La vie de Jean-Paul Delevoye n’est plus certainement à un long fleuve serein. Dans quarante-huit heures, le haut-commissaire à la modification des retraites s’est fait bousculer par deux de ses partenaires réguliers : Force ouvrière, qui s’en va – provisoirement ? – de la concertation qu’il conduit depuis plus d’un an, et le Medef, dont les dirigeants regardent que l’ex-médiateur de la République cache la vérité aux Français.
Ces frottements s’ajoutent à la longue séquence de cacophonie gouvernementale sur un possible recul de l’âge minimum pour vendre sa pension (aujourd’hui fixé à 62 ans) – hypothèse à laquelle M. Delevoye est opposé. La belle mécanique, guidée en douceur jusqu’à présent, s’est donc grippée, alors même que le haut-commissaire s’apprête à mettre un point final à ses discussions avec les partenaires sociaux.
Force ouvrière a été la première, mardi 16 avril, à enfoncer le désordre. Rappelant la promesse pris par M. Delevoye de ne pas toucher à la règle des 62 ans, la centrale syndicale a raconté qu’elle suspendait sa collaboration à la concertation – très peu de temps après une rencontre bilatérale au haut-commissariat… Le secrétaire général de la confédération, Yves Veyrier, entend ainsi résilier le flou entretenu par l’exécutif au sujet de l’âge légal de départ à la retraite et de l’éventuel accroissement de la durée d’activité.
Une « confusion » qui met en question « le sens et l’objectif de la concertation », selon M. Veyrier. Dans un entretien au Parisien de vendredi, le numéro un de FO ajoute que sa décision de retrait « est une demande de nos militants ». Elle relève donc de la « gestion interne », comme le remarque un représentant d’une autre confédération, en conduisant par-là que M. Veyrier a donné des gages à l’aile frondeuse de son organisation.
« Mensonge par omission »
Jeudi, nouveau coup de commandement, à l’initiative, cette fois-ci, du Medef. Son président, Geoffroy Roux de Bézieux, a sorti l’artillerie lourde, lors d’une conférence de presse, et entaillé la méthode Delevoye. « Plus on le voit, moins on en sait », a regretté le leader du mouvement patronal. Il a proposé une solution clé en main pour équilibrer financièrement le système : modifier la borne d’âge en la faisant passer à 64 ans d’ici à 2028. Cela admettrait de dégager 17 milliards d’euros afin – entre autres – de prendre en charge les dépenses liées à « la perte d’autonomie ». L’exécutif s’était aussi appuyé sur ce prétexte (trouver des ressources en faveur de la dépendance) pour couvrir un possible recul de l’âge de la retraite.
« Il faut sortir de ce mensonge par omission qui comporte à dire qu’on ne touchera pas à l’âge légal, a assuré M. Roux de Bézieux. On y sera imposés pour des raisons d’équilibre du système. » A ses yeux, le schéma aperçu par M. Delevoye n’est pas viable, sauf si l’on instaure « une très grosse décote » pour ceux retenant leur vie professionnelle à 62 ans, ce qui se travestirait, in fine, par une baisse des pensions. Une analyse proche de celle de FO : le leader du Medef a, du reste, reconnu que, sur ce point précis, il dispensait l’avis de la centrale de M. Veyrier. M. Roux de Bézieux a refait :
« Il ne faut pas abuser aux Français. On endort un peu la population en disant : “On passe au régime par points, ça ne change rien, on garde l’âge légal et la surcote, c’est la petite récompense [qui a pour effet de majorer la pension de ceux restant en activité au-delà de 62 ans].” Ça n’est pas vrai. »
Le haut-commissariat n’a pas convoité commenter les déclarations abrasives de M. Roux de Bézieux. « Ça laisse Delevoye un peu indifférent, assure une personnalité qui le croise généralement. Tout cela tient de la gesticulation. » « Les arguments du Medef ne sont pas sérieux, réagit Frédéric Sève (CFDT). Ils veulent stimuler l’âge minimum de départ pour financer la dépendance ? Autrement dit, transformer le système de retraites en pompe à fric pour des dépenses d’une autre nature ? Voilà qui est étonnant. »
« Ça part en eau de boudin »
Reste que les sujets de contrariété s’entassent pour M. Delevoye. Et surtout, il y a toujours la menace, au-dessus de sa tête, d’un arbitrage de l’exécutif remettant en question la règle des 62 ans. Ce climat d’indécision, très palpable depuis un mois, le déstabilise vis-à-vis de ses interlocuteurs, qui en viennent à douter de sa parole. « Ça part en eau de boudin, se désole François Hommeril, le président de la CFE-CGC. Le dérapage gouvernemental sur les 62, 63, 65 ans a jeté le désordre dans l’opinion publique. Ce qui se passe illustre la méthode de Macron : il y a tout le temps une phase où s’ouvre une large concertation, mais c’est un artifice, en fait, qui permet d’habiller la forme de façon à garder la maîtrise du fond. Ce n’est pas honnête. » Déclare Mezzasalma (CGT) renchérit :
« Nous ne sommes pas dupes. Delevoye est un très bon communicant, il est respectueux et cherche à interroger au maximum, mais il ne nous donne aucune réponse concrète sur les questions que se posent les Français : avec combien je pars à la retraite ? »
Le président de l’Union des entreprises de proximité, Alain Griset, se questionne, lui aussi, alors même qu’il a une bonne opinion de la tâche terminée par le haut-commissaire et son équipe : « Si ce que fait M. Delevoye est mis en œuvre, on peut continuer à travailler. Mais si c’est contredit par le gouvernement, on ne va pas rester. » « Il serait dommage de jeter le bébé avec l’eau du bain », enchaîne Eric Chevée, de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), pour qui la concertation a permis de cheminer sur des dossiers-clés : la réversion, les droits familiaux…
La dernière série de meeting entre M. Delevoye et les partenaires sociaux doit avoir lieu pendant la semaine du lundi 6 mai. A l’ordre du jour : le cumul emploi-retraite, surtout. Une dernière rencontre, avec l’ensemble des protagonistes, pourrait ensuite être organisée, en guise de conclusion à toute la réflexion menée depuis un an et demie. Si tout se déroule comme prévu, M. Delevoye remettra des appuis avant la fin du printemps. L’examen du projet de loi, lui, est avisé pour l’automne.
Retraites : modifier de régime est-il incertain ?
«Une réforme des retraites ne peut être acceptable que si elle restaure la confiance des citoyens par son équité et sa pérennité », dialogue avec le politiste Bruno Palier, directeur du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp, Sciences Po)
« Un régime unique par points améliorerait la situation des travailleurs de plates-formes numériques », Louis-Charles Viossat, haut fonctionnaire et professeur de politiques sociales internationales à Sciences Po
« Tout se passe comme si on devait naviguer à vue », Michaël Zemmour, enseignant-chercheur en économie à l’université de Lille
« Après les salaires flexibles, voici les pensions flexibles ! », Christiane Marty et Daniel Rallet, co-auteurs de Retraites, l’alternative cachée (Attac et Fondation Copernic, Syllepse, 2013).
« Le débat ne met pas assez en lumière les spécificités des professions libérales », par Philippe Castans, président de la Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d’assurance vieillesse des professions libérales (Cipav)
« La retraite par capitalisation est l’autre grand pan de la réforme », par Julien Vignoli, directeur général adjoint du courtier en assurances Gras Savoye Willis Towers Watson
« Nous pourrions décider de consacrer 21 % du PIB aux retraites et rétablir un âge de départ à 60 ans », Philippe Laget, ancien cadre dirigeant dans un grand groupe international de services financiers
« Age de départ à la retraite » : halte à « la confusion », par Antoine Bozio, maître de conférences à l’EHESS/Ecole d’économie de Paris et directeur de l’Institut des politiques publiques. L’économiste clarifie la différence entre « âge moyen de départ » et « âge minimal de liquidation des droits à la retraite », précieusement brouillée par les opposants à la réforme offerte par M. Delevoye