« Mon secteur d’activité est mort » : le difficile combat des personnes licenciées en pleine pandémie de Covid-19

« Mon secteur d’activité est mort » : le difficile combat des personnes licenciées en pleine pandémie de Covid-19

Manifestation a l’appel de la CGT, de Solidaires et de la FSU, à Paris, le 17 septembre 2020.

Depuis six mois, Isabelle* vit en apnée. « Il ne faut pas qu’il se passe quelque chose », s’inquiète la mère de famille de deux enfants, licenciée en août après dix années chez Derichebourg Aeronautics Services, un sous-traitant d’Airbus. Comment rembourser l’emprunt de la maison, si la situation perdure ? Comment payer l’activité sportive des enfants ? Comment se projeter dans les mois qui viennent ? « Je me pose des questions sur tout », confie l’ancienne salariée. « Le fait d’être licenciée pendant cette crise économique rend la situation encore plus difficile », ajoute la trentenaire, qui vit désormais avec les 1 100 euros net par mois que lui verse Pôle emploi.

Le 12 juin, son entreprise a signé avec le syndicat majoritaire un accord de performance collective (APC), impliquant une baisse de salaire pour elle de 300 euros net par mois, soit un revenu à 1 200 euros. La trentenaire a rapidement fait le calcul : en soustrayant les frais d’essence pour se rendre au travail, « il valait mieux être au chômage ». Comme les 160 salariés ayant refusé l’APC — soit plus de 10 % des effectifs —, Isabelle a été licenciée pour « cause réelle et sérieuse ». Une procédure qui la prive, contrairement au licenciement économique, de mesures d’accompagnement renforcé pour retrouver un emploi.

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Avec la crise économique induite par l’épidémie de Covid-19, ces accords se multiplient. Ces derniers mois, une quinzaine d’entreprises ont voté des APC ou sont en phase de négociation pour le faire, selon les chiffres communiqués au Monde par le ministère du travail. Des accords qui s’ajoutent aux plans sociaux, eux aussi toujours plus nombreux. Au 13 septembre, 394 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) étaient ainsi recensés depuis mars, contre 249 sur la même période en 2019. Cela représente près de 57 000 emplois supprimés, soit trois fois plus que sur la même période en 2019, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Quand ce ne sont pas des plans de licenciement, les entreprises ont recours à d’autres dispositifs (rupture conventionnelle, fin de période d’essai, non-renouvellement de CDD, etc.) pour un résultat similaire.

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« Virée » en visioconférence

Textile, hôtellerie, tourisme, automobile, aéronautique… des pans entiers de l’économie française sont touchés et 715 000 emplois ont été détruits en France au premier semestre, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Au total, d’ici à la fin de l’année, le gouvernement table sur une destruction de 800 000 emplois et un taux de chômage qui pourrait atteindre 11,1 % en 2021.

« Tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et nos entreprises, quoi qu’il en coûte », avait assuré Emmanuel Macron dans son allocution du 12 mars. Moins d’une heure après cette déclaration, Zoé* a reçu un appel de son manageur l’informant de sa volonté de mettre fin à son CDI, signé six mois plus tôt. « Il ne m’a pas laissé le choix », se souvient la serveuse de 22 ans, qui était en arrêt maladie depuis janvier à la suite d’une grave blessure. Avec le recul des mois écoulés, Zoé se dit qu’elle aurait dû protester. « C’était ma première embauche, je ne connaissais pas mes droits, je me suis laissé broyer par la machine », constate la jeune femme.

A l’unisson, les salariés licenciés décrivent une « annonce violente », à laquelle ils ne s’attendaient pas. A l’instar de 600 collègues, Sandrine, 48 ans, a été « virée » pendant une visioconférence, après vingt-huit ans d’ancienneté. Christophe, 41 ans, cadre dans l’industrie, a appris son licenciement par courrier recommandé. Après deux mois de chômage partiel, Sonia, 44 ans, responsable de la communication dans l’immobilier, a appris par téléphone que son poste était supprimé. Elle n’est jamais retournée au bureau, ses affaires lui ont été renvoyées par La Poste.

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Entre baisses de salaire et reconversions

Passé le choc de l’annonce, tous doivent se confronter à un marché de l’emploi sinistré. « Tout est à l’arrêt », « mon secteur d’activité est mort », « c’est la pire crise jamais connue », constatent ces anciens salariés, qui s’adonnent avec zèle à l’envoi de CV et de lettres de motivation. Jacques, agent de voyages, âgé de 57 ans, n’en est pas à sa première « crise professionnelle ». En trente-cinq ans de métier dans le secteur du tourisme, il a connu cinq licenciements : la guerre du Golfe de 1991, la crise des « subprimes » en 2008, l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull en 2010, les plans sociaux chez Thomas Cook en 2013 et la pandémie de Covid-19.

Avant cette crise sanitaire, le quinquagénaire assure avoir « toujours rebondi », sans connaître la moindre période de chômage. « Cette fois, c’est bien pire que tout ce que j’ai vu dans le passé, constate-t-il. C’est fini, je sais que je ne retrouverai pas de travail dans le tourisme. »

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Paul-Marie*, lui, travaillait dans un secteur prospère. Ce qui n’empêche pas ce manageur dans l’industrie médicale de faire le même constat : « Pour la première fois, j’envoie des CV et je n’ai pas de réponse. » Selon de nombreux cadres interrogés, les offres d’emploi concernent désormais des contrats de courte durée, avec des rémunérations revues à la baisse. « On m’a appelé pour une mission d’intérim de six mois à 15 euros brut de l’heure », déplore ainsi Christophe, qui gagnait plus de 3 000 euros net par mois avant son licenciement et perçoit désormais 1 900 euros d’allocation-chômage.

« C’est difficile de se disqualifier professionnellement », confie Paul-Marie, qui s’est vu proposer des baisses de salaire de 30 %. « Si j’accepte, je sais que je ne retrouverai pas mon salaire précédent avant plusieurs années », précise le père de famille, qui n’envisage pourtant pas de changer de métier. « J’aime mon travail, cela fait vingt ans que je le façonne », explique-t-il, résumant un avis partagé par de nombreux salariés expérimentés et diplômés. D’autant que « pour se reconvertir, il faut avoir du temps devant soi, estime Sonia, parisienne célibataire. Ce n’est pas accessible à tout le monde, surtout quand on est maman solo avec deux enfants à charge. » Pour financer sa formation de prothésiste dentaire, Isabelle, elle, a souscrit à un emprunt de 3 000 euros, ajoutant de la précarité à la précarité, et la privant de vacances en famille cet été.

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« Sans travail, je me sens amputé »

Si les répercussions financières sont plus ou moins pénalisantes selon les revenus de chacun, toutes les personnes interrogées ont dû revoir leur mode de vie. Christophe, qui fait tout pour que ses fils ne s’aperçoivent pas qu’il est au chômage, n’a plus les moyens de mettre chaque mois de l’argent de côté pour eux. Dans un an, Sonia ne touchera plus que 50 % de son salaire précédent et ne pourra plus payer son loyer parisien. Quant à Zoé, avec ses 850 euros d’allocation-chômage par mois, elle retrouvera ses habitudes de vie étudiante, « en mangeant des pâtes aux lardons ».

Quel regard portent les proches sur leur ami, frère, compagnon qui se retrouve soudainement au chômage ? Si la majorité des personnes interrogées évoquent la bienveillance de leurs proches, d’autres décrivent « une image sociale dégradée », qui s’ajoute à leur propre regard dépréciatif sur la situation. « Sans travail, je me sens amputé, je ne sais pas faire », confie Paul-Marie. « J’ai toujours voulu être un modèle d’indépendance pour mes deux filles, en ne travaillant plus, j’ai peur de l’image que je leur renvoie », s’inquiète Sonia. Pour ses filles, la mère de famille est déterminée à « sortir de ce tourbillon noir », désireuse de leur montrer que les périodes de turbulence peuvent aussi être « l’occasion de se réinventer ».

* Les prénoms ont été modifiés.

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