« Accumuler du béton, tracer des routes » : les infrastructures, ciment du capitalisme

La pensée écologique se formule par vagues. Après celle du vivant, la production se focalise ces temps-ci sur la matérialité du monde. Critique de la transition énergétique, généalogie de la production, question minière… A ce programme déjà fourni, il manquait Accumuler du béton, tracer des routes (La Fabrique, 304 pages, 18 euros), essai brillant de Nelo Magalhaes qui retrace l’histoire environnementale des grandes infrastructures de transport bâties en France depuis 1945. Le chercheur à l’Institut de la transition environnementale y décortique les rouages de cette « monumentale production d’espace » formée par cet ensemble d’autoroutes, de canaux, de carrières et de déchets, qui a transfiguré le visage du territoire hexagonal en quelques décennies.

Cette histoire en cache plusieurs : l’espace n’est pas seulement physique, il fige des rapports sociaux. Héritant du meilleur de la tradition critique, Nelo Magalhaes se lance donc dans une histoire à la fois matérielle, technique et idéologique. Dans cette intrication tient le geste capital de ce docteur en mathématiques et en économie, qui repolitise un sujet si longtemps laissé aux experts, dont la fausse neutralité enrobe le dogme modernisateur porté par les intérêts industriels. Deux chiffres vertigineux résument ce gigantisme : depuis 1945, 20 gigatonnes de gravier et 10 gigamètres cubes de terres et sédiments ont été mis en mouvement. « En même temps qu’il a modifié l’atmosphère, le capitalisme a transformé la topographie terrestre. »

« Extractivisme ordinaire »

L’époustouflante densité de son essai, sourcé par sept cents notes, retrace d’abord l’histoire technique de ces réalisations reposant sur des « mégamachines ». De la géotechnique routière au développement des chaux hydrauliques, de la « cimentisation de la France » à l’épaississement généralisé du réseau, Nelo Magalhaes déroule une minutieuse histoire matérielle, sur laquelle il pose des outils critiques. « Abstraire les sols, c’est les détruire » : ces dynamiques sont captées en rapatriant des notions utilisées pour des territoires exotiques. La France est grêlée d’un « extractivisme ordinaire », qui balafre ses sols et violente le corps social, comme d’une logistique fondée sur un « échange écologique inégal », qui aspire les ressources lointaines tout en externalisant les dégâts.

Ce monde de béton cimente donc des dominations. La rematérialisation proposée par Nelo Magalhaes s’inspire évidemment du célèbre auteur de La Production de l’espace (1974), le philosophe marxiste Henri Lefebvre. Mais cette histoire ne se contente pas du rétroviseur : Accumuler du béton, tracer des routes assume son explosivité. D’abord, en se posant dans une conflictualité intellectuelle : l’essai s’achève par une critique frontale du Soin des choses (La Découverte, 2022), de Jérôme Denis et David Pontille, et du concept de « redirection écologique » porté par Diego Landivar. Ensuite, en revendiquant de chercher à muscler le logiciel des luttes actuelles. « Les Soulèvements de la Terre sont lefebvriens », affirme l’auteur. Seront-ils bientôt « magalhaesiens » ?

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Les très petites entreprises sont toujours les plus concernées par les difficultés de recrutement

Les demandeurs d’emploi adhèrent-ils à la formule « small is beautiful » ? A première vue, non, selon une étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministre du travail, publiée le 19 mai 2024 : les très petites entreprises (TPE) – qui emploient de un à neuf salariés – affichaient en 2023 un taux d’emplois vacants de 6,3 %, contre 2,3 % pour celles comptant dix salariés ou plus.

Les 247 000 postes à pourvoir dans les TPE représentaient à eux seuls 40 % du total des vacances, toutes tailles d’entreprises confondues, sur l’ensemble du secteur salarié privé. Pour ne rien arranger, le taux d’échec des recrutements est aussi plus important dans les TPE, constate la Dares.

Cela s’explique d’abord par les caractéristiques de ces petits employeurs, selon Eric Chevée, vice-président chargé des affaires sociales de la Confédération des petites et moyennes entreprises : « Ils tiennent à embaucher des gens immédiatement opérationnels car ils n’ont pas le temps de former. Etant plus exigeants, ils trouvent moins facilement. En outre, ce sont des chefs d’entreprise, pas des DRH : ils recrutent moins souvent, maîtrisent moins bien les processus de sélection et d’intégration. » D’où des erreurs de casting qui se soldent par des départs anticipés, occasionnant une nouvelle vacance de poste.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Pourquoi les absences pour maladie restent plus élevées dans les TPE

Mireille Bruyère, enseignante-chercheuse en économie à l’université de Toulouse et au Centre d’étude et de recherche travail organisation pouvoir (Certop) du CNRS, pointe l’effet sectoriel : « Les secteurs qui ont des taux de vacance élevés liés à des conditions de travail difficiles, comme la restauration, sont ceux dans lesquels les TPE sont structurellement plus importantes. Et ils utilisent énormément les contrats de travail courts, donc il y a toujours des postes à pourvoir. » De fait, la Dares relève que les vacances pénalisent particulièrement les TPE du bâtiment et de l’hébergement-restauration.

Des problèmes administratifs et non de conditions de travail

Pour Laurent Barthélémy, président de la branche saisonniers de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, qui représente les employeurs de l’hôtellerie-restauration, les difficultés des TPE de ce secteur à pourvoir les postes tient à des causes multiples : ces employeurs ne disposent pas de service RH, France Travail satisfait plus facilement les demandes des gros employeurs que des petits, et l’envol des prix de l’immobilier dans les régions touristiques dissuade les saisonniers de postuler quand ils ne résident pas déjà sur place.

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« Santé et travail, paroles de chômeurs » : être en recherche d’emploi, une « vallée de désespoir »

C’est un impensé des politiques publiques, mais aussi des cénacles de la recherche académique. La relation entre le chômage et la santé n’a jamais pu s’imposer comme un enjeu de santé publique digne d’attention, malgré des statistiques alarmantes : 14 000 décès seraient imputables au chômage chaque année, selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental de 2016.

« Qui s’intéresse aux chômeurs ? (…) Que sait-on des vies qui se déroulent lors de ce temps de suspension de l’activité professionnelle ? » Palliant le manque d’intérêt pour le sujet, un ouvrage, Santé et travail, paroles de chômeurs (Erès), offre une plongée dans le quotidien des demandeurs d’emploi, fruit d’une recherche-action d’ampleur menée sur plus de deux ans.

Sous la direction de Dominique Lhuilier, professeure émérite en psychologie du travail, Dominique Gelpe, docteur en psychologie, et Anne-Marie Waser, sociologue, ces travaux nous proposent d’explorer cette « zone d’invisibilisation majeure », parfois associée hâtivement à une période d’oisiveté pour des « tire-au-flanc » qui « viv[raient] aux crochets de la société ». Les témoignages rapportés dans l’ouvrage mettent au contraire en lumière les douleurs et les doutes des demandeurs d’emploi, leur santé fragilisée, les impasses auxquelles ils font face, les addictions dans lesquelles, parfois, ils s’enferment.

Les auteurs font preuve de nuance. Ils évoquent, aussi, des cas où le temps du chômage peut être mis à profit pour « prendre soin de soi », trouver de nouvelles voies d’épanouissement personnel – temps passé avec des enfants, activités bénévoles… Bien souvent, toutefois, la souffrance domine. C’est le cas pour Paul, cadre de 55 ans, dont le corps, épuisé, a « lâché » à plusieurs reprises durant sa carrière, en raison d’un « surinvestissement au travail ». Il parle du chômage comme d’une « vallée de désespoir », un terrain d’« humiliation », où il a la sensation d’être « dans les pattes de la société », et d’ennuyer son entourage lorsqu’il évoque sa situation.

« Perte d’identité virile »

« Vous n’êtes plus le même bonhomme ! », juge-t-il. Une situation douloureuse à plus d’un titre : à la perte d’estime de soi qui accompagne l’absence d’emploi s’ajoute, pour certains chômeurs, la peur de retrouver le chemin de l’entreprise. « Je suis tétanisée à l’idée de retourner travailler », reconnaît une demandeuse d’emploi.

Les auteurs soulignent en outre que le chômage peut avoir des impacts variables en fonction du genre. « L’emploi est l’instrument de l’émancipation des femmes ; son absence ou sa précarité menacent l’autonomie et exposent à la dépendance économique », notent-ils. Elles sont tout particulièrement touchées par l’isolement social durant ces périodes. « La perte d’emploi au masculin est plus souvent liée à “la honte” », parfois synonyme de « perte d’identité virile ». « Je ne me sens plus un mec », explique Fabrice, 44 ans.

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Oups, mon collègue est devenu RN… ou la « ciottisation » de la vie professionnelle

Nous vivons un moment troublant de « ciottisation » de nos vies professionnelles. Président des Républicains – ayant proposé une alliance au Rassemblement national pour les élections législatives anticipées rejetée par les autres responsables du parti –, Eric Ciotti est emblématique de ces collègues que vous pensiez il y a peu encore indéfectiblement allergiques à l’extrême droite, et qui s’affichent désormais tout feu, tout flamme, pour le RN. « Une copine qui est AED [assistante d’éducation] dans un lycée pro de mon patelin est choquée : ce matin, elle a vu une enseignante de son bahut – une ancienne, expérimentée, respectée – quitter la salle des profs en lâchant bien fort à la cantonade “Vivement Bardella !” », rapporte le journaliste Olivier Cyran sur le réseau social X. D’après un sondage OpinionWay paru avant le 9 juin, un enseignant sur sept prévoyait de voter pour le parti d’extrême droite.

Bien entendu, chacun est libre de ses opinions mais, dans les faits, beaucoup d’entreprises ou d’institutions fonctionnaient jusqu’alors comme des cocons idéologiques, représentant des communautés de valeurs plus ou moins implicites. Cet entre-soi – questionnable, bien entendu – opérait également à une échelle catégorielle plus large : la sociologie du vote d’extrême droite, traditionnellement ancrée chez les employés et les ouvriers, a longtemps pu laisser penser aux membres de groupes sociaux plus favorisés que le RN, c’était ailleurs, que le RN, c’étaient les autres.

Depuis les résultats des élections européennes, le 9 juin, où la liste emmenée par Jordan Bardella a recueilli 31,6 % des suffrages, ce sentiment rassurant s’est dissipé : d’après une enquête Ipsos réalisée les 6 et 7 juin 2024, le RN a progressé, entre 2019 et aujourd’hui, de 13 % à 20 % chez les cadres, tout en renforçant son socle traditionnel. Le RN est ainsi devenu le premier parti des salariés (36 % des voix), dans le public (34 %) comme dans le privé (37 %). Croiser à la cafèt un type qui porte un tee-shirt « Jordan je t’aime » sous sa chemise n’est donc plus une hypothèse farfelue, et la suspicion est désormais de mise. « Là, j’ai la haine. Je me rappelle de mon collègue, ce fumier qui tenait des propos tendancieux, je suis sûr à 99 % qu’il a voté RN », s’énervait un utilisateur de X au lendemain des européennes.

Mue traumatisante

Cette mue traumatisante du collègue lambda en électeur d’extrême droite constitue la scène inaugurale de l’enquête prophétique Les Grands-Remplacés (Arkhê, 2020), de Paul Conge. Le journaliste y évoque notamment Joël, informaticien toulousain un peu gris, fils de socialistes, qui finit par se persuader que son monde est gangrené par l’immigration et le renoncement. Il se met alors à la muscu : « Happé progressivement par la propagande radicale de la “dissidence” sur Internet, il déroule désormais son “prêt-à-penser” sur ses collègues, ces “bobos” aux “corps de lâches”. »

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Salaires : une étude pointe les freins aux augmentations

Le constat est connu : en raison des revalorisations successives du smic intervenues depuis 2021, des millions de salariés situés juste au-dessus sur l’échelle des salaires se sont retrouvés « rattrapés » par le salaire minimum. Au 1er janvier 2023, 17,3 % des salariés du privé étaient ainsi rémunérés au smic, contre 12 % en 2021.

Lire le décryptage | Article réservé à nos abonnés Comment le smic a rattrapé des millions de salariés

Une mission a été lancée par Elisabeth Borne lors de la conférence sociale du 16 octobre 2023 pour trouver les explications à ce phénomène de nivellement par le bas des grilles de salaires. Parmi les principales thèses avancées par les économistes, celle de l’existence d’une « trappe à bas salaires ». Dès qu’on s’élève au-dessus du smic et jusqu’à un salaire équivalent à 1,6 smic, pour que le salarié touche 100 euros nets supplémentaires chaque mois, l’employeur doit débourser jusqu’à près de cinq fois plus, les cotisations sociales augmentant alors très vite. De sorte que les entreprises préfèrent ne pas augmenter les rémunérations de leurs employés – quitte à leur accorder des primes ponctuelles, non soumises aux prélèvements sociaux.

Pour vérifier l’impact réel de cet « effet socio-fiscal » sur les politiques salariales, l’institut économique Rexecode s’est livré, à la demande du Haut Conseil du financement de la protection sociale, à une étude de terrain. Selon ce travail mené avec Bpifrance auprès de 3 000 entreprises de toutes tailles, publié le mercredi 19 juin, les causes de la smicardisation sont plus complexes que le seul effet de « trappe à bas salaires ». Seules 8 % des entreprises consultées le citent comme le principal frein à l’augmentation salariale de leurs employés. En réalité, il va plutôt « amplifier les problèmes existants », souligne Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode.

Thème de la campagne électorale

Quels sont ces « problèmes existants ? ». En premier lieu, les contraintes purement économiques, comme la marge ou la trésorerie de l’entreprise. Ensuite, les donneurs d’ordre jouent un rôle essentiel dans les politiques salariales de leurs entreprises prestataires, notamment dans les services à faible valeur ajoutée. « Dans un certain nombre de secteurs, comme la sécurité, le nettoyage, l’entretien, les acheteurs regardent uniquement le prix du service proposé, explique M. Redoulès. Ce type de comportement des acheteurs conduit les entreprises à pressurer les salaires pour pouvoir emporter les marchés. » Voire à recourir à la sous-traitance en cascade. Et ce n’est pas que le fait du privé. La commande publique est aussi responsable.

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Relations amoureuses en entreprise : une affaire privée non sans risques de dérives

Le DRH « aurait dû révéler à son employeur sa relation amoureuse », dit un arrêt de la Cour de cassation publié le 29 mai. Faute d’avoir déclaré sa romance avec sa collègue syndicaliste, il a été licencié pour « faute grave ». C’était en Ardèche, dans l’entreprise de soierie et de textile synthétique Payen. Ce responsable des ressources humaines avait noué une relation intime avec une représentante du personnel.

Durant plusieurs années, les négociations s’étaient poursuivies entre direction et syndicats, sans que cette idylle ait été dévoilée. Dissimulation jugée coupable. Peu importe qu’un préjudice pour l’entreprise ait été ou non établi, la Cour de cassation a confirmé pour le DRH un licenciement pour « manquement à son obligation de loyauté ».

Sans être la norme, les relations amoureuses en milieu professionnel sont courantes, mais pas sans risques. « Tout le monde en parle à sa petite échelle. Mais à un niveau macro, personne n’en a vraiment la mesure », pointe le cabinet de conseil Technologia, expert en risques psychosociaux. Il n’existe pas de statistiques sur la fréquence de ces amours, mais de régulières enquêtes d’opinion menées par l’IFOP évaluent la part des couples qui se sont formés au travail autour de 15 %, selon l’IFOP. « La part des salariés qui déclarent avoir ou avoir eu une romance au travail est toujours entre 30 % et 50 %. Certains secteurs atteignent des records, comme celui de l’hôtellerie », indique le sociologue Jean-François Amadieu, spécialiste des organisations du travail.

Dans la récente étude « La romance au travail. Amour sexe & autres histoires », coréalisée par Technologia et l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne d’octobre 2023 à janvier 2024, les amoureux déclarent qu’en général tout se passe bien, mais témoignent de « risques importants » ou « très importants » de rumeurs (89 %) évidemment, de jalousies et coups bas en cas de rupture (88 %), de manque d’équité (82 %), de relations professionnelles biaisées (81 %), voire de mise à l’écart (76 %). Des dérives qui, après avoir affecté la qualité du travail, sapé l’autorité des manageurs, voire écorné l’image de l’entreprise, finissent parfois aux prud’hommes.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Sexe au bureau : pourquoi le chef ne peut plus draguer

Des implications professionnelles accompagnent toutes les étapes de la « belle histoire ». Quand le consentement est absent, des sollicitations inopportunes peuvent entraîner un salarié sur le terrain du harcèlement sexuel ou des agissements sexistes.

Durant la romance elle-même, d’abord une formidable machine à potins, cela risque d’être une source de favoritisme et de perte d’autorité qui peuvent mener à la sortie de l’entreprise. Le licenciement d’un responsable d’équipe de Transdev Ile-de-France a ainsi été confirmé par la Cour de cassation, parce qu’il avait envoyé des SMS à caractère déplacé et pornographique à une subordonnée durant leur relation. Ce comportement lui a fait « perdre toute autorité et toute crédibilité dans l’exercice de sa fonction de direction », indique l’arrêt qui précise que ces faits se rattachant à la vie de l’entreprise pouvaient justifier un licenciement disciplinaire.

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En entreprise, le temps de l’« intelligence humaine » est venu

La ruée vers l’intelligence artificielle (IA) a bien lieu. Microsoft, Google, Amazon ou Meta ont massivement investi, et un fournisseur de puces spécialisées comme Nvidia connaît un succès enviable. Apple annonce intégrer ChatGPT à ses iPhone haut de gamme. Des start-up françaises lèvent des fonds impressionnants. Il est vrai que les outils génératifs de contenu promettent l’exploit pour tous : produire des textes, des images, des sons à la demande ; détecter l’indétectable, converser avec les robots et dans toutes les langues… Pourtant, l’avenir de l’IA est encore loin d’être prévisible.

Comme toutes les nouvelles techniques qui promettent le progrès universel, l’IA suscite d’abord l’extase ou l’effroi. Extase, avec les perspectives d’une vie facilitée par une infinité d’assistants omniscients. Effroi, avec les manipulations invisibles, le pillage des données et des œuvres, les bouleversements annoncés des emplois. Ces dangers bien réels ont déjà suscité des régulations nationales et internationales qui visent à défendre les individus et les Etats, tout en réduisant la domination des grandes entreprises américaines.

Mais ces régulations ne déterminent ni les stratégies de développement futures de l’IA, ni les usages qui s’inventeront au fil des expériences. La recherche a bien montré que les techniques universelles sont confrontées au paradoxe d’une dissémination soumise à un double inconnu (« Gestion de risque en situation de double inconnu », Olga Kokshagina, thèse Mines Paris PSL Université, 2014).

Des ruptures scientifiques inattendues

Première inconnue, les possibilités d’usages sont si vastes que les modèles d’affaires les plus pertinents sont à inventer. Et comme les algorithmes sont encore particulièrement exigeants en temps de calcul et en quantité de données, même les géants du numérique se limitent à doper leurs applications classiques. Mais rien n’assure que ce sont ces applications les plus visibles qui bénéficieront vraiment de cette intelligence supplémentaire. L’invention de nouveaux produits et de nouveaux usages pourrait changer le visage de l’IA et ses acteurs.

Deuxième inconnue : aujourd’hui, ChatGPT et les algorithmes génératifs reposent sur de gigantesques structures probabilistes d’analyse et de composition des contenus (« large language models »). Pourquoi devrait-on s’arrêter là ? L’histoire récente de l’IA repose sur des investissements colossaux confiés à des start-up. Mais l’histoire des innovations regorge d’exemples où les stratégies de développement industriel, si elles ne sont pas soutenues par un effort de recherche, se sont enlisées ou ont été rendues obsolètes par des ruptures scientifiques inattendues (le transistor, la photo numérique…).

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Patrick Artus : « Les pays du sud de l’Europe, s’ils ne réagissent pas, vont prendre de plein fouet les effets négatifs du recul de la population en âge de travailler »

Les pays européens sont presque tous confrontés au vieillissement démographique et au recul de leur population en âge de travailler (de 15 à 64 ans). Celle-ci a reculé de 2,5 % dans la zone euro et de 2 % en France, entre 2010 et 2023.

La baisse du taux de fécondité, c’est-à-dire le nombre d’enfants qu’a en moyenne chaque femme, va amplifier ce mouvement. Il n’était plus, en 2023, que de 1,36 en Allemagne, 1,68 en France, 1,24 en Italie et 1,19 en Espagne, alors qu’il devrait être légèrement supérieur à 2 pour assurer le remplacement des générations.

On peut donc prévoir une baisse de 17 % de la population en âge de travailler, entre 2023 et 2050, dans la zone euro, et de 7 % en France. La situation est totalement différente aux Etats-Unis, où cette population augmente de 1 % par an depuis 2018, avec une accélération récente due à l’immigration : 647 000 immigrants ont été enregistrés aux Etats-Unis en 2021, 1,9 million en 2022, et leur nombre devrait atteindre 3 millions en 2023, année qui a connu par ailleurs 878 000 naturalisations. En Inde, la population active s’accroît depuis 2018 de 3 % par an, ce qui a contribué pour près de la moitié à la croissance économique du pays sur cette période.

« Population optimale »

Quelle stratégie faut-il adopter, en Europe, face à cette situation démographique inquiétante ? Une première stratégie possible est celle… de la résignation. Elle correspond à l’analyse théorique dite « de la population optimale », selon laquelle un pays qui va subir une baisse de sa population en âge de travailler doit, tant que le vieillissement ne s’est pas encore produit, accumuler des actifs extérieurs, non pas sous la forme de titres de dettes publiques d’autres pays, mais sous celle d’actifs productifs – investissements dans les entreprises et les infrastructures – de pays qui vont rester jeunes.

Cela permettra au pays vieillissant de compenser ou de compléter par des revenus du capital, rapatriés du reste du monde, la baisse de son revenu domestique, et ainsi de ne pas subir de recul de son revenu par habitant, alors même que sa production par habitant recule.

Lire le décryptage (2023) : Article réservé à nos abonnés Le vieillissement de la population, un défi qui dépasse de loin le problème des retraites

C’est, par exemple, la stratégie suivie par le Japon. Le pays bénéficie, depuis dix ans, d’un excédent de sa balance courante de 2,9 % de son produit intérieur brut (PIB) en moyenne. Mais cet excédent courant n’est dû que pour 15 % à l’excédent de sa balance commerciale ; il résulte essentiellement de l’excédent de la balance des revenus du capital, grâce à un niveau considérable d’actifs nets extérieurs : 3 460 milliards de dollars (3 235 milliards d’euros), soit 64 % du PIB du pays !

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Un nouveau groupe de travailleurs sans-papiers des centres de tri des déchets d’Ile-de-France devant les prud’hommes

Des travailleurs manifestent devant le centre de tri Veolia du 15ᵉ arrondissement de Paris, le 28 août 2023.

Hind (les salariés ont demandé qu’on ne mentionne pas leur nom de famille), 28 ans, a trié les emballages usagés des centres de tri des déchets d’Ile-de-France chaque nuit de 23 heures à 5 heures jusqu’à son huitième mois de grossesse. Sans-papiers, elle n’a bénéficié d’aucun congé maternité : ce furent trois mois sans solde. Pour demander réparation, elle et douze autres salariés sans-papiers exploités par NTI, une entreprise sous-traitante de Veolia, Paprec, Suez et Urbaser entre 2019 et 2022, ont déposé un dossier devant les prud’hommes de Paris, mercredi 12 juin.

Ils emboîtent ainsi le pas aux onze de leurs collègues qui ont dénoncé cette dérive le 28 août 2023, en occupant symboliquement le centre de tri XVEO Veolia à Paris, avec le soutien de la CGT. Le Monde avait alors révélé les pratiques délétères de cette entreprise sous-traitante, semblant fonctionner comme une agence d’intérim, puisqu’elle envoyait du personnel compléter les équipes de Suez, Veolia ou Paprec. Mais dans des conditions de travail et de rémunération bien moins-disantes. Une enquête de l’inspection du travail est toujours en cours. Et pourrait déboucher sur des poursuites pénales.

« On nous téléphonait pour nous donner les missions au jour le jour. Parfois, je travaillais de 21 heures à 5 heures sur un site, puis j’enchaînais en 6 h 30-14 heures sur un autre », confie Hicham, 35 ans. « Nos cadences étaient plus élevées, les tapis plus rapides et il y avait dessus plus de déchets », témoigne Hind, preuve, selon elle et ses collègues, que des responsables, chez les entreprises donneuses d’ordre, étaient conscients de leur statut de seconde zone. Ce que Veolia, Paprec et Suez démentent fermement.

Lire l’enquête | Article réservé à nos abonnés Le groupe de nettoyage Arc-en-ciel ne ménage pas le droit du travail

« Personne ne vérifiait jamais nos pièces d’identité. Ces gens-là profitent de la situation. C’est comme si nous n’avions aucune valeur, alors qu’on faisait le double ou le triple du travail », déplore Youssef. « Ils sont tous complices. Leur but, c’était juste que le travail soit fait », estime Anes, qui montre les photos d’un bleu de 20 centimètres sous son aisselle après qu’il a chuté d’un escabeau. Les accidents du travail n’étaient jamais déclarés. Aucun n’a jamais reçu de formation à la sécurité.

Une solution aux premiers sans-papiers lanceurs d’alerte

La plupart travaillaient sans contrat, rémunérés 60 euros la journée, 80 euros la nuit. Usés par ces abus, ils ont fini par alerter eux-mêmes l’inspection du travail. Laquelle a orchestré des contrôles coordonnés dans quatre centres de tri franciliens, fin 2022. Les dirigeants de NTI ont liquidé leur société quelques semaines plus tard. Mais plusieurs de ses salariés sans-papiers ont pu continuer à travailler plusieurs mois dans les mêmes centres de tri, en intérim cette fois, prouvent les contrats qu’ils ont montrés au Monde.

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Réforme du marché du travail : « Les fonctionnaires sont en demande d’une visibilité accrue sur l’avenir »

Stanislas Guerini, ministre de la fonction publique, a déclaré, le 9 avril, vouloir « lever le tabou » du licenciement des fonctionnaires. « Le statut n’est pas le statu quo », a-t-il affirmé, au nom de la même volonté d’assouplissement et de modernisation invoquée pour justifier les réformes du marché du travail menées au long des deux quinquennats. Les résultats d’une recherche récente sur la valeur attribuée par les individus à leur sécurité de l’emploi permettent de mieux comprendre les perceptions des personnes concernées par ce type de réforme.

Combien demanderiez-vous pour accepter de passer d’un emploi sécurisé à un autre, qui ne le serait pas ? Combien seriez-vous prêts à donner, à l’inverse, pour avoir un emploi sécurisé si vous n’en avez pas actuellement ? Telles sont les questions posées par une équipe de chercheurs israéliens, dans le cadre d’une enquête originale, en cours de duplication en France et au Canada, mais qui donne dès à présent des indications éclairantes (« How Does the Welfare Policy Impact Tenure and Job Security ? », Eitan Hourie, Miki Malul, Raphael Bar-El, SSRN, 2022).

Pour renoncer à un emploi sécurisé, les revenus supplémentaires demandés varient entre 10 % et 22 %. Tout dépend des scénarios proposés. En période de chômage élevé et/ou lorsque la durée et le niveau d’indemnisation sont limités, les exigences apparaissent naturellement les plus fortes. S’ils doivent accepter une diminution de leur sécurité professionnelle, les individus réclament alors une augmentation salariale de 22 %. Avoir voulu s’attaquer au statut des fonctionnaires juste après avoir durci les conditions d’indemnisation du chômage était, à cet égard, particulièrement risqué.

Même lorsqu’on leur décrit une situation proche du plein-emploi et/ou un système d’assurance-chômage très efficace et protecteur, avec un revenu garanti pour tous, comme en Finlande, les personnes interrogées demandent tout de même 10 % de revenus supplémentaires en échange de leur renoncement à un emploi parfaitement sécurisé.

Eviter les « petites phrases »

La sécurité de l’emploi, en effet, ne signifie pas seulement un revenu garanti à long terme et sur lequel on peut s’appuyer pour bâtir des projets. Elle correspond aussi au fait de pouvoir continuer à exercer son métier au sein d’une organisation à laquelle on s’identifie. Elle implique des conditions de travail stables (situation géographique, horaires…) permettant de conserver l’équilibre délicat que chacun construit progressivement entre sa vie professionnelle et son organisation personnelle, ses responsabilités familiales, associatives, citoyennes, etc.

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