Coronavirus : qu’attendre des actionnaires ?
Chronique « Gouvernance ». Alors qu’une grande récession s’annonce, le gel des dividendes pour l’exercice 2019 ouvre un débat : hérésie anticapitaliste pour les uns, il paraît juste, pour les autres, de demander un effort aux actionnaires quand les entreprises manquent de liquidités et réclament le soutien des Etats. Au-delà des positions idéologiques, un tel choix financier pourrait symboliser un changement de paradigme : l’évaluation de la responsabilité sociale des entreprises va devenir le grand thème de leur gouvernance dans les prochaines années.
Car la crise révèle, une fois de plus, la défaillance du mécanisme qui, depuis les années 1970, a concédé aux acteurs financiers les moyens d’orienter l’activité économique. Leur pouvoir tient à la masse d’épargne qu’ils gèrent et qu’ils allouent aux investissements de leur choix en acquérant des parts de capital.
Le pouvoir des actionnaires peut être légitime dans la mesure où ils conservent leurs titres sans limite de temps a priori. Ils accompagnent ainsi le projet d’une entreprise, quitte à prendre le risque de ne pas être rémunérés en période de difficultés. Or les marchés ne sont pas composés d’actionnaires mais d’investisseurs.
Exigences absurdes de profit et de leur pression sur le travail et les investissements
La différence est décisive : un investisseur a pour mission de valoriser l’épargne qui lui est confiée. La manière la plus profitable de le faire est de parier sur des titres en fonction des paris des autres investisseurs. Il projette donc a priori de se défaire à meilleur prix et parfois très rapidement, des parts de capital achetées ; telle est la différence radicale avec la fonction d’actionnaire telle qu’elle s’exerce dans des entreprises au capital patient, qu’il soit familial, public ou salarié.
La déconnexion entre l’aventure entrepreneuriale et son financement a produit une sphère qui obéit à sa propre logique de valorisation des actifs. Ainsi quand, en février 2020, les cas de Covid-19 se multipliaient dans le monde, les Bourses nageaient dans l’optimisme et se félicitaient de records dépassant ceux de 2007. Puis, en mars, dégringolade : elles perdaient 40 % de leur valeur. Depuis, elles spéculent sur les effets macroéconomiques des politiques publiques…
Manifestement, l’absence de responsabilité de chaque investisseur quant à la vie réelle des entreprises débouche sur une irresponsabilité systémique. L’économie n’est pas régulée au mieux par une mythique « main invisible » financière d’autant que si elle est capricieuse, cette main n’est pas innocente. Selon le mot de Joan Robinson, elle fait « toujours son œuvre, mais agit par strangulation » : dans les entreprises, on pâtit depuis des années des exigences absurdes de profit et de leur pression sur le travail et les investissements.