« Des contraintes plus douces et moins visibles que par le passé »
Autonomie, responsabilité, émulation collective, disparition du contrôle hiérarchique… Avec les méthodes « agiles », la gestion « par projet » ou « l’entreprise libérée », bien des promesses sont faites aux salariés afin que se conjuguent harmonieusement le consentement au travail et la performance de l’entreprise. Une recherche menée dans le centre d’ingénierie d’un constructeur automobile fonctionnant en « mode projet » montre que ces organisations qui entendent libérer le travail et les travailleurs sont loin de mettre en œuvre tout ce qu’elles prétendent.
Le contexte
Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phénomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »
Si l’organisation par projet irrigue désormais la plupart des grandes entreprises, la firme étudiée en fut l’une des premières utilisatrices au début des années 1990. L’objectif était alors de se démarquer de la concurrence en réduisant le temps de conception des véhicules – ce qui fut un succès, puisque, en l’espace de deux décennies seulement, ce délai est passé de soixante à dix-huit mois – grâce à une transformation radicale des manières de travailler. D’une part, les différents métiers (design, développement du produit, process, achat, etc.) n’interviennent plus les uns à la suite des autres selon une logique séquentielle, mais simultanément tout au long du processus de développement. D’autre part, l’organigramme pyramidal a été supprimé au profit d’une structure matricielle qui adjoint à la ligne verticale de commandement par métier, une ligne horizontale de pilotage des activités par projet. Les intervenants des différents métiers, hier séparés au sein de services relativement étanches, sont réunis dans des équipes projets pluridisciplinaires, où chacun dépend à la fois d’un manageur, qui le contrôle et l’évalue, et d’un chef de projet, qui coordonne ses activités sur le plan opérationnel. Au terme de chaque projet, les équipes se défont et les salariés sont appelés à en rejoindre de nouvelles.
A première vue, ce fonctionnement offre de véritables opportunités aux travailleurs : au fil des projets et au contact de collègues aux spécialités variées, ils auraient l’occasion d’élargir leurs réseaux et leurs connaissances, de se faire connaître et reconnaître en vue d’accéder aux projets les plus valorisés.
Autonomie très fictive
L’enquête montre que les liens et connexions se sont en effet largement multipliés. Pour autant, les salariés estiment que les relations au sein de ces équipes restent majoritairement impersonnelles et instrumentales, puisqu’elles sont essentiellement tournées vers la coordination de tâches productives. Comme l’indique l’un d’eux, « dans les projets, on se croise plus qu’on ne se côtoie », d’où la difficulté d’établir un réel dialogue entre les métiers et de faire de ces équipes de véritables collectifs, offrant des possibilités de soutien et d’entraide dans le travail. « Avant, le bureau d’études, c’était vraiment une tribu (…). Maintenant, à chaque fois qu’on change de projet, on se retrouve au milieu de collègues qu’on ne connaît pas », affirme une technicienne.
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