Faire du vélo pour aller au travail, manger bio, limiter les trajets en avion, boycotter les vêtements fabriqués de l’autre côté de la planète… Autant de gestes en adéquation avec un mode de vie plus respectueux de l’environnement qui contribue aux enjeux de la transition écologique. Mais lorsqu’on entre sur le marché du travail, comment trouver un emploi qui réponde à ses convictions ? Comment éviter les désillusions ? Tous les jeunes sont-ils concernés par cette quête de sens ? Comment les écoles et les entreprises s’adaptent-elles aux attentes de ces jeunes engagés ?
Plusieurs personnalités ont confronté leurs points de vue sur ces questions à l’occasion du festival Nos futurs, organisé du 22 au 26 mars à Rennes par Les Champs libres, Sciences Po Rennes, Rennes métropole et « Le Monde Campus ». Retrouvez l’intégralité des échanges dans le podcast « Nos Futurs, la parole à la relève ».
Avec la participation de :
- Léa Falco, militante, membre du collectif Pour un réveil écologique,
- Dominique Méda, professeure de sociologie et directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en sciences sociales à l’Université Dauphine-PSL,
- Lucie Pinson, militante écologiste engagée pour la justice sociale, fondatrice et directrice de Reclaim Finance, une structure affiliée aux Amis de la Terre France,
- Yannick Servant, cofondateur de la Convention des entreprises pour le climat (CEC).
Climat, justice sociale, intimité, médias… Retrouvez tous les épisodes de la saison 2 du podcast « Nos futurs, la parole à la relève » ici.
Ce qu’attendent les jeunes de leur travail
Dominique Méda On dit toujours que les jeunes sont paresseux, qu’ils sont matérialistes, pas engagés, etc. Tout ça est totalement faux. Ce que montrent les enquêtes, c’est au contraire que les jeunes ont des attentes immenses. Leurs attentes à l’endroit du travail sont à peu près les mêmes que celles des autres générations, mais beaucoup plus intenses. Ils veulent bien gagner leur vie, avoir un travail intéressant et ils accordent aussi beaucoup d’importance aux relations sociales et à l’ambiance de travail. Durant les vingt dernières années, j’ai vu monter l’importance de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Or, ces attentes viennent se fracasser sur la réalité du travail. Il y a une énorme déception au moment de l’entrée dans le monde du travail. On les fait attendre très longtemps avec des contrats à durée déterminée, avec de l’intérim. Je crois finalement qu’ils sont assez maltraités, et cela explique le désenchantement. On a une avant-garde qui met ces questions en priorité, mais on a l’impression que ce sont des préoccupations qui sont partagées par l’ensemble des classes.
Léa Falco Le collectif Pour un réveil écologique dont je fais partie est constitué de jeunes de grandes écoles, donc des CSP +, pas forcément représentatifs de tous les « jeunes ». Mais sur 2 000 jeunes de 18 ans à 30 ans qu’on a interrogés – plus représentatifs de la population française –, deux tiers déclaraient qu’ils seraient prêts à ne pas prendre un boulot parce qu’il ne correspondait pas environnementalement ou socialement aux standards qu’ils attendaient d’un employeur.
Etre jeune actif et se faire entendre
Yannick Servant Il faut se poser la question : à qui parle-t-on ? Est-ce que je peux demander à des jeunes de Saint-Denis de s’investir pour le climat par le biais de leur entreprise ? Est-ce que je peux leur en vouloir s’ils se disent « Bah non, moi, je n’en ai rien à faire, je veux juste un job » ? Absolument pas. S’il y a une catégorie de personnes par laquelle commencer, ce sont les étudiants de HEC, par exemple. Parmi eux, il y en a peut-être 20 % qui sont hyperengagés, 10 % qui n’en ont rien à faire et qui, au contraire, veulent continuer d’aller travailler chez Goldman Sachs ou chez Glencore, et il y a un ventre mou. Et donc là, sur la question de « comment on choisit son job », on parle aux premiers 20 %, les plus engagés. Ceux-là ont un pouvoir. Ils doivent sonder, oser, mettre en concurrence les employeurs pendant les entretiens de recrutement. Quand on a ce genre de diplôme, on peut se le permettre.
Léa Falco Tout le monde ne peut pas se faire entendre. Seuls les CSP +, ceux qui vont occuper des postes de cadres, des postes d’ingénieurs, des postes de managers, peuvent influer réellement sur la structure de l’entreprise et sur l’orientation globale de l’entreprise. Si vous êtes caissière ou pompiste, malheureusement, vous n’avez pas les mêmes possibilités d’action.
Mais les privilèges s’accompagnent d’une responsabilité de prendre en compte ces réalités sociales, puis de se demander : comment utiliser ce pouvoir ? Comment monter un collectif de salariés ? Comment formuler clairement des revendications après de la direction ? On s’est rendu compte que les entreprises adorent les comités engagés de salariés parce que cela montre qu’il y a un lieu de socialisation à l’intérieur des entreprises.
Lucie Pinson Le problème avec ces collectifs, c’est qu’ils ne remettent pas fondamentalement en question le modèle économique des entreprises. Sinon, ils ne seraient pas les bienvenus. De mon côté, j’ai l’impression qu’il y a vraiment un enjeu pour les entreprises d’attirer les meilleurs talents. Elles savent [si elles ne font pas d’effort de transition] qu’elles sont en train de réduire la part du gâteau dans lequel elles peuvent piocher leur recrutement. Moi qui travaille dans la finance, je le vois bien : pourquoi choisir entre les renouvelables et les énergies fossiles si on peut faire les deux ? Il y a un enjeu pour les acteurs économiques d’être si ce n’est pas totalement « verts », en tout cas moins sales que le camarade d’à côté, pour pouvoir séduire.
Dominique Méda J’ai un léger doute sur la capacité d’un groupe de jeunes, y compris des jeunes diplômés, à changer la stratégie de l’entreprise. Mais on pourrait imaginer une autre organisation de l’entreprise où les représentants des salariés auraient plus de place. C’est-à-dire qu’on laisserait s’exprimer les voix qui souhaitent produire selon d’autres modalités, et peut-être produire d’autres choses aussi. Ce qui oblige à une révision complète de la stratégie de l’entreprise. Cela vaut pour les jeunes mais pas seulement.
Adopter un autre rythme
Léa Falco La réflexion sur l’engagement écologique et social et la question du temps sont fondamentalement liées. Aujourd’hui, en entreprise, comme dans la fonction publique, cette question émerge : quel rapport au temps veut-on ? Elle fait partie des axes stratégiques dont « l’écosystème écolo » doit s’emparer. Mais si ça a l’air évident de notre point de vue, il faut le faire entendre, le faire accepter, et enfin l’imposer par la législation, la régulation, à des gens qui ne pensent pas du tout comme nous.
Lucie Pinson Je suis assez convaincue que la semaine de quatre jours est nécessaire pour donner plus de temps à tout un chacun de participer à la vie politique, pour penser, innover et trouver des solutions et inventer d’autres manières de faire. Le temps de s’organiser et de mettre en place un rapport de force qui poussera les décideurs économiques et politiques à opérer de vrais changements. C’est ma conviction et en même temps, je vois que c’est extrêmement difficile de l’appliquer à moi-même d’abord et à Reclaim Finance, l’organisation que j’ai fondée et que je dirige. Quant à la santé mentale au travail, elle est extrêmement compliquée à gérer au quotidien. On a souvent un sentiment d’urgence face au travail et on est extrêmement angoissé devant la tâche à accomplir. On peut vivre très mal le moment où l’on dit : « C’est bon, là, j’ai fini ma journée. » Il faut savoir dire non, prioriser, mais aussi accepter que tout ne peut pas être fait tout de suite.
Yannick Servant A la Convention des entreprises pour le climat, notre point de départ est une invitation à prendre le temps pour comprendre les choses. Sur les modèles économiques, il faut comprendre qu’on ne vise pas la réduction d’impact, parce que faire moins mal, c’est toujours faire mal. Mais avec l’économie régénérative que nous prônons, nous essayons de réinventer les modèles à l’intérieur des limites planétaires, de sorte que les modèles économiques créent des répercussions nettes positives, que la biosphère régénère les ressources naturelles pour se mettre sur une trajectoire qui va dans le bon sens.
Changer de modèle
Léa Falco Il faut réussir à faire en sorte que les entreprises « vertueuses » deviennent la norme et que celles qui ne sont pas engagées soient pénalisées, et pas le contraire. Parce qu’aujourd’hui, quand vous voulez faire un effort sur quelque volet que ce soit − éthique, salarial, environnemental, l’égalité femmes-hommes −, le plus souvent vous rajoutez une règle. Alors que par défaut, l’entreprise devrait être écologique.
Yannick Servant Personne n’y arrivera dans son silo, isolé. Ça doit se faire en coconstruction avec l’Etat, les citoyens, les entreprises. Il faut réunir les bons collectifs de personnes pour que ça devienne une question de « transformation humaine » chez les personnes qui ont le pouvoir. S’attaquer à ce niveau-là pour ensuite créer un mouvement de main tendue pour coconstruire des choses.
Dominique Méda Il faut sans doute qu’on sorte aujourd’hui de ce que les chercheurs appellent « le consensus de Washington », c’est-à-dire cette espèce de vague de néolibéralisme arrivée dans les années 1980 avec l’idée que ce qui compte, c’est la maximisation de la valeur pour l’actionnaire. On a une vaste révolution à faire : révolution de l’entreprise, de la gouvernance en donnant beaucoup plus de place aux salariés et à leurs représentants, syndicats, mais aussi groupes de discussion, etc. Ma collègue Isabelle Ferreras propose le « bicaméralisme », c’est-à-dire une entreprise dirigée par des représentants des deux parties constituantes de l’entreprise que sont les apporteurs de capitaux et les apporteurs de travail. Cette démocratisation de l’entreprise serait aussi meilleure pour ce qu’on appelle la dépollution, car les salariés pourraient choisir des produits, des types de production meilleurs pour la planète.
Lucie Pinson J’abonde complètement. On a l’impression qu’on fait comme s’il suffisait d’être convaincu et qu’on allait avoir les solutions. Eh bien non ! C’est compliqué de sortir de notre dépendance aux énergies fossiles et de transformer radicalement le modèle économique. Il va donc falloir des mesures qui soient réalistes mais ambitieuses, sans être cosmétiques. Ensuite, il faudra motiver les individus à agir, pas seulement parce qu’ils sont convaincus, mais aussi parce que leur action aura un impact sur leur vie, pas seulement sur la planète. Enfin, bien entendu, il va falloir opérer un rapport de force. Il va falloir qu’il y ait un coût à l’inaction, que ce soient ceux qui polluent qui paient. Et au lieu de penser aux incitations, il faudrait penser à des « désincitations ».
Choisir son entreprise
Lucie Pinson Il vaut mieux faire le bon choix de vie très tôt. Des jeunes CSP + viennent chez nous et certains ont déjà des prêts à rembourser. Pour les jeunes, il est important de prendre de bonnes habitudes de vie dès le début, tant qu’on n’a pas touché le problème de la gouvernance d’entreprise et de la prise de décision. Si vous voulez avoir une influence dès maintenant sur l’entreprise, ce n’est pas en allant dans une grande multinationale parce que vous n’allez pas avoir les clés de décisions.
Dominique Méda C’est difficile de choisir une entreprise qui défende des valeurs. Mais on peut créer sa propre entreprise qui développera des biens et des services vertueux ! On peut aussi essayer de rentrer dans la fonction publique. En ayant conscience qu’on intègre un vaste mécanisme et qu’on ne pourra pas le changer facilement de l’intérieur. Enfin, je vous invite à créer un parti politique pour prendre le pouvoir !
« Nos futurs, la parole à la relève », un podcast réalisé par Le Monde, en partenariat avec les Champs libres, Sciences Po Rennes, la métropole de Rennes. Enregistrement : Jean-Paul Cupif. Montage et mixage : Joséfa Lopez et Eyeshot. Production éditoriale et animation : Joséfa Lopez et Alice Raybaud pour Le Monde. Identité graphique : Mélina Zerbib, Solène Reveney. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine, Morgane Pannetier.
Joséfa Lopez, Alice Raybaud et Caroline Andrieu