« Les certitudes libérales et technocratiques ont enfanté bien des troubles actuels dans le monde du travail »

« Les certitudes libérales et technocratiques ont enfanté bien des troubles actuels dans le monde du travail »

Pour gagner notre vie, sommes-nous condamnés à la perdre ? Cette interrogation sur le sens du travail a fait les beaux jours de 1968. Elle résonne aujourd’hui avec une étrange familiarité. Même s’ils sont loin d’aboutir à des prescriptions partagées, les diagnostics du moment sur la crise du travail frappent par leur empressement commun à se satisfaire de quelques indicateurs aux significations discutables pour conclure à l’avènement d’une soudaine « rupture civilisationnelle ».

Que l’on se souvienne, par exemple, de la vague de démissions de 2021-2022 : alors que le phénomène s’explique simplement par le comportement de salariés désireux de tirer avantage d’une conjoncture économique favorable à la mobilité professionnelle, de nombreux observateurs ont eu tôt fait de mettre en avant un argument générationnel. La « grande démission » serait l’expression d’une crise de la « valeur travail » imputable à de jeunes actifs moins prédisposés que leurs aînés à se sacrifier sur l’autel de l’engagement productif.

Il se trouve que cette croyance en des ruptures culturelles opposant des générations entières n’est pas nouvelle. Elle se manifeste à dates régulières depuis plusieurs décennies maintenant. Or les enquêtes sociologiques sur les jeunes ne permettent pas d’en justifier rigoureusement le fondement…

On trouve des paralogismes similaires dans les récits qui, au cours de ces derniers mois, ont tenté de rendre raison des transformations du rapport au travail. Produites et diffusées par des instituts d’études et de sondages, des cabinets de consultants et des clubs de réflexion qui ont investi le marché de l’expertise des futurs du travail, les narrations proposées peinent d’autant plus à convaincre qu’elles ignorent toute profondeur historique, qu’elles s’accommodent d’explications faibles, qu’elles donnent souvent la priorité à l’analyse des opinions plutôt qu’à celle des pratiques.

Dominants et dominés

En dépit de ces limites, l’affaire semble entendue : une épidémie de « flemme » aurait contaminé une grosse partie de la population active, les Français auraient tendance à se replier sur eux-mêmes, les motivations professionnelles ne seraient plus ce qu’elles étaient… Si de telles antiennes n’ont rien d’original, elles résonnent avec la rhétorique gouvernementale qui, afin de justifier sa réforme des retraites, n’a jamais cessé de réclamer plus d’effort et de sueur.

Pour faire pièce à ces récits, une autre histoire mérite d’être contée, qui ne réduit pas le rapport au travail à une simple affaire de « grosse fatigue ». Parce que le travail est un rapport social, il est porteur de domination. Pour le dire en termes webériens (Max Weber, 1864-1920), les relations de travail sont toujours informées par la volonté de dominants désireux d’influencer durablement l’action des dominés. Asymétriques, elles conditionnent aussi bien l’autonomie « au » travail que l’autonomie « du » travail.

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LJD

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