Archive dans juillet 2024

« On ne peut pas se permettre d’être en désaccord », pour les jeunes cadres, l’épreuve des discussions politiques à la machine à café

Amir (tous les prénoms ont été modifiés) a pris ses précautions avant de décrocher : il s’est installé dans une salle insonorisée mais préfère encore parler tout bas. « Je n’ai pas envie de faire de vagues, ni qu’on me stigmatise ou qu’on me donne des trucs ingrats », souffle-t-il. A 24 ans, cet étudiant en école de commerce, franco-algérien, est en stage à la Société générale depuis quelques mois.

A la suite de l’annonce de la dissolution, Amir a senti le vent tourner dans son open space, frappé d’observer « la banalisation du RN [Rassemblement national] parmi une population très aisée et éduquée ». D’ordinaire, son équipe échangeait « surtout des banalités ». « Les discussions sont plus électriques désormais », raconte celui qui a voté pour le Nouveau Front populaire au premier tour des législatives.

Arrivé en France à 18 ans, l’Algérois issu d’un milieu bourgeois avait plutôt l’habitude que l’on souligne son jeune âge dans des contextes professionnels. « Je n’avais jamais eu le sentiment que mes collègues me voyaient comme un Arabe », dit-il, fatigué de les entendre dénoncer « les gauchistes » et relayer des fake news. Sa stratégie, quoi qu’il arrive, comme nombre de jeunes interrogés : hocher la tête, baisser les yeux, se mettre en retrait. « Je termine dans quelques semaines, je me dis que ça va passer. Pour décompresser et tourner ça en dérision, j’envoie chaque commentaire ou petit truc haineux à ma famille. Mon père m’a toujours dit de ne pas réagir aux remarques. Et il vaut mieux ne pas parler politique au travail. »

« Rester opaque »

Ce sujet perçu comme tabou, les jeunes cadres l’ont bien intégré à l’épreuve de la machine à café. La nouvelle génération opte pour la discrétion au bureau. Consciente, notamment, de son statut dans la hiérarchie. Dans le public comme dans le privé. « C’est compliqué du fait de ma “juniorité”, témoigne Célestin, 26 ans, en poste depuis deux petits mois dans un fonds d’investissement. On a besoin d’en parler pour montrer à nos supérieurs que l’on comprend les enjeux associés aux élections dans notre secteur : l’impact sur le monde de la finance a été brutal. En même temps, il faut savoir rester opaque sur nos opinions personnelles, on ne peut pas se permettre d’être en désaccord. »

A l’annonce de la dissolution, le 9 juin, Célestin s’est engagé pour la première fois en allant tracter pour Renaissance, le parti d’Emmanuel Macron. « Ecoanxieux », il se dit de « centre gauche » et n’ose échanger qu’avec le collègue avec qui il partage son bureau. « C’est mon supérieur hiérarchique mais il a 40 ans, précise-t-il. On avait discuté des programmes avant les européennes et j’avais compris qu’on était du même bord : ça facilite le dialogue. » Le reste du temps, à la cantine, la politique semble un non-sujet − « alors que c’est tout sauf un non-sujet ! s’agace le jeune homme. On fait les autruches, on met ça sous le tapis. Je commence à en avoir un peu marre de parler des vacances d’été ».

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Des entreprises éphémères au service de l’emploi des seniors

« Cette expérience m’a permis de sortir de l’isolement et de retrouver une dynamique dans ma recherche d’emploi », apprécie Benoît Jarry, 55 ans. Formateur pour adultes durant vingt ans, il s’est retrouvé « le bec dans l’eau » l’été 2023. Se sont ensuivis de longs mois de recherches infructueuses, durant lesquels on lui a bien fait comprendre qu’il était « trop vieux ». Aussi, lorsque France Travail lui a proposé de rejoindre une entreprise éphémère, à Fréjus, dans le Var, il a décidé de tenter l’expérience. « C’était l’occasion d’échanger avec d’autres personnes dans mon cas. »

Depuis la création des entreprises éphémères en 2015, cinquante éditions (qui peuvent s’adresser à différents âges et différents profils) ont été organisées dans toute la France. Les participants, sélectionnés par France Travail, conservent leur statut de demandeur d’emploi. D’avril à juin, trois éditions spéciales destinées aux plus de 55 ans se sont déroulées en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) : à Marseille, à Fréjus/Saint-Raphaël et à Nice.

« Il s’agit d’une aventure collective pour créer une impulsion », résume Didier Krief, le cocréateur du concept. Le principe de cette vraie fausse entreprise est de rassembler durant six semaines une cinquantaine de seniors qui créent ensemble une entreprise fictive, en lui donnant un nom et en créant un logo. Celle-ci est organisée autour de quatre services : ressources humaines (définition du projet professionnel, entraînement aux entretiens…), communication (webradio, plateau télé, communication externe…), relations entreprises (détection des besoins de recrutement) et web (data), où se côtoient différents profils de demandeurs d’emploi : de l’opérateur en logistique au directeur administratif et financier par exemple.

L’objectif est que chaque participant − appelé « associé » − retrouve à terme une solution professionnelle durable : CDI, CDD de plus de six mois… « Le concept est de miser sur la force du groupe, explique Didier Krief, puisque les 50 chercheurs d’emploi unissent leurs efforts pour décrocher un poste non seulement pour eux, mais aussi pour leurs collègues. Ce sens du collectif est encore plus fort chez les seniors. »

Des discussions, pas de CV

Des coachs accompagnent les « associés » au quotidien pour travailler sur leur CV, réfléchir à leur projet professionnel ou encore leur apprendre à se présenter efficacement. Une aide particulièrement appréciée par Valérie Masurel, 56 ans, qui a participé à la session de Marseille : « Je me suis vraiment sentie soutenue et la simulation des entretiens avec les coachs m’a été très utile », souligne celle qui vient de décrocher en juin un CDD de six mois dans un centre d’hébergement d’urgence, par son propre réseau. « Nous aidons les seniors à identifier leurs croyances limitantes – par exemple, “je suis trop cher” − qui font qu’ils s’excluent d’eux-mêmes en ne candidatant pas à certaines offres d’emploi », explique Jérémy Valency, coach et référent opérationnel sur les opérations seniors de Marseille et de Fréjus.

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Comment l’entreprise peut protéger les salariés du racisme ordinaire

Carnet de bureau. La lettre de propos racistes reçue par Karim Rissouli à son domicile, mardi 25 juin, devrait servir d’alerte à tous ceux susceptibles de lutter contre une banalisation de la parole raciste au travail. Car c’est d’abord au travail que le journaliste de France 5 recevait des injures : « Ce n’est pas la première fois que je reçois ce genre d’insultes. Ça m’arrive régulièrement au bureau. Souvent on en rigole d’ailleurs, entre collègues, c’est le moyen de dédramatiser », témoigne-t-il dans son interview accordée au média en ligne Brut. Mais « quand ça arrive chez soi, il y a une forme de violence supérieure ».

L’expression raciste n’est pas une opinion. C’est une infraction, voire un délit lorsqu’elle est publique : l’injure publique à caractère discriminatoire est passible d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. L’enjeu est de taille : en 2023, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a enregistré 5 000 infractions à caractère raciste, xénophobe ou antireligieux, et 8 500 crimes ou délits, en hausse de 32 % sur un an, selon le rapport de la CNCDH publié le 27 juin.

Au-delà du simple respect du droit, il s’agit de lutter contre la violence qui affecte durablement le salarié et porte atteinte à l’entreprise, qu’elle soit exercée par des clients, des fournisseurs ou des collègues. Dans son essai Le Racisme ordinaire au travail (Editions Erès, 192 pages, 18 euros), la psychologue Marie-France Custos-Lucidi relate les ravages provoqués par des petites phrases du type « Moi pas comprendre toi » adressées à plusieurs reprises à une salariée métisse par sa directrice. Ce n’est ni de l’humour ni inoffensif, mais un acte de pure violence commis, dans ce cas, pour instaurer un rapport de domination. Comment l’entreprise peut-elle en protéger les salariés ?

« Ce n’est pas normal »

Approuvé par une récente décision de justice, Enedis a par exemple mis fin au contrat de travail d’un employé qui avait lancé à un collègue : « Je ne serre pas la main aux Noirs. » Des propos outrageux assimilés à des faits graves « qui ont un impact sur la santé et la sécurité des salariés », a souligné l’employeur à celui qui se défendait de les avoir prononcés « dans le but de plaisanter ».

La mécanique discriminatoire – idée reçue, stéréotype, préjugé, discrimination – particulièrement insidieuse dans des relations de subordination propres au milieu du travail peut pourtant être enrayée avant la sanction. « Pour le manageur comme pour le salarié, la prévention passe par l’intervention sur le choix des mots à la fois pour identifier les violences et pour ne rien laisser passer. Car la violence sournoise sur le lieu du travail passe par une distorsion du langage », explique le sociologue Thomas Périlleux, auteur du Travail à vif (Editions Erès, 2023, 280 pages).

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Construire une stratégie, un exercice de discernement

Décider d’une stratégie, c’est trancher dans les champs des possibles économiques, sociaux ou politiques. Mais l’efficacité d’une stratégie repose aussi sur la formulation d’un futur de l’organisation suffisamment désirable pour que l’on puisse espérer l’engagement durable des parties prenantes qui coopéreront. Au moment où le conseil d’administration ou l’assemblée générale se prononce pour approuver telle stratégie se joue donc un exercice de jugement qui porte sur ces deux niveaux, afin de dégager et d’assumer un choix final.

Un programme stratégique propose d’abord de décider parmi des actions possibles, dont aucune ne s’impose naturellement. Il est normal en effet qu’il existe des options, parfois fortement divergentes, sans quoi les notions même de choix et de stratégie n’auraient pas lieu d’être. Mais les options n’existent qu’au regard d’une hiérarchie de contraintes et de valeurs que le stratège dresse au préalable et selon laquelle il propose d’agir.

C’est cette hiérarchie qui détermine le contenu et la cohérence interne de la stratégie. Par exemple, considérer l’indépendance capitalistique d’une entreprise comme prioritaire impose des choix économiques qui ne sont pas les mêmes si l’accent principal est mis sur le remboursement de la dette ou sur le rachat d’un concurrent. Un programme stratégique sérieux se présente donc moins comme une liste de solutions que comme une échelle de contraintes à affronter et de priorités à résoudre et face auxquelles les solutions envisagées s’avèrent les plus convaincantes.

Savoir trancher

Mais une stratégie doit aussi offrir une vision du futur qui projette l’organisation vers un progrès sans doute idéalisé mais non pas impossible. Une vision d’une œuvre commune suffisamment attirante pour motiver l’engagement de ceux qui seront impliqués dans sa réalisation. Sauf à croire que les parties prenantes et, en particulier, les collaborateurs ne se nourrissent que de chiffres et de calculs, il faut tenir compte de ce que Bergson appelait l’« énergie spirituelle », sans laquelle les calculs les plus rigoureux restent dépourvus de raison. Elle permet de s’extraire de la boue des contraintes en marchant vers un objectif supérieur commun.

L’exigence du rêve a pour revers un risque de découragement quand l’idéal mobilisateur s’essouffle et se réduit à une suite de petites décisions pragmatiques qui empruntent, parfois, des méandres inattendus. Pour autant, la nécessaire distinction des niveaux ne signifie pas leur opposition : elle invite, au contraire, à évaluer régulièrement la mise en œuvre de la stratégie à l’aune de la vision au service de laquelle elle avait été élaborée.

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« L’impression de n’être plus compris ni défendu par personne dans l’entreprise alimente le sentiment de déclassement des salariés, carburant du vote RN »

Parmi les ressorts qui ont conduit à ce que le vote RN [Rassemblement national] irrigue désormais l’ensemble des classes sociales, partant des classes populaires pour entraîner une partie significative des professions intermédiaires et cadres du public comme du privé, se trouve la question du travail : sa rémunération bien sûr, mais aussi sa perception, son intérêt, et ce sentiment qu’il perd de son sens, et même qu’il nous échappe.

Depuis une vingtaine d’années, alors même que la demande d’autonomie monte dans tous les champs de la société, beaucoup d’entreprises régressent sur ce point : excès de process devenant une fin en soi, reporting chronophages, centralisation des décisions sans marge de manœuvre dans la mise en œuvre locale, changements organisationnels permanents affectant la productivité et détournant l’énergie des équipes de leur cœur de métier…

A cela s’ajoutent souvent un recul de la représentativité institutionnelle collective dans l’entreprise, une baisse de la confiance des salariés dans leurs représentants, conduisant de plus en plus à l’émergence de collectifs salariés autonomes. Le tout conduisant au sentiment croissant chez les salariés que ni la direction ni les syndicats ne connaissent en réalité leur travail quotidien.

Les engagements des syndicats et des directions

Cette impression de n’être plus compris ni défendu par personne dans l’entreprise alimente largement le sentiment de déclassement et de dépossession des salariés, et fonctionne comme un carburant du vote RN, promettant à tous les citoyens-travailleurs de reprendre le contrôle de leur vie. Répondre à cette crise du travail passe par un double aggiornamento des syndicats et des directions.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Penser la transition comme un bien commun

Du côté syndical, l’heure est à la mobilisation des forces militantes pour retisser les liens avec les salariés. Les moyens syndicaux existants (sauf dans quelques rares secteurs) le permettent. Il s’agit de construire avec les personnels des propositions concrètes améliorant l’organisation, la qualité et la reconnaissance du travail sur le terrain. Le syndicalisme doit repenser son rôle pour attirer de nouvelles catégories et faire reculer l’abstention aux élections professionnelles. Il lui faut inventer un nouveau modèle de démocratie sociale en encourageant la participation des salariés.

De même, du côté des directions, il est impératif de comprendre, comme les entreprises les plus lucides et innovantes l’ont déjà fait, que l’évolution contemporaine du rapport au travail n’est pas une désaffection ou un désinvestissement du travail, mais au contraire un supplément d’exigence vis-à-vis de son travail et de son entreprise : comprendre en quoi son travail s’inscrit dans un collectif dont on est fier, utiliser l’autonomie dont on dispose pour imprimer sa marque personnelle et bien faire son travail, avoir son mot à dire sur l’organisation du travail et sur la répartition de la valeur qu’il crée, disposer de perspectives professionnelles lorsqu’on souhaite évoluer.

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