A qui profitent les « bullshit jobs » ?
Pourquoi reparler aujourd’hui des « bullshit jobs », ce concept imaginé en 2013 par feu l’anthropologue américain David Graeber pour désigner les « emplois à la con » ? Eh bien tout d’abord car ces métiers de l’absurde n’ont pas disparu, loin de là. Lorsqu’il est mandaté par une agence d’aide au développement qui doit former des « multiplicateurs de journalisme de données » grâce à un enseignement en blended learning (« apprentissage hybride »), le journaliste Nicolas Kayser-Bril, auteur de l’ouvrage Imposture à temps complet. Pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde (Editions du Faubourg, « Document », 264 pages, 18 euros), se demande en quoi consiste réellement sa mission. Si personne ne sait vraiment quoi lui répondre, tout le monde, autour de lui, semble s’étonner du fait qu’il s’interroge.
« Au fil des échanges avec mes collègues, je m’aperçois peu à peu que personne, au sein de cette agence de développement, n’admet que la feuille de route de mon projet n’a ni queue ni tête », écrit l’impétrant, qui démissionnera avant la fin de son contrat et commencera ce travail d’investigation au pays du non-sens. Si les « bullshit jobs » sont toujours si vivaces, se dit-il, c’est bien que ces emplois, sans utilité réelle apparente, servent à quelque chose (ou à quelqu’un). Explorant notamment le caractère ostentatoire de ces métiers à l’intitulé tape-à-l’œil, le journaliste en fait le signe d’une société ayant atteint un certain niveau de développement, qui lui permet de se payer le luxe de l’inutile.
« Du bullshit, oui, mais sans bullshit jobs »
A certains égards, le « bullshit job » serait donc un métier-parure, venant bousculer les conceptions économiques traditionnelles dominées par la notion d’utilité. « Les “bullshit jobs” sont à l’économie classique et néoclassique ce que l’ornithorynque était à la biologie prédarwinienne. Ils ne rentrent pas dans les cases autorisées », écrit l’auteur. Avec son opacité inclarifiable, le « bullshit job » ne figurerait-il pas l’ultime argutie d’un monde qui fait encore mine de croire à la centralité symbolique de la valeur travail, alors que celle-ci serait depuis longtemps tombée de son piédestal ?
« Si vous occupez un “bullshit job”, je vous invite à utiliser votre temps de travail inutile pour lire, voire écrire les utopies qui permettront le monde de demain », Nicolas Kayser-Bril dans « Imposture à temps complet »
Pendant que tout le monde s’interroge pour savoir en quoi consiste réellement le métier de growth hacker (littéralement « hackeur de croissance »), on ne pense pas à se demander si le fait d’organiser l’existence autour du boulot est une bonne chose. D’où la proposition terminale étonnante de l’auteur : « En attendant, si vous occupez un “bullshit job”, je vous invite à utiliser votre temps de travail inutile pour lire, voire écrire les utopies qui permettront le monde de demain. Un monde où nous ne serons plus obligé.es de justifier notre activité par notre prétendue production. Un monde avec du bullshit, oui, mais sans “bullshit jobs”. »
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