mais sa réalisation reste très incertaine. Failles dans les réglementations, industriels et certificateurs peu scrupuleux… L’enquête internationale « Deforestation Inc. » dévoile les mécanismes qui rendent la prédation environnementale possible. Cent quarante journalistes d’une quarantaine de médias partenaires au sein du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde, ont travaillé sur ce projet.

Premier pollueur, dernier payeur

Un exemple illustre bien les pratiques agressives du groupe. L’usine Fibre Excellence de Tarascon (Bouches-du-Rhône) rejette de grandes quantités de polluants dans l’eau, à cause des procédés utilisés pour blanchir sa pâte à papier, notamment en utilisant du chlore – elle fait d’ailleurs partie des sites de contamination présumée aux « polluants éternels » (PFAS), selon une récente enquête du Monde. En vertu du principe du pollueur-payeur, le site doit s’acquitter de la plus importante redevance pollution industrielle à l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, comprise entre 2 et 3,5 millions d’euros par an.

Lire l’enquête : Article réservé à nos abonnés « Polluants éternels » : le plan de bataille des industriels pour éviter l’interdiction du « poison du siècle »

Depuis le rachat de l’usine par le groupe canadien, l’industriel rechigne à payer son dû. « Les relations étaient extrêmement tendues. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour contester leur impôt », raconte Laurent Roy, directeur général de l’établissement public. Fibre Excellence parvient à faire annuler sa contribution pour l’année 2011 devant les tribunaux pour vice de forme. De 2012 à 2017, la filiale française refuse de la payer, jusqu’à accumuler 17,3 millions d’euros de passif.

Paper Excellence fait pression sur les autorités, menace de fermer son site. Qualifiée par certains de véritable « chantage à l’emploi », cette stratégie fonctionne. L’agence de l’eau lui propose un arrangement : en échange d’engagements environnementaux, l’entreprise ne paiera que la moitié de son ardoise dans l’immédiat, puis un million d’euros par an jusqu’en 2025. Le site de Tarascon s’acquitte alors d’un peu plus de 8 millions d’euros et entame la conversion de sa production vers de la pâte à papier écrue, avec un procédé moins polluant. « Ce qui comptait pour nous à l’époque, c’était de récupérer la part la plus importante possible de la redevance [non payée] », plaide Laurent Roy.

Il vous reste 58.06% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Au quotidien « La Montagne », des rotativistes en colère

Le siège du journal « La Montagne », à Clermont-Ferrand, en septembre 2019.

Voilà bientôt deux mois que la tension grimpe à La Montagne. Une colère qui gronde particulièrement au sein de l’imprimerie de Morel-Ladeuil, à Clermont-Ferrand, un des deux centres d’impression du groupe de presse Centre France. Des rotativistes du journal clermontois se sont mis en grève ou ont débrayé à plusieurs reprises depuis la mi-janvier pour manifester contre des conditions de travail et de rémunération qu’ils jugent insatisfaisantes, ainsi que pour afficher leurs craintes découlant de la construction d’une nouvelle imprimerie en 2024.

Quatre numéros de La Montagne ne sont pas sortis des rotatives depuis le jeudi 19 janvier, ainsi que plusieurs journaux du groupe imprimés sur le même site comme Le Populaire du Centre, Le Berry républicain, L’Eveil de la Haute-Loire. Trois représentants du syndicat Filpac-CGT − majoritaire à l’imprimerie de Morel-Ladeuil − et un de FO ont été reçus par la direction adjointe et les responsables de l’imprimerie, mardi 28 février, pour demander le paiement des jours de grève et une augmentation des salaires à l’imprimerie. Jugeant que cette réunion n’avait permis aucune avancée, les rotativistes ont fait un nouveau débrayage dans la nuit de mardi à mercredi, ce qui a rendu impossible l’impression de l’édition de la métropole clermontoise pour la troisième fois.

Les discussions sur les négociations annuelles obligatoires (NAO) 2022 n’ont pas aidé à apaiser les tensions. La direction de Centre France a refusé une augmentation générale des salaires pour ses 1 850 employés, mettant en avant la fragilité du modèle économique de la presse dans un contexte inflationniste. Comme d’autres titres de presse quotidienne régionale en 2022, le groupe présent dans quinze départements a souffert de l’explosion du coût du papier journal et des coûts de production (énergie, encres, distribution…). Un moment d’autant plus délicat que le modèle économique des huit titres quotidiens et des neuf hebdomadaires reste très dépendant du journal imprimé, alors que celui-ci se vend de moins en moins bien. Aujourd’hui, environ 85 % du chiffre d’affaires du groupe Centre France serait en provenance de l’édition imprimée, alors que seuls 15 % viendraient des abonnés à la version numérique.

Déclenchement d’un droit d’alerte

Malgré ce contexte difficile, le groupe s’apprêterait à clôturer ses comptes 2022 à la fin du mois de mars en étant légèrement bénéficiaire, mais la direction aurait averti les syndicats du « risque d’un exercice financier déficitaire en 2023 ». S’inquiétant de la gestion des comptes de l’entreprise, le CSE de La Montagne et plusieurs autres entités du groupe ont déclenché un droit d’alerte afin d’en savoir plus.

Il vous reste 33.87% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

La directrice du régime de garantie des salaires licenciée pour « faute lourde »

Houria Aouimeur-Milano, ex-directrice nationale du régime de garantie des salaires, à Paris, le 17 février 2023.

La sanction, qui était attendue, vient de tomber. Houria Aouimeur-Milano, la directrice nationale du régime de garantie des salaires, a été licenciée pour « faute lourde ». Restée confidentielle jusqu’à présent, cette mesure disciplinaire a été notifiée le 23 février en invoquant de « graves manquements » : train de vie dispendieux, prestations de service conclues au mépris des règles, etc. La mise en cause conteste la décision et soutient, par la voix de ses avocats, qu’il s’agit d’un acte de « représailles », après les signalements qu’elle a effectués sur de graves dérives au sein du secteur où elle évolue.

Le régime de garantie des salaires, connu sous l’acronyme AGS, constitue une entité singulière dans notre système de protection sociale. Il assure la rémunération des femmes et des hommes employés dans des entreprises en difficulté (redressement, liquidation, etc.). Les sommes sont mises à disposition des mandataires judiciaires qui les redistribuent ensuite aux personnels concernés. La gouvernance du dispositif incombe à « l’association AGS », dans laquelle siègent exclusivement des représentants de mouvements patronaux – dont le Medef, qui a un poids prépondérant. Les opérations concrètes, elles, sont menées à bien par la délégation Unédic AGS (DUA), qui est un « établissement » de l’Unédic, l’association gérant l’assurance-chômage.

Fin 2018, Mme Aouimeur-Milano est nommée à la tête de la DUA. Quelques mois plus tard, un audit réalisé par le cabinet EY révèle des dysfonctionnements susceptibles d’engager la responsabilité du prédécesseur de la directrice nationale, Thierry Météyé. Celui-ci se voit reprocher – entre autres – d’avoir attribué de façon « massive et anormale » des dossiers à une avocate. Il est placé à la retraite puis licencié pour faute lourde.

Lire aussi l’enquête : Article réservé à nos abonnés Faillites d’entreprises : une lanceuse d’alerte dénonce le scandale des milliards envolés

Une première série de plaintes est déposée en mars 2019 par plusieurs protagonistes, parmi lesquels le Medef et l’Unédic, pour « vol, corruption et prise illégale d’intérêt ». Très vite, les soupçons de malversations s’étendent à d’autres acteurs – en particulier à des administrateurs et mandataires judiciaires qui auraient trempé dans des combines avec l’ancienne direction de la DUA. Comme le dit à l’époque un haut responsable patronal, « on ne sait pas où est allé l’argent » avancé, dans certaines procédures, à ces professionnels servant d’intermédiaires. Un autre audit est commandé au cabinet Advolis qui s’interroge sur la destination finale de milliards d’euros ayant transité entre les mains de mandataires judiciaires entre 2013 et 2018.

Il vous reste 46.08% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Etre lanceur d’alerte en entreprise n’est plus un combat vain, mais fait beaucoup de victimes

Maureen Kearney (Isabelle Huppert) et Anne Lauvergeon (Marina Foïs) dans « La Syndicaliste », de Jean-Paul Salomé.

Un simple salarié peut-il défendre l’intérêt général ? C’est la question posée par l’histoire de Maureen Kearney, digne d’un roman d’espionnage, relatée dans La Syndicaliste, de Caroline Michel-Aguirre (Stock, 2019) et interprétée par Isabelle Huppert, dans le film de Jean-Paul Salomé qui sort dans les salles de cinéma, ce mercredi 1er mars. L’ex-secrétaire du comité de groupe européen d’Areva est la lanceuse d’alerte qui avait dénoncé un contrat prévoyant un transfert massif de technologies vers la Chine.

« Un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement », dit la loi Waserman, adoptée en 2022 pour renforcer leur protection. Mais a-t-il une réelle marge de manœuvre ?

A écouter les témoignages de ceux qui ont divulgué les scandales d’évasion fiscale chez UBS, de la Dépakine chez Sanofi ou celui d’Areva, les pressions sont considérables pour réduire leur pouvoir d’agir. « Plusieurs personnes avaient essayé de m’arrêter dans mon rôle, jusqu’à quelques jours avant l’agression. J’avais l’intention de porter plainte pour harcèlement moral, mais je n’en ai pas eu le temps », témoigne Maureen Kearney.

En 2012, elle a été sauvagement agressée dans son appartement, quelques jours après avoir fait voter le renvoi devant la justice de son PDG, Luc Oursel, pour non-consultation du comité de groupe sur la stratégie d’Areva. A l’époque, les lanceurs d’alerte n’avaient aucune protection. Elle raconte : « J’étais dans ma salle de bains, quelqu’un est arrivé, m’a mis une cagoule sur la tête, m’a attachée, m’a baissé les collants et a commencé à me couper le ventre. A cet instant, j’ai perdu connaissance. Par la suite, il m’a violée en me disant que c’était le dernier avertissement. »

Lire aussi : « LuxLeaks » : la CEDH reconnaît le Français Raphaël Halet comme lanceur d’alerte et condamne le Luxembourg

Elle a évidemment porté plainte pour viol. Résultat : classement sans suite. « J’ai été protégée pendant trois semaines par des gendarmes à domicile. Puis, j’ai été considérée comme folle. » Mise en examen pour « délit imaginaire », Maureen Kearney sera finalement innocentée en procédure d’appel. Mises en garde, menaces, puis mises en accusation voire agressions continuent d’être le modus vivendi que subissent les lanceurs d’alerte en 2023, comme en 2012.

Il vous reste 59.4% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.