« Ceux qui pensent le travail ne sont pas ceux qui l’accomplissent et se confrontent à sa réalisation »

« Ceux qui pensent le travail ne sont pas ceux qui l’accomplissent et se confrontent à sa réalisation »

Trois fictions cinématographiques sorties récemment en France illustrent les maux du travail, à trois moments de son évolution historique. Désordres, de Cyril Schäublin, met en scène les prémices du taylorisme à la fin du XIXe siècle dans les manufactures horlogères suisses. About Kim Sohee, de July Jung, ausculte le travail de téléopérateurs sud-coréens en open space. Entre les deux s’insère L’Etabli, de Mathias Gokalp, qui raconte le travail à la chaîne à la fin des années 1960 dans l’industrie automobile.

Le chronomètre et la performance sont au cœur de ces trois récits. Le travail échappe à celles et ceux qui l’accomplissent. Il est défini, décortiqué, orchestré et surveillé par celles et ceux qui le conçoivent. Ouvriers et employés ne sont que des exécutants, chargés d’appliquer un script auquel ils ne peuvent déroger sous peine de pénalités et de sanctions, voire d’humiliations. Chaque geste est optimisé, dans l’horlogerie et l’automobile, chaque parole est comptée dans les centres d’appels.

Certes, le travail d’aujourd’hui n’est plus celui des années 1870 ou 1970, les conditions de travail ne sont plus les mêmes. En particulier, la saleté et le bruit n’envahissent plus les usines, comme le montre par exemple le documentaire réalisé par Louis Malle aux usines Citroën (Humain, trop humain, 1974). Mais si les décors changent, si les ambiances et les atmosphères de travail ne sont pas comparables, demeure néanmoins un sentiment de continuité.

L’emprise du chronomètre perdure, et le travail, dans son contenu et dans son organisation, repose sur une coupure entre conception et exécution. Ceux qui disent – et pensent – le travail ne sont pas ceux qui l’accomplissent et se confrontent à sa réalisation. Au nom de la productivité et de la rentabilité, l’univers managérial dicte les rythmes et les manières de faire. Penser et faire, dans le monde du travail, relève résolument de deux univers distincts, malgré l’invitation, parfois sincère, à être « force de proposition », à s’exprimer et à innover.

Frustrations et injustices

En réalité, celles et ceux qui font restent muets, pour l’essentiel, ou ne s’expriment qu’à côté et en dehors. Il est frappant de constater le silence qui règne à propos de l’organisation du travail, de l’enchaînement des gestes, et plus généralement des manières de faire dans les manufactures horlogères et dans les centres d’appels. Non pas parce que les salariés n’ont rien à dire, mais parce qu’ils ne sont que peu écoutés, et peu entendus. Leurs avis ne comptent pas, ou trop peu. Cette coupure reste une des sources principales des tensions, du mal-être, de la pénibilité et du non-sens dans l’accomplissement du travail quotidien.

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LJD

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