« Ubérisation ». La firme californienne Uber a donné son nom au modèle social de la nouvelle économie. Le système consiste à capter un marché de service grâce à une application et à son algorithme, puis à contraindre de fait les travailleurs prestataires de ce service, atomisés en des centaines de fournisseurs indépendants, de passer par ladite application.
Or c’est bien ce concept, imaginé et industrialisé dès 2010 par Travis Kalanick, le fondateur de l’entreprise américaine, qui est attaqué par la décision de la Cour de cassation du mercredi 4 mars. Mais pour le géant américain du VTC, dont la valorisation s’élevait ce même jour, à la fermeture de Wall Street, à 60 milliards de dollars (environ 54 milliards d’euros), ce n’est pas la seule situation dans le monde où les pouvoirs publics condamnent une forme de supercherie sociale.
Ironie de l’histoire, l’attaque la plus rude à ce jour est venue de Californie, berceau de la société fondée il y a dix ans à San Francisco. En septembre 2019, le congrès de cet Etat américain a adopté une loi contre ce que l’on appelle là-bas la gig economy (« l’économie des petits boulots »). Le texte rend plus difficile, pour les entreprises de plate-forme, le fait de considérer ces travailleurs comme indépendants plutôt que comme des employés.
En novembre, l’Etat du New Jersey a réclamé 640 millions de dollars en pénalités et taxes impayées à la société dirigée depuis 2017 par Dara Khosrowshahi, niant le droit à la firme de qualifier de travailleurs indépendants les personnes travaillant par l’intermédiaire de l’application.
A l’automne, Uber s’est également vu retirer sa licence d’opérateur de services de transport avec chauffeurs à Londres. Transport for London, l’autorité des transports de la capitale britannique, a pointé du doigt un nombre très élevé de chauffeurs non autorisés mais inscrits sur la plate-forme de réservation, au risque de mettre en danger les utilisateurs. Encore une fois, la responsabilité sociale de l’entreprise a été mise en cause.
Echecs et succès
Pour Uber, cette question de la responsabilité est désormais la mère des batailles, alors qu’elle souhaite perpétuer son modèle. L’entreprise, qui n’a jamais gagné un dollar depuis 2010, demeure un foyer de pertes abyssales (8,5 milliards de dollars en 2019 pour 14 milliards de chiffre d’affaires) en raison d’investissements considérables qui accompagnent son développement.
Afin d’imposer son modèle, Uber se bat depuis sa création, devant les tribunaux du monde entier
Un coup de tonnerre s’est abattu, mercredi 4 mars, sur Uber, le géant américain des véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), huit ans après ses débuts en France. La Cour de cassation a, pour la première fois, décidé de requalifier en contrat de travail la relation contractuelle entre Uber et l’un de ses chauffeurs. Cela est susceptible de remettre en cause, non seulement le modèle économique de cette plate-forme, mais aussi l’ensemble des start-up collaboratives qu’elle a inspirées ces dernières années.
Saisie en 2017 par l’un des chauffeurs de la société, la justice, par la voix de sa plus haute juridiction, reconnaît que ce dernier n’est pas, dans les faits, un autoentrepreneur, mais un salarié. Dès lors, son sort relève, non pas de la justice commerciale, comme Uber le défendait, mais de la justice sociale.
« Lors de la connexion » à la plate-forme, il existe « un lien de subordination entre le chauffeur et la société », peut-on lire dans une note explicative de la Cour de cassation, également rédigée en espagnol et en anglais, signe qu’elle revêt une portée dépassant le simple cadre de l’Hexagone. Cet arrêt est « important, car il s’agit d’Uber, dont le modèle a été copié par toutes les plates-formes », se félicite Fabien Masson, l’avocat du chauffeur, qui se dit « fier d’avoir contribué à cette décision de principe ».
Un premier coup de semonce avait été envoyé avec l’arrêt de la Cour de cassation daté du 28 novembre 2018 requalifiant en contrat de travail la relation entre un livreur à vélo et la plate-forme de livraison de repas Take Eat Easy, liquidée en août 2016. A l’époque, la juridiction avait estimé que l’utilisation de la géolocalisation des autoentrepreneurs et le recours à un système de sanction envers les livreurs étaient des critères suffisants pour attester un lien de subordination.
« Lien de subordination »
Actuellement, une centaine de dossiers de demandes de requalification en salariés émanant de chauffeurs Uber se trouvent entre les mains de l’avocat Jean-Paul Teissonnière. « L’avantage de cette décision de la Cour de cassation est qu’elle constitue désormais une référence pour la plupart des cas. Elle clôt le débat juridique », estime Me Teissonnière. Les juges ont certes examiné « un cas particulier, mais on y retrouve tous les critères » qui qualifient le salariat, observe-t-il. Et d’ajouter : ceux-ci « recouvrent exactement les dossiers que nous avons ».
Dans son arrêt, la Cour de cassation valide le raisonnement de la cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 10 janvier 2019. Cette dernière considérait qu’« un faisceau suffisant d’indices se [trouvait] réuni pour permettre (…) de caractériser le lien de subordination », un facteur déterminant pour qualifier un travailleur de salarié. Ainsi, « le chauffeur qui a recours à l’application Uber ne se constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport, analyse la note de la Cour de cassation. L’itinéraire lui est imposé par la société et, s’il ne le suit pas, des corrections tarifaires sont appliquées. La destination n’est pas connue du chauffeur, révélant ainsi qu’il ne peut choisir librement la course qui lui convient. »
Tribune. Alors que vient de reprendre le mouvement de grève à l’Opéra de Paris, et à force d’entendre des approximations sur le régime de ses danseurs, qui leur permet de partir à la retraite à 42 ans, il semble utile d’éclairer le public sur le déroulement de leur carrière. Ancienne danseuse de l’Opéra, je parle par expérience.
Lorsqu’un enfant, à 10 ans, décide de se présenter à l’Ecole de danse de l’Opéra, il sort du circuit normal de la scolarité pour suivre une formation à but professionnel. S’il est admis à l’école de danse à l’issue d’un stage de six mois, il entame un double cursus : école le matin, danse l’après-midi avec deux cours collectifs par jour, cinq jours par semaine, complétés pendant les vacances par des stages. Chaque année, il passe un examen pour éventuellement monter de division, ce qui occasionne un entraînement surintensif. Chaque année, il prépare des « portes ouvertes » et des spectacles (une douzaine de représentations). Il faut compter avec les blessures, les découragements, les sacrifices, les échecs et les réussites, les problèmes de croissance, d’adolescence, etc.
A 16 ou 17 ans, tout se joue dans la « classe d’engagement », à l’issue de laquelle les élèves passent un concours pour intégrer le corps de ballet. Il y a de quatre à six places, rarement plus, pour deux classes (garçons, filles) de douze élèves. Ce concours d’entrée se passe, soit l’année précédant le bac, soit la même année. De ma génération, seuls deux élèves ont eu leur bac. Certains élèves renoncent à le passer pensant pouvoir le préparer une fois embauchés dans le corps de ballet, mais abandonnent l’idée faute de temps. D’autres, comme moi, ratent le concours d’entrée, complètent leur formation ailleurs, et rentrent sur audition quelques années plus tard.
Une fois engagé à 16, 17, ou 20 ans, on est professionnel : cours le matin, répétitions l’après-midi, spectacle le soir (180 spectacles par an, environ 90 par danseurs), week-ends et jours fériés compris – les spectacles du 24, 25, 30, 31 décembre, du 14 juillet sont très prisés – et le dimanche souvent « matinée-soirée », c’est-à-dire deux spectacles dans la même journée. Tous nous adorons notre métier – les spectacles, les créations, les tournées (même si enfiler les pointes après 16 heures de vol n’est pas une partie de plaisir) – même si nous sommes tous inévitablement confrontés un jour à des blessures, nécessitant ou pas une chirurgie réparatrice. Certaines danseuses ont le courage de faire des enfants (je me rappelle encore les sauts du deuxième tableau du Sacre du printemps, huit semaines après l’accouchement par césarienne).
La compagnie aérienne régionale britannique Flybe a annoncé, jeudi 5 mars, avoir été placée en redressement judiciaire et cesser ses activités « avec effet immédiat », affectée par l’épidémie de nouveau coronavirus qui a fait brutalement chuter le trafic aérien dans le monde.
Connect Airways, consortium propriétaire de Flybe, qui comprend notamment Virgin Atlantic et les fonds Stobart et Cyrus, avait déjà sauvé la compagnie aérienne de la banqueroute il y a plus d’un an mais sans parvenir à la ramener à la rentabilité.
Flybe, qui emploie quelque 2 000 personnes, dessert 170 destinations environ à travers l’Europe, et est le principal transporteur sur des aéroports régionaux britanniques comme Aberdeen, Belfast, Manchester ou Southampton.
Cette annonce intervient alors que des médias britanniques affirmaient que la compagnie risquait de se retrouver à court de liquidités si elle n’obtenait pas un prêt de l’Etat de 100 millions de livres.
La Cour de cassation a confirmé mercredi 4 mars la « requalification (…) en contrat de travail »du lien unissant Uber et un chauffeur, assurant que son statut d’indépendant n’est « que fictif », en raison du « lien de subordination » qui les unit. Un tel arrêt, une première en France, remet en cause le modèle économique du géant américain, déjà attaqué en Californie, notamment.
La plus haute juridiction française a jugé que le chauffeur « qui a recours à l’application Uber ne se constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport ». Pour la Cour de cassation, la possibilité de se déconnecter de la plate-forme sans pénalité « n’entre pas en compte dans la caractérisation du lien de subordination ».
L’arrêt liste de nombreux éléments qui ne recouvrent pas les critères du travail indépendant : un itinéraire imposé au chauffeur, une destination inconnue, « révélant ainsi qu’il ne peut choisir librement la course qui lui convient », la possibilité pour Uber de déconnecter le chauffeur à partir de trois refus de course… Le conducteur, juge la Cour de cassation, « participe à un service organisé de transport dont la société Uber définit unilatéralement les conditions d’exercice ».
Début 2019, Uber s’était pourvu en cassation après un arrêt de la cour d’appel de Paris estimant que le lien entre un ancien chauffeur indépendant et la plate-forme américaine était bien un « contrat de travail ». La Cour de cassation rejette ainsi le pourvoi d’Uber et confirme la décision de la cour d’appel de Paris.
Ce chauffeur avait saisi la justice en juin 2017, deux mois après qu’Uber eut « désactivé son compte », le « privant de la possibilité de recevoir de nouvelles demandes de réservation », rappelait la cour d’appel. A l’époque, il lui avait été expliqué que la mesure avait été « prise après une étude approfondie de son cas ».
Fabien Masson, l’avocat du chauffeur, s’est félicité auprès de l’Agence France-Presse (AFP) de cette « jurisprudence » qui vise « le numéro un des plates-formes de VTC [voitures de transport avec chauffeur] ». « C’est une première et ça va concerner toutes les plates-formes qui s’inspirent du modèle Uber », a-t-il estimé.
« Cette décision ne reflète pas les raisons pour lesquelles les chauffeurs choisissent d’utiliser l’application Uber », a réagi un porte-parole de la plate-forme, mettant en avant « l’indépendance et la flexibilité qu’elle permet ». Pour Uber, cette décision de la Cour de cassation « n’entraîne pas une requalification immédiate ou automatique de tous les chauffeurs utilisant notre application ».
Si certains chauffeurs sont attachés à leur statut d’indépendant, de nombreux conducteurs pourront s’appuyer sur cette nouvelle décision pour demander la requalification de leur relation contractuelle avec Uber ou d’autres plates-formes en contrat de travail. En clair, le modèle économique d’Uber pourrait s’effondrer.
Ce modèle, au cœur du développement de la firme américaine, a été attaqué par l’Etat américain de Californie, qui a ratifié en septembre dernier une loi visant à contraindre les géants de la réservation de voitures à salarier leurs chauffeurs, afin qu’ils soient mieux protégés.
« Qu’est-ce qu’on veut ? » « Des papiers ! Des papiers ! » « Pour qui ? » « Pour tous ! Pour tous ! » Ils sont toujours là, ils crient et dansent devant le bâtiment du nouveau siège du Monde dans le 13e arrondissement de Paris, les travailleurs sans-papiers africains de ce chantier, chargés de nettoyer le parvis chaque jour. Le 27 février, c’était en effet une fausse victoire. L’employeur de ces ouvriers, la société Golden Clean, n’a pas tenu sa promesse donnée à l’issue d’une négociation, le soir de ce premier jour d’« occupation » du site : il n’a pas apporté les bulletins de salaire de ses ouvriers. Beaucoup travaillait pour lui sur ce chantier depuis mi-2019 et ils n’ont jamais vu une seule fiche de paye, ce qui leur interdit de prétendre à une régularisation.
Alors l’occupation continue. Une occupation limitée toutefois à deux locaux commerciaux au rez-de-chaussée. « Ils ne retardent pas le chantier », constate Louis Dreyfus, président du directoire du Groupe Le Monde. Les premières équipes devaient emménager le 4 mars.
Pour tenter de sortir de cette impasse, ces travailleurs ont contacté le syndicat CNT-Solidarité ouvrière (SO) qui les représente et les accompagne. Désormais, Golden Clean est « hors jeu », souligne Etienne Deschamps, juriste à la CNT-SO.
La négociation se poursuit
En attendant un plan B, il faut tuer le temps. Les soutiens affluent de divers collectifs et d’anciens salariés de Golden Clean qui ont travaillé sur d’autres chantiers. Direction, un des deux locaux prêtés par Le Monde aux sans-papiers. Là se trouvent les vestiaires pour toutes les entreprises présentes sur ce chantier. Là aussi y dorment certains travailleurs africains, par terre. Il y a quelques tables, des bancs.
En milieu d’après-midi, lundi 2 mars, certains jouent ou lisent sur leur smartphone, d’autres font leur prière ou discutent. Entourée par une soixantaine de travailleurs, une militante du collectif Action mobilisation BTP Ile-de-France annonce au micro qu’elle va chanter une chanson écrite par des ouvriers du BTP. « Ecoutez nos voix, qui montent des chantiers, nos voix de prolétaires…(…) Marre de trimer pour un salaire de misère, de finir le corps brisé avant la retraite… » Applaudissements. Avant que l’auditoire ne reprenne le rituel « Qu’est-ce qu’on veut ? », etc.
La négociation se poursuit. « On discute avec une entreprise pour qu’elle reprenne les contrats de travail », indique M. Dreyfus. Il reste environ un mois de travail sur ce site. Mais l’idée est d’essayer, précise-t-il, de « donner des perspectives un peu plus longues sur d’autres chantiers » qu’aurait cette société de nettoyage dont il tait le nom pour le moment.
Il faut donc identifier les travailleurs qui pourraient prétendre à une reprise de leur contrat et donc définir les périodes de travail prises en compte. Une notion est en réalité ambiguë car « pour les entreprises, les sans-papiers sont interchangeables, explique Marion, juriste elle aussi à la CNT-SO. On les fait remplacer, on les met ailleurs. » La discussion est serrée. « Je fais tout ce que je peux, souligne M. Dreyfus. Après, il ne faut pas mettre l’entreprise en péril. On ne peut pas être durablement propriétaire d’un immeuble vide. »
Largement saluée au départ comme une promesse de financement dans un secteur en souffrance, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) va-t-elle réussir le tour de force de devenir la cause d’une mobilisation d’ampleur, contre elle, dans le monde scientifique ? Une coordination nationale des « facs et des labos en lutte » appelle à faire de jeudi 5 mars « le jour où l’université et la recherche s’arrêtent ». Un appel soutenu par les syndicats du secteur, toutes tendances confondues, qui ont déposé des préavis de grève.
« Des mobilisations et des actions sont prévues dans l’ensemble des universités du territoire », soutient Marie Sonnette, maîtresse de conférences en sociologie et membre de cette coordination, réunie pour la première fois en décembre 2019 dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites.
« Ce que nous savons de la LPPR va dans le sens de la casse du service public, avec plus de précarité et moins de financements pérennes », dénonce l’universitaire. En tête des revendications de cette journée : le retrait du texte et la demande d’un « plan de titularisation massif des 130 000 précaires et vacataires » de l’université et de la recherche, et de « créations de postes ».
Un an après l’annonce par le premier ministre, Edouard Philippe, en février 2019, de ce projet de LPPR, ayant vocation à investir de manière durable et à la hauteur des besoins dans la recherche, le texte n’est pas encore connu dans le détail, mais il est au cœur de la contestation qui monte depuis trois mois dans une partie de la communauté universitaire.
Loi « inégalitaire » et « darwinienne »
Selon les chiffres de la coordination, plus d’une centaine d’universités et d’écoles, près de 300 laboratoires et 145 revues scientifiques en sciences humaines et sociales sont impliqués dans le mouvement, qui prend la forme de motions de défiance, d’actions diverses comme des flashmobs, ou encore de participation aux manifestations interprofessionnelles. Un vent de contestation comme il n’en a pas soufflé dans le secteur depuis le mouvement contre la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) de 2009.
Comment en est-on arrivé là ? L’objectif, toujours affiché par le gouvernement, d’atteindre 3 % du produit intérieur brut (PIB) investi dans la recherche – dont 1 % pour la recherche publique – fait l’unanimité.
En revanche, les paroles du patron du CNRS, Antoine Petit, prononcées fin novembre 2019 et plaidant pour une loi « inégalitaire » et « darwinienne », ont suscité une première vague d’indignation, dans une branche d’activité où la compétition et le temps passé à répondre à des appels à projets pour décrocher des financements sont déjà largement décriés.
La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018 a ouvert la possibilité aux entreprises de créer leur propre centre de formation d’apprentis (CFA). Une soixantaine de sociétés s’en sont emparées. « La loi a été l’élément déclencheur », explique Françoise Merloz, directrice du premier CFA interentreprises : le CFA des Chefs, créé par Adecco, Accor, AccorInvest, Korian et Sodexo. Il va accueillir ses premiers apprentis à partir du 23 mars à Paris, Lyon et Marseille.
« La loi a débloqué les règles qui bridaient l’apprentissage.Les freins ont été levés », s’était félicitée la ministre du travail Muriel Pénicaud, le 14 février, lors de la présentation des chiffres de l’apprentissage en 2019. L’autorisation administrative des régions, jusqu’alors nécessaire à toute ouverture de centre, a été remplacée par une simple déclaration. Et le financement ne se fait plus directement par les régions, mais par l’intermédiaire des branches professionnelles en fonction du nombre d’apprentis accueillis, à partir de « coûts contrats ». « Ces montants forfaitaires nous offrent de la visibilité sur les ressources », apprécie François Milioni, directeur de la formation du groupe Schneider Electric.
« Ces CFA sont une réelle opportunité pour les entreprises qui peuvent adapter les cursus à leurs nouveaux besoins en compétences », explique Yann Bouvier, chargé de mission à la Fondation innovation pour les apprentissages (FIPA) qui regroupe treize entreprises dont Air France, BNP, La Poste, EDF, Total, Veolia, Thales… La fondation va publier un guide pratique destiné aux employeurs désireux de créer leur CFA d’entreprise, car « c’est un projet qui se réfléchit. Comme pour une création d’entreprise, il faut mener une étude d’opportunité et faire un business plan », avertit M. Bouvier.
« Assurés d’avoir un poste »
Les problématiques des entreprises sont diverses. Pour certaines, il s’agit de répondre à des besoins du marché de l’emploi qui ne sont pas – ou insuffisamment – couverts. C’est le cas de la restauration où les besoins en main-d’œuvre sont énormes. « Nos cinq groupes –Adecco, Accor, AccorInvest, Korian et Sodexo – recrutent 11 000 personnes par an en cuisine. Nous pourrions en embaucher 4 000 de plus », illustre Françoise Merloz. Le CFA des Chefs accueillera cinq cents apprentis en 2020, puis 1 000 par la suite. A la clé : l’obtention d’un titre professionnel de cuisinier, ou d’un CAP cuisine. A partir de 2021, il sera possible de décrocher un bac pro cuisine ou un brevet professionnel des arts culinaires. « Tous nos apprentis sont assurés d’avoir un poste à l’issue de la formation », souligne la directrice.
Les rencontres RH, le rendez-vous mensuel du Monde sur l’actualité du management créé en partenariat avec Leboncoin, se sont tenues, jeudi 27 février, à la Maison de l’Amérique latine sur la place de la politique en entreprise. Quelle est la frontière entre l’engagement sociétal et la politique ? De la parole des dirigeants au militantisme des salariés, l’expression politique doit-elle passer la porte du bureau ? Peut-elle être libre ?
« Quand Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, prend position sur la retraite, ça paraît normal. En revanche, sur un sujetdiplomatique ou une question sociétale, c’est différent. Pourtant aux Etats-Unis, c’est déjà le cas. Des entreprises comme Nike ont pris des positions sur l’immigration et fait campagne dessus [affiche publicitaire de 2018 avec Colin Kaepernick]. Autre exemple, quand des entreprises de la Silicon Valley [Apple et Facebook en 2014] soutiennent ouvertement la GPA, ce n’est pas anecdotique. Dans le sillon des Etats-Unis, la France arrive aujourd’hui à l’âge de l’activisme politique des dirigeants et des directions des ressources humaines, », affirme le sociologue Jean-François Amadieu.
Qu’ils soient dans le textile, la distribution, l’import-export, le conseil ou la santé, les DRH présents aux « Rencontres RH » du 27 février confirment que la politique entre de plus en plus dans l’entreprise. Elle y accède au travers de l’engagement sociétal, attendu par les salariés. « Les collaborateurs attendent que l’entreprise les engage au-delà d’elle-même », affirme Emmanuelle Aufray, la DRH de Caroll International. Or, « ce qu’on cherche, c’est l’engagement des salariés, un supplément d’âme qui peut avoir une proximité par rapport à leur engagement personnel », explique Pascal Guérinet, DRH du Groupe Elsan, spécialisé dans les cliniques privées.
« Les préoccupations sont à des années-lumière des élections municipales. Dans le textile, le débat politique s’intègre par la responsabilité sociale des entreprises [RSE]. L’écoresponsabilité est devenue la norme. Les salariés comme les clients veulent connaître la traçabilité des produits, s’assurer qu’on n’est pas des gros méchants qui font travailler des enfants. Soit l’entreprise exprime ses engagements et les tient, soit elle meurt », témoigne Emmanuelle Aufray. « La RSE contribue largement à la fierté des collaborateurs et à leur engagement », souligne Cécile Desrez, la DRH de la Compagnie française en Afrique de l’Ouest (CFAO), multinationale d’import-export.
Porteuse de bénéfices
La frontière entre l’engagement sociétal et la politique est ténue. Chez PageGroup, « on va au-delà de la RSE. L’entreprise ne milite pas sur des sujets purement politiques, mais on a dépassé le cap de la neutralité, explique Stéphanie Lecerf, DRH de PageGroup (Michael Page) et présidente de l’association A compétence égale. Lorsqu’on a signé la charte de l’Autre Cercle pour s’engager en faveur des LGBT +, on voulait que chacun puisse être “lui-même” au travail. Des collaborateurs nous ont interpellés, estimant que le sujet relevait du “domaine privé”, raconte-t-elle. Mais aujourd’hui vie privée et vie professionnelle sont de plus en plus proches. Michael Page s’est engagé pour une entreprise inclusive, mais en précisant qu’on ne se positionnerait pas sur la question plus politique du mariage [pour tous]. »
La politique au travail est porteuse de bénéfices. Félix De Monts, fondateur et DG de la jeune start-up de lobbying Vendredi affirme que « les entreprises ont fait bouger les lignes en menant des combats politiques, comme sur la parentalité, par exemple ». « Aux Etats-Unis, ce sont les firmes qui les premières ont introduit les droits LGBT avant les Etats », renchérit le sociologue Jean-François Amadieu.
Mais les DRH prennent une série de risques avec la politique. « Les évolutions sociétales sont très poreuses pour les entreprises. Certaines font le choix de s’investir comme Michael Page sur LGBT +, mais dans la vie politique au quotidien, l’entreprise doit garder une certaine neutralité, explique Cécile Desrez. Très présente en Afrique, la CFAO a toujours cherché à conserver une certaine réserve. Car il est difficile de séparer la parole d’un dirigeant de celle de l’entreprise. Quand il y a des élections, on ne prend jamais parti pour un candidat. On est par ailleurs confrontés aux critiques sur notre présence [française] sur le continent, mais l’entreprise reste une zone de neutralité. La parole est différente quand on sort de l’entreprise. »
Les invités du 27 février
Ont participé aux Rencontres RH du 27 février : Jean-François Amadieu, sociologue, professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et décodeur du mouvement des « gilets jaunes » ; Emmanuelle Aufray, DRH de Caroll international ; Cécile Desrez, directrice des ressources humaines et de la RSE de la Compagnie française en Afrique de l’Ouest (CFAO), Pascal Guérinet, DRH du Groupe Elsan ; Stéphanie Lecerf, DRH de PageGroup et présidente de l’association A compétence égale ; Félix de Monts, fondateur et DG de Vendredi ; Anne Rodier, journaliste, Le Monde ; Gilles van Kote, directeur délégué, Le Monde.
Quoique, « lorsqu’un de nos collaborateurs a choisi de prendre deux mois de congé pour s’investir dans les élections municipales, ça relevait de ses choix personnels, mais on lui a signifié de ne pas le faire en tant que salarié de Michael Page », relate Séphanie Lecerf. La CFAO a rédigé une charte pour expliquer ce qu’un collaborateur peut (ou pas) diffuser sur les réseaux sociaux ; le groupe Elsan, très implanté dans les régions, compte lui avant tout sur le discernement des salariés qui s’expriment sur le Web. Le mouvement des « gilets jaunes » et, dans un autre registre, les réseaux sociaux ont ainsi conduit les entreprises à recadrer la liberté d’expression du salarié hors les murs de l’entreprise.
Carnet de bureau. Les PME de 50 à 249 salariés devaient avoir publié, dimanche 1er mars, leur premier index égalité professionnelle, calculé sur 100 points et quatre critères : la rémunération, les augmentations salariales, l’augmentation au retour du congé maternité et la parité parmi les dix plus hautes rémunérations. Le ministère du travail a déployé les soutiens techniques et humains afin de les aider : un simulateur de calcul, une formation en ligne, une assistance téléphonique (Allo Index Ega Pro), et même des « ambassadeurs » en région et des « référents » au sein de l’administration.
Tout comme les grandes entreprises, à quelques jours de l’échéance, les meilleurs élèves des PME ont communiqué haut et fort sur leurs bons résultats. « Suppression des écarts de salaire : 39/40 ; égalité des chances d’avoir une augmentation : 15/15 ; mise à niveau des salaires au retour d’un congé maternité : 15/15 », total : 94/100, se félicitait ainsi le cuisiniste Schmidt Groupe, le 24 février ; 97, claironnait Heineken trois jours après ; 98, renchérissait Manpower. Les mauvais élèves, en revanche, ne se sont pas davantage vantés que ceux des grandes entreprises. Avec un index inférieur à 75/100, l’entreprise a trois ans pour mettre en œuvre des mesures de correction qui la ramèneront dans les clous. Sinon, la pénalité financière peut aller jusqu’à 1 % de la masse salariale.
« Alerte rouge »
La patience du gouvernement sur ce chapitre n’est pas négligeable. En juin 2019, la ministre du travail, Muriel Pénicaud, indiquait aux deux cents grandes entreprises qui avaient déjà trois mois de retard sur la communication de leur premier index que s’ils ne se conformaient pas « très vite », ils seraient « mis en demeure » et pourraient « avoir des sanctions ». En septembre, dix-sept entreprises ont été mises en demeure. Mme Pénicaud faisait alors un premier point sur les résultats connus. Elle précisait que 18 % des sociétés de plus de 1 000 salariés et 16 % de plus de 250 étaient « en alerte rouge », et qu’elle ferait connaître les noms de celles qui ne seraient pas parvenues à 75 points « au 1er mars prochain [2020] ».
L’obligation de résultat en termes d’égalité introduite par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel est plus compliquée à respecter dans une petite structure : à cause de la composition de l’effectif, parfois essentiellement féminin ou majoritairement masculin ; pour des questions techniques aussi : les salaires moyens ne doivent être calculés que « sur au moins trois personnes », indique le simulateur de calcul du ministère, alors que la taille de l’effectif ne le permet pas toujours. L’entreprise est alors dans un « cas d’incalculabilité » et n’est pas sanctionnée ; enfin, l’absence de service des ressources humaines laisse les plus petites structures démunies.