Le diplôme n’efface pas l’écart de classe
Les étudiants issus de milieux populaires font beaucoup d’efforts pour trouver un équilibre entre leur milieu d’origine et celui qu’ils rejoignent.
Fils d’ouvrier, Nassim Larfa a usé ses pantalons sur les bancs de collèges et lycées estampillés « zone d’éducation prioritaire ». Aujourd’hui, à 22 ans, il est issu de Sciences Po Paris. Sans être exceptionnel, son parcours est suffisamment rare pour être remarqué. Comme preuve, selon l’Observatoire des inégalités, si près de 30 % des jeunes de 18 à 23 ans sont enfants d’ouvriers, ils ne représentent que 11 % de l’ensemble des étudiants et à peine 6 % de ceux des grandes écoles.
A Sciences Po, Nassim Larfa a découvert un monde totalement différent. « Le décalage avec le lycée était énorme. La très grande majorité des étudiants venaient de milieux très favorisés. Pour eux, l’IEP n’était qu’une étape pour accéder à autre chose, tandis que, pour moi, c’était un aboutissement. » Hélène (le prénom a été modifié) se souvient elle aussi de ses premiers pas à l’EM Grenoble : « Je me suis retrouvée avec des personnes dont les habitudes, les manières de s’amuser, de se détendre n’étaient pas les miennes. Aller boire un verre après les cours ou aujourd’hui après le travail, et organiser des fêtes dans des appartements, c’est quelque chose que l’on ne fait pas dans mon milieu. D’abord parce que ça coûte cher. »
Acquérir les codes sociaux
Car il ne suffit pas de faciliter l’accès des grandes écoles aux étudiants les plus modestes pour que les compteurs soient remis à zéro. « Ce type de scolarité les contraint à traverser l’espace social. Ils doivent fournir un gros effort pour acquérir les codes sociaux du milieu qu’ils rejoignent », analyse Paul Pasquali, sociologue, auteur de Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes (Fayard, 2014).
« Certains étudiants ont un mépris énorme pour toute personne qui ne vient pas du même milieu qu’eux »
A ces difficultés de s’adapter à un nouvel environnement peut s’ajouter le sentiment de ne pas totalement mériter sa place. C’est ce qui est arrivé à Mathilde Millet. Issue de quartiers ZEP, la jeune femme a rejoint l’Institut d’études politiques de Lille après avoir bénéficié d’un dispositif d’égalité des chances. Il n’en fallait pas plus pour la rendre « suspecte » d’avoir bénéficié d’un coup de pouce. « Certains étudiants ont un mépris énorme pour toute personne qui ne vient pas du même milieu qu’eux, notamment les boursiers. » La jeune femme raconte s’être sentie tellement mal à l’aise qu’elle a pensé un moment arrêter. « Alors même que cette école j’en avais rêvé. »
Kylian (le prénom a été modifié) n’a pas profité de programme particulier et il n’a pas intégré une grande école, mais la fac. Il n’empêche, le passage dans l’enseignement supérieur n’a pas été simple pour lui non plus. Dans sa famille, on n’a pas fait d’études et « on ne voyait pas l’intérêt d’en faire ». Lui a commencé par un CAP comptabilité dans un lycée d’Ardèche avant d’enchaîner sur un bac technologique. Une fois son diplôme en poche, il décide de prendre le large et met le cap sur Paris, loin de sa famille. « Lorsque je suis arrivé en fac d’histoire, j’ai tout de suite eu l’impression de ne pas être légitime. »
Séparation de la famille
Un sentiment qu’il ressent d’autant plus fortement que chez lui « il n’y a pas de livres », qu’on ne parle pas « culture » et qu’il a connu « une scolarité chaotique ». « J’avais et j’ai toujours du mal à assumer mon parcours et à dire d’où je viens. Au fond, j’ai honte », confesse-t-il. Pour rattraper son « retard culturel » et « se sentir enfin à sa place », il s’est mis à beaucoup lire, à aller au théâtre, à fréquenter les musées… au prix d’un éloignement avec sa famille. « Mes sœurs regardent la télé-réalité et rêvent de partir en vacances dans des parcs de loisirs, quand moi j’aime la littérature et voyager. C’est difficile à accepter, mais nous n’avons plus rien en commun. Je culpabilise mais tout prétexte est bon pour ne pas aller les voir », admet Kylian.
Cette éloignement de la classe d’origine, fréquente lors des parcours de migration sociale, n’est ni automatique ni nécessairement définitive.
Cette difficulté à maintenir un équilibre entre le milieu d’origine et celui auquel le diplôme donne accès, David Foltz l’a connue lui aussi. Fils d’ouvrier mosellan, passé par Sciences Po, puis l’ENA, il a franchi les frontières sociales « en veillant à ne jamais renier ses origines ». S’il ne dévoilait pas spontanément d’où il ne venait ni ce que faisaient ses parents, il disait la vérité quand on lui posait la question. « Mais le monde ouvrier est si éloigné de celui de la plupart des étudiants que je côtoyais, que lorsque je disais que mon père était tuyauteur on me répondait parfois : “Ah, il a une boîte de chauffage” », se souvient-il.
Malgré des allers-retours entre sa famille, restée en Moselle, et les élites qu’il fréquente désormais, David Foltz concède que le fossé s’est creusé. « Ils sont fiers de moi. Quand je rentre, ils me charrient et me disent que je vais devenir président, mais, au fond, ils ne comprennent pas vraiment ce que je fais. Ce qui m’attriste le plus, c’est de ne pas pouvoir partager. » Cette éloignement de la classe d’origine, fréquente lors des parcours de migration sociale, n’est cependant ni automatique ni nécessairement définitive. C’est notamment le cas « lorsque le changement de classe correspond au désir des parents, précise la philosophe Chantal Jaquet qui a codirigé La Fabrique des transclasses (PUF, 2018). Les sacrifices que certaines familles sont prêtes à faire pour que leurs enfants connaissent une vie meilleure, le transclasse ne peut les oublier ».
« On assiste à des phénomènes de regroupement – d’homophilie sociale – liés aux expériences antérieures, aux manières de penser, de se vêtir, de se divertir »
Nassim Larfa, lui, a le sentiment de naviguer entre deux mondes. « C’est hyper-important pour moi de rester proche de mes copains de la cité. Je suis d’un milieu populaire et le diplôme de Sciences Po n’y change rien. J’ai conscience que je n’aurai jamais les codes des milieux favorisés, que je ne pourrai jamais vraiment appartenir à ce monde, même si, aujourd’hui, je m’y sens à l’aise. » Car ce n’est pas parce qu’on fait les mêmes études que la distance sociale disparaît. Au contraire, « on assiste à des phénomènes de regroupement – d’homophilie sociale – liés aux expériences antérieures, aux manières de penser, de se vêtir, de se divertir », prévient Paul Pasquali. Un phénomène qui perdure longtemps après l’obtention du diplôme.
En témoigne Hélène. Même diplômée d’une grande école de commerce et avec un salaire confortable, elle ne se sent toujours pas à sa place dans sa nouvelle classe. « Je m’entends bien avec mes collègues, mais, dans l’entreprise, les personnes vers lesquelles je vais spontanément et avec qui je me sens vraiment à l’aise me ressemblent. Ce sont les femmes de ménage, les secrétaires… Avec elles seulement, je n’ai pas besoin de faire d’efforts. »
L’objectif fondamental de la Cour était d’évaluer les effets de la réforme de 2014, et de jauger de l’efficacité et de la sincérité du contrat de performance 2017-2026, effectué entre l’Etat et SNCF Réseau il y a deux ans. Mais, bousculés par le calendrier, les magistrats financiers ont fait preuve de souplesse en intégrant à leur travail les effets supposés de la réforme de 2018, ce « pacte ferroviaire » voulu par Emmanuel Macron et Edouard Philippe.
Leur constat est préoccupant. Malgré plus de dix ans de prise de conscience, malgré la réorganisation de 2014 qui a abouti, entre autres, à la création de SNCF Réseau, malgré les 46 milliards d’euros d’investissements inscrits dans le contrat de performance, le réseau ferré de France n’est pas tiré d’affaire. Certes, la spirale du vieillissement a été stoppée par les efforts de remise en état entrepris lors du quinquennat Hollande (30,5 ans d’âge moyen de la voie en 2016 contre 32,4 ans en 2013) mais, pour reprendre une formule du rapport, « le modèle financier est en échec ».
Gros besoins d’investissements
Au premier lieu des accusés : l’Etat-investisseur qui ne l’est pas suffisamment, selon la Cour. L’exemple le plus frappant concerne toujours ce fameux contrat de performance 2017-2026, présenté lors de sa publication comme l’outil clé de réparation d’un système ferroviaire malade. Ce dernier prévoyait, rappellent les magistrats, « de porter les investissements annuels de renouvellement à 3 milliards d’euros en 2020 pour ensuite se stabiliser. La Cour constate toutefois que, retraité en euros constants, ce choix revient de fait à réduire les efforts d’investissement dès 2020 et à atteindre à partir de 2022 un niveau inférieur à 2017. »
Mais il y a pis. Les mesures financières majeures introduites lors des débats sur la réforme ferroviaire semblent insuffisantes. L’annonce d’une augmentation des investissements de 200 millions d’euros supplémentaires par an à compter de 2022 ? « Cet effort supplémentaire ne répondra pas à tous les besoins de rénovation et de modernisation du réseau », dit le rapport. La reprise de dette de 35 milliards d’euros par l’Etat entre 2020 et 2022 ? « Cette mesure n’est pas suffisante, répondent les magistrats. Les besoins d’investissements sont tels dans les années à venir que SNCF Réseau ne peut les couvrir par son seul autofinancement, même avec d’importants efforts de performance. La couverture (…) de ces investissements par l’Etat est une nécessité au risque de voir la dette du gestionnaire d’infrastructure se reconstituer. »
Conclusion : reprenant à son compte le chiffre avancé par SNCF Réseau de la nécessité de disposer de 3,5 milliards d’euros d’investissement chaque année (soit 500 millions de plus que la programmation), la Cour des comptes invite l’Etat à investir au-delà des efforts annoncés.
Problèmes de modernisation
Mais le gouvernement n’est pas le seul à être interpellé. SNCF Réseau est aussi critiqué pour ses difficultés à se moderniser : projets en retard et en surcoût (en particulier, le programme de commande centralisée des aiguillages décidé en 2006 et dessiné seulement en 2013), gains de rendement peu consistants lorsqu’on les mesure en nombre de personnes employées par métier. Les magistrats accordent tout de même quelques satisfécits à la direction actuelle, en particulier sur sa capacité à recourir à du matériel technique puissant et efficace comme les trains usines pour renouveler la voie ou les mégagrues ferroviaires pour poser des aiguillages monumentaux.
Alors que faire ? Dans ses recommandations, l’institution insiste sur l’importance du futur contrat de performance qui liera l’Etat à SNCF Réseau : sur sa précision, sa sincérité, sa crédibilité. Il sera la façon de transformer l’essai de la réforme. La Cour exhorte aussi les protagonistes (SNCF Réseau, Etat, personnel) à profiter du moment – la mise en place concrète de la nouvelle réforme – pour discuter des accords sociaux qui n’entravent pas l’entreprise. Et elle suggère de regarder en face le devenir des petites lignes ferroviaires peu utilisées. Un sujet politiquement compliqué, qui devrait faire l’objet d’un autre rapport de la Cour des comptes en 2019.