« Le mot “travail” est spectaculairement polysémique »

« Le mot “travail” est spectaculairement polysémique »

Est-ce que vous travaillez, lorsque vous lisez cet article ? Pour répondre à cette question, nous avons besoin de nous accorder sur ce que nous désignons par « travail ». Et l’enjeu n’est pas mince, puisque ce mot est un pilier de notre société et de nos existences. Renonçant à trouver une définition universelle à ce substantif sans substance, il convient de l’ausculter en tant que catégorie de la pensée, comme une construction sociale au sens d’Emile Durkheim [1858-1917], qui exprime l’état de la société et nous équipe en retour pour penser et agir.

Depuis dix siècles, ses significations se sont diversifiées, au point que le mot est aujourd’hui spectaculairement polysémique dans ses usages ordinaires mais aussi scientifiques. Il désigne l’activité, mais aussi la tâche, l’ouvrage, la production utile, ou profitable, et l’emploi. Les usages institutionnels du mot « travail », eux, tendent à l’inverse, à réduire le travail à l’emploi. Cette définition, dont on sait, avec les féministes des années 1970, qu’elle est toute politique, n’abolit cependant pas les autres significations sociales, propices aux quiproquos. Par exemple, « défendre le travail », est-ce défendre une activité vivante pour chacun, ou une production utile au marché, ou bien l’emploi, c’est-à-dire un rapport de subordination ?

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Après-guerre, un accord social s’était construit autour de l’idée que le travail désigne une activité qui demande des efforts afin de produire des choses utiles, dans le cadre d’un emploi dont on peut vivre. Or cette convention se craquelle depuis les années 1990. Notre société est en effet caractérisée par des emplois vécus comme inutiles, voire nocifs ou destructeurs ; à l’inverse, hors emploi, on trouve de nombreuses pratiques qui demandent des efforts (accoucher et éduquer, militer, se former, réparer…) et sont indispensables à notre subsistance. Des revenus peuvent être obtenus sans rien faire (dividendes, emplois fictifs, placardisés, revenus de l’assistance…), tandis que l’emploi n’est pas toujours un « gagne-pain » du fait de l’accroissement du nombre de travailleurs pauvres et de la multiplication de statuts légaux permettant d’employer des personnes à des conditions bradées.

Valeurs purielles

Au même moment, des pratiques profitables pour des firmes sont réalisées par la foule, sur Internet, mais sans être vécues comme du « travail ». Des salariés, eux, esquivent régulièrement le travail psychique, les tâches de « care » et de production ménagère, qui n’entrent pas dans le périmètre de leur emploi. Et, bien que notre vie et notre société reposent sur l’emploi massif des productions animales, végétales et machiniques, celui-ci n’est inscrit dans aucun droit qui assignerait des droits et des devoirs à ceux qui les exploitent.

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LJD

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