L’argot de bureau : l’infinie famille des « chief officers »

L’argot de bureau : l’infinie famille des « chief officers »

Jean-Patrick, cadre souvent missionné sur le management des risques, peut parader ce matin : il vient d’être auréolé du titre de « chief Covid officer ». Bon, son salaire et ses perspectives d’évolution ne bougent pas d’un iota, mais son sens du devoir n’en sera que plus grand lorsqu’il devra gérer le bal des cas contacts tout en sécurisant les affaires de la boîte.

C’est d’ailleurs Martine, la chief human resources officer (CHRO, à lire si-ètch-èr-o, car se faire appeler « l’accro » n’augure rien de bon), qui a décidé cette révolution des titres. Soucieuse du bonheur des salariés comme Jean-Patrick, elle vient de recruter le champion des métiers saugrenus : Gaétan, un chief happiness officer (CHO) qui viendra donner le sourire à des gens qui ne l’avaient pas forcément demandé, à grand renfort d’ateliers bien-être et de thé au jasmin.

La dénomination « chief officer » a envahi le monde du travail, en France comme ailleurs. A l’origine, un chief officer est un chef d’équipe, mais le terme connote plus précisément une fonction managériale. Les précurseurs sont les CEO (exécutif), qui peut désigner en France le DG ou PDG, ses bras droits les CFO (financier) et CTO (technique), encore secondés par les CMO (marketing) ou CPO (produits). L’alphabet entier y passe, et les innovations peuvent aller loin : découvrez par exemple le chief evangelist officer, un formateur chargé de prêcher la bonne parole managériale comme un nouveau culte.

Influence des entreprises américaines

Quant au chief happiness officer, ainsi chargé de veiller aux conditions de travail des salariés en remettant l’humain au centre, on attribue sa genèse à Chade-Meng Tan, ingénieur américain chez Google. Ce dernier a abandonné son métier pour devenir « jolly good fellow », un bon camarade au service de ses amis.

Au fil des années 2000, le CHO a essaimé dans la Silicon Valley. Son arrivée en France il y a quelques années fait débat, alors même que de nombreux « chefs du bonheur » sont recrutés en… stage. Philosophes ou sociologues voient dans cette préoccupation pour le bonheur l’arbre qui cache la forêt du malaise et de l’hyperproductivisme en entreprise. « Il y a une dérive nominaliste sur l’injonction au bonheur des salariés, note par exemple la philosophe Julia de Funès. Or, la plupart des gens sont heureux parce qu’ils accomplissent quelque chose, pas parce qu’ils travaillent de manière fun et cool. »

Plus largement, cette « chiefofficerisation » des titres de fonction managériale témoigne de l’influence des entreprises américaines. Leur usage est bien sûr justifié lorsque des multinationales recrutent dans plusieurs pays : elles ont tout intérêt à garder leurs titres maison, pour uniformiser leur management.

Il vous reste 24.68% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Avatar
LJD

Les commentaires sont fermés.