« J’en étais arrivée à un point où je ne savais même plus dans quelle ville je me réveillais » : les épuisés de l’hypermobilité professionnelle

« J’en étais arrivée à un point où je ne savais même plus dans quelle ville je me réveillais » : les épuisés de l’hypermobilité professionnelle

Roissy 2011. Photo extraite de la série « Les failles ordinaires », de Géraldine Lay.
Roissy 2011. Photo extraite de la série « Les failles ordinaires », de Géraldine Lay. GERALDINE LAY / GALERIE LE REVERBERE

Le moment de la valise revient à chaque fois. Certains l’expédient le plus vite possible, y jettent machinalement le nécessaire habituel. Pas question d’y perdre plus de temps, la semaine de déplacement qui les attend va déjà leur en voler assez. D’autres y consacrent plus d’une heure, dans une espèce de rituel pénitentiel au cours duquel il ne faut surtout pas les déranger. Les voilà déjà projetés dans le lever à 4 heures, le trajet pour la gare, l’aéroport, les halls, l’attente, les réunions, les dîners…

« Cette valise, c’est à la fois toute ma vie et mon enfer », lâche Antoine (les prénoms ont été changés à la demande des intéressés). « La planquer pour ne plus la voir » est son premier réflexe lorsqu’il rentre le vendredi soir. Cet objet renferme dix ans d’une hypermobilité professionnelle qui aura conduit ce cadre dirigeant d’une grande entreprise nationale à passer plus de temps dans les TGV, les avions et les hôtels que chez lui, auprès des siens, dans le Finistère.

« Quand vous passez vos semaines loin des vôtres, vous ratez tout, vous n’êtes là pour personne, vous ne vous impliquez nulle part » Antoine, cadre dirigeant

Dans le 5-étoiles où il a ses habitudes parisiennes, un grog pour venir à bout d’un rhume, le quinquagénaire, col roulé et blazer, raconte cette mécanique implacable qui « vous oblige à répondre aux impératifs de mobilité » si vous voulez obtenir promotions et fonctions stratégiques. « Quand, par malheur, vous avez choisi d’habiter en région, c’est la double peine. » Il décrit le paradoxe de ces discours managériaux prêchant la flexibilité, tenus par des PDG « dont les trajets se résument à Levallois-La Défense en berline ».

Parce que son travail compte, Antoine a choisi de « jouer le jeu ». Au risque de finir par tout perdre : femme, famille, amis. « Quand vous passez vos semaines loin des vôtres, vous ratez tout, vous n’êtes là pour personne, vous ne vous impliquez nulle part. Et ce n’est pas FaceTime qui permet d’y remédier. Le week-end, de passage auprès de votre femme et de vos enfants, vous tentez de rattraper l’irrattrapable. » Dans sa société, il constate un taux de divorces et de burn-out tristement élevé. Lui-même n’a échappé ni à l’un ni à l’autre. « Cette hypermobilité peut détruire l’unité familiale et la vie sociale, en plus de vous disloquer. »

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Bataillons d’actifs aux mines affairées

Dans le confort des salons grands voyageurs, le dirigeant se surprend à mépriser cette image à laquelle il aspirait, pourtant. Cette armée de cadres « en uniforme », suspendus à leur smartphone, absorbés par leurs mails, qui se frôlent mais ne se parlent pas, valeur travail et statut social chevillés au costard, dans « ce théâtre de l’élite mondialisée » dont chacun choisit de rejouer la partition. Les mêmes qu’il retrouvera peut-être, le soir, dans la solitude de l’hôtel. « Aime-t-on nos boulots ou le fait de se sentir important ? », s’interroge-t-il.

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LJD

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