Législatives 2024 : sur le lieu de travail, un choc politique et un débat souvent impossible
« Depuis la dissolution [de l’Assemblée nationale, le 9 juin], c’est devenu “open bar” : la majorité de mes collègues français ramènent le débat sur l’insécurité, la racaille, et le fait que le Rassemblement national [RN] va mettre les méchants en taule. Il n’y a pas de débat possible. » Chauffeur de bus transfrontalier au Luxembourg, vivant près de Longwy (Meurthe-et-Moselle), Damien (les personnes citées dont le nom de famille n’apparaît pas ont souhaité garder l’anonymat) se désespère de la récente libération d’une parole raciste et homophobe, qu’il n’arrive pas à comprendre. « Au dépôt, on a des profils de l’Europe entière, qui viennent tous au Luxembourg pour gagner des sous. Sur la moitié de Français, certains gagnent 3 800 euros net par mois et ont toujours un problème avec les descendants d’immigrés, qui, en France, arrivent péniblement à 1 400 euros. Ils oublient qu’ils passent eux-mêmes une frontière tous les jours. »
La dissolution de l’Assemblée nationale et l’annonce des élections législatives ont été un choc pour de nombreux travailleurs. Certains racontent leur incrédulité quand ils se sont rendus au boulot le lundi 10 juin. « On n’en a pas parlé tout de suite. Depuis, tout le monde se toise et se demande : et si elle ou lui avait voté RN ? », constate Benjamin, contractuel à l’accueil d’une résidence universitaire.
Selon une enquête Ipsos, 37 % des salariés français (40 % de ceux du privé, 33 % de ceux du public) ont donné leur voix au RN au premier tour, et 57 % des ouvriers. C’est le cas d’Hervé, décolleteur en Franche-Comté : « Ça fait deux ans que je vote RN, mais j’avoue que, maintenant, j’ose en parler. Dans mon usine, tout le monde galère, alors on est une majorité à avoir voté Bardella. »
« Sidération », « silence radio »
A la machine à café, à la pause déjeuner ou en sortant de l’usine, le sujet politique intéresse ou préoccupe bien davantage que lors des précédents scrutins. Le code du travail garantit la liberté d’expression des salariés, y compris sur des sujets politiques. L’employeur ne peut l’entraver, mais il peut la restreindre si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir (par exemple, en cas de contact avec le public). Un salarié peut être sanctionné, s’il fait preuve de propos injurieux ou de prosélytisme, et si cela porte préjudice à la bonne marche de l’entreprise.
Mais s’intéresser aux législatives ne veut pas dire en débattre ouvertement. La majorité des salariés et fonctionnaires que Le Monde a interrogés font plutôt état, depuis le 9 juin, d’un « silence radio », d’une ambiance lourde, teintée de gêne et d’inquiétude.
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