« L’individualisation du travail conduis à l’explosion des collectifs »

Roger Sue, sociologue du travail, professeur à l’université Paris-Descartes, explique l’objectif de l’essor de l’autoentreprenariat sur le travail.
Selon le sociologue du travail, Roger Sue, « le phénomène des autoentrepreneurs participe d’une forme de désintégration du travail ».
Les entreprises font de plus en plus appel aux autoentrepreneurs pour emplir certaines missions. En quoi cela change-t-il les relations au travail ?
Le phénomène des autoentrepreneurs collabore d’une forme de désintégration du travail. Le travail se fragmente, se parcellise. On n’a moins besoin des gens à plein temps. Nombre d’autoentrepreneurs sont dans la multi-activité et deviennent des prestataires de services. Ce mouvement apporte une agilité dont les entreprises ont besoin. Pour un dirigeant, il est plus facile de gérer une mission ad hoc qu’un emploi. La mission lui admet de mieux définir les objectifs, les compétences, le temps passé.
L’entreprise progresse vers une agrégation d’individualités, sur un temps court. Ce n’est évidemment pas vrai partout, c’est, par exemple, moins le cas dans l’industrie que dans l’économie de la connaissance.
Même si le salariat sera toujours présent et que les syndicats doivent se mobiliser, cette fragmentation du marché du travail est irrémédiable. Or cette individualisation du travail mène à l’éclatement des collectifs et à l’éclatement statutaire.
Quelles sont les conséquences pour les négociations internes à l’entreprise ?
La contagion progressive de la précarisation et externalisation de l’emploi est proportionnellement préoccupante. On est toujours dans un marché du travail dual avec un stock d’emplois à près de 80 % en CDI, mais avec un flux de CDD qui cèdent progressivement leur place aux autoentrepreneurs. La contractualisation inter-individuelle participe à la diminution du rapport de force entre salariés et employeurs et annonce à terme la fin des conventions collectives.
Les formes de travail individuel entraînent une dérégulation du marché considérable, avec une hyper-concurrence. Les plates-formes ont déjà favorisé la dégradation de la situation des autoentrepreneurs. A ce jeu-là, le moins-disant risque d’être gagnant, jusqu’à renvoyer la responsabilité du chômage à l’individu. Un autoentrepreneur sans travail est un individu qui n’aura pas su se vendre.
Comment l’entreprise peut-elle poursuivre sa croissance avec un effectif atomisé ?
Les autoentrepreneurs restent marginaux dans l’entreprise autour d’un milieu dur, qui a tendance à se restreindre, car les activités changent de plus en plus vite et les restructurations s’accélèrent. Le zapping des autoentrepreneurs est payant pour l’employeur car ils réunissent expériences et formations à l’extérieur, mais ils rejettent dans le même temps la notion de fidélisation à l’entreprise.
Au milieu de la crise sociale inédite que traverse la France avec les « gilets jaunes », le patronat est dans sa bulle. Sans doute craint-il les conséquences de la contestation sur l’activité économique. Mais pour le reste, il coule des jours tranquilles, choyé par Emmanuel Macron, qui a répondu à la plupart de ses attentes, et bizarrement ignoré par les « gilets jaunes ».
Quand ceux-ci réclament des hausses de salaires, ils ne se tournent pas vers le Medef mais vers l’Etat, comme si c’était lui qui arrêtait, au-delà du smic, les hausses de rémunération dans les entreprises privées. Et si bon nombre de manifestants sur les ronds-points souffrent de la précarité, on ne les a guère entendus exprimer des revendications sur la question du chômage.
Dans ce contexte tendu, la négociation sur l’assurance-chômage, engagée en novembre 2018, revêtait une importance capitale, ne serait-ce que pour montrer qu’il est encore possible dans ce pays d’obtenir des résultats par le dialogue entre partenaires sociaux. Les organisations patronales – le Medef, la CPME et l’Union des entreprises de proximité (U2P) – ont pourtant décidé, lundi 28 janvier, d’arrêter leur participation.
Le prétexte ? Le jeudi 24 janvier, dans la Drôme, le chef de l’Etat a affirmé une autres fois sa volonté de réguler le recours aux contrats courts par un système de bonus-malus. Face à la fronde, M. Macron a opportunément et fermement rappelé une promesse de sa campagne. Fin septembre 2018, le « document de cadrage » du premier ministre remis aux partenaires sociaux pour cette négociation, qui fixait l’objectif d’une économie de 3 milliards à 3,9 milliards d’euros pour l’assurance-chômage en trois ans, leur laissait le soin de trouver la bonne solution pour réduire le recours aux contrats courts.
L’Etat va prendre la main
Depuis vingt ans, les CDD de moins d’un mois ont été multipliés par 2,5, ce qui représente un surcoût de 2 milliards d’euros pour l’Unedic. Les entreprises, a affirmé Laurent Berger, « utilisent et surabusent des contrats courts ». Pour le secrétaire général de la CFDT, elles « font payer à l’assurance-chômage leur flexibilité interne ». Un système de bonus-malus finirait à moduler les cotisations chômage des employeurs, actuellement de 4,05 %, en fonction du taux de rupture des contrats de travail. Le patronat est vent debout face à une telle réforme, soutenue par les syndicats. Pour Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, elle mènerait à « détruire des CDD et des emplois d’intérim sans pour autant créer des CDI ».
Pour couvrir sa désertion des discussions en cours, qui étaient dans l’impasse et devaient s’achever le 20 février, le Medef a dénoncé l’intervention du président de la République « semblant indiquer que le bonus-malus se mettra en place et ce, quel que soit le résultat de la négociation ». « Tous les efforts menés par les négociateurs pour “déprécariser” les contrats courts ont ainsi été balayés d’un revers de main », a annoncé la CPME.
Le patronat pratique ainsi une politique de la terre brûlée. Alors que le chômage, malgré une légère baisse en 2018, reste à un niveau élevé, la recherche d’un compromis était urgente. C’était aussi l’occasion d’exposer à un président qui ignore volontiers les corps intermédiaires qu’ils savent faire preuve de sagesse. Le patronat a choisi l’option de l’irresponsabilité. L’Etat va prendre la main et, à l’arrivée, il n’y aura que des perdants.