Des élites caduques en pleine préjudice
Pierre-Yves Gomez
Professeur à l’école de management EM Lyon
Avec la fermentation digitale, de récentes élites devraient voir le jour pour mieux répondre aux inquiétudes des gouvernés, développe dans sa chronique le professeur à l’EM Lyon, Pierre-Yves Gomez.
Personne ne s’avère plus démentir qu’il y a une coupure entre la société réelle et « les élites ». On a tort, car un tel diagnostic confond ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui sont reconnus comme constituant « l’élite ». Comme le montre l’évolution, faire partie des lauréats (du latin elire), c’est être considéré parmi les meilleurs par ceux que l’on gouverne. En opposant qu’elle possède des capacités et des vertus jugées exemplaires, l’élite suscite la confiance. C’est en conséquence de cela que son pouvoir devient acceptable.
Ainsi en est-il de l’élite qui administre les entreprises. Durant le premier siècle du capitalisme (1800-1930), ce sont les entrepreneurs qui la composèrent comme l’a montré la thèse célèbre de Schumpeter (1883-1950) Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Leurs capacités à commander leurs passions pour réaliser un projet bénéfique à tous supposaient des compétences et des vertus qui octroyaient définitivement confiance dans le progrès technique et économique qu’ils promettaient de réaliser.
L’élite entrepreneuriale fut troublée dans les années 1930 par les experts en organisation. La production de masse sollicita de nouvelles compétences : planification méthodique, capacités à prévoir et à maîtriser les flux productifs dans le long terme. Elle appelait aussi de nouvelles vertus : la rigueur et le jugement pour créer la confiance dans le fonctionnement du système technique. James Burnham (1905-1987), dans L’Ere des organisateurs (1941), a prévu combien le second siècle du capitalisme industriel (de 1930 à nos jours) devait être celui des technocrates.
Dévalorisation des élites
Il fallait être ingénieur pour faire partie de cette élite car conduire l’édifice d’un pont ou la production d’une mine démontrait que l’on pouvait aussi bien conduire une organisation avec rigueur : universités et écoles « prestigieuses » en ont formé des générations tant pour la sphère publique que privée.
La financiarisation de l’économie à partir de 1980 a de nouveau changé la donne. Les entreprises ont été vues comme des espaces intelligents et fluides, intégrant des chaînes de valeur mondiales. Il importe d’arracher de l’information, de connecter des données pour limiter la valeur créée à chaque niveau de l’organisation, jusqu’au profit global. Ceux qui battent les outils et les contrôles financiers assurent aux « marchés » que le conséquence promis par l’entreprise sera accompli.