Les sacrifiés de la sucrerie de Toury

Les sacrifiés de la sucrerie de Toury

ouvriers élus du syndic cgt, réunion dans le réfectoire de l'usine, 8 et 9 mai 2020

MALIK NEJMI / VU POUR « LE MONDE »

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Publié aujourd’hui à 00h42

Ça commence comme Le Déserteur, l’hymne antimilitariste de Boris Vian : « Monsieur le président, je vous fais une lettre… » Kévin Rabouin, 31 ans, ne le connaissait pas quand il a écrit à Emmanuel Macron, en rentrant de l’usine, une nuit d’avril, à l’heure des séries sur Netflix. D’ailleurs, M. Rabouin ne s’insurge pas contre « l’effort de guerre » : il la jouerait plutôt à l’inverse, une cantate – sans rime ni musique – pour ceux qui ont œuvré jusqu’au bout, en plein coronavirus. « Monsieur le président, (…) Dans cette conjoncture exceptionnelle de pandémie, mes collègues et moi travaillons. Nous travaillons car, comme mentionné sur l’attestation de notre employeur, nous sommes “indispensables”. Nous fabriquons du sucre pour donner à manger aux Français et de l’alcool pour les produits d’entretien et le gel hydroalcoolique. Nous travaillons le jour, la nuit, dimanche et fériés, nous participons à cet “effort de guerre en prenant des risques pour notre santé. »

A Allaines-Merviliers (Eure-et-Loir), le 8 mai 2020. Kévin Rabouin (à gauche), 31 ans, conducteur process de la distillerie, auteur de la lettre à Emmanuel Macron, chez lui, et Mathieu (à droite), ouvrier mécanicien. Tous les deux travaillent pour la sucrerie de Toury.
A Allaines-Merviliers (Eure-et-Loir), le 8 mai 2020. Kévin Rabouin (à gauche), 31 ans, conducteur process de la distillerie, auteur de la lettre à Emmanuel Macron, chez lui, et Mathieu (à droite), ouvrier mécanicien. Tous les deux travaillent pour la sucrerie de Toury. MALIK NEJMI / VU POUR « LE MONDE »

La phrase suivante tombe comme un couperet, mais sans une plainte : « Nous sommes dévoués malgré notre licenciement le 30 juin. » A cette date, et tandis qu’Emmanuel Macron multiplie les déclarations sur la nécessité de reconstruire « l’indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française », le glas sonnera pour la sucrerie de Toury, en Eure-et-Loir. Et Kévin, Flèche, Mathieu, Benjamin, Julien, Nénesse et les 128 salariés rejoindront cette nouvelle catégorie de Français, tout juste nés de la crise sanitaire : les travailleurs à la fois « indispensables » et « virés ».

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« Combien de temps il nous reste avant la fermeture ? », lance Flèche. Ils sont une poignée d’ouvriers à boire des bières chez Kévin Rabouin, petit rite de déconfinement dans l’ombre verte des grands arbres. Aucun n’a le courage de répondre. On entend juste M. Rabouin lui-même batailler avec les saucisses et le barbecue. Marché mondial, restructuration, fusion. L’histoire est banale, eux-mêmes le disent, ils ont vu fermer tant d’usines, y compris des sucreries. Mais pour être sincères, ils ne pensaient pas que ça leur arriverait, à eux. L’autre jour, dans un bureau de l’usine, Mathieu, 30 ans, est tombé par hasard « sur le numéro de téléphone d’un gros ponte ». Une question lui brûlait les lèvres, il aurait voulu appeler : « Pourquoi nous ? On est des bons, pourtant. »

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