Archive dans avril 2023

« Le droit de travailler est le seul droit fondamental pour lequel il existe autant d’inégalités entre les nationaux et les étrangers »

Le projet de loi « pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration », dont l’examen par l’Assemblée nationale a été reporté par le gouvernement, comportait plusieurs mesures pour favoriser le travail des étrangers : un élargissement de la liste des métiers en tension qui permet aux employeurs d’échapper aux lourdes démarches de la demande d’autorisation préalable pour l’embauche d’un étranger, la simplification de la régularisation des travailleurs en situation irrégulière dans des filières en tension, et la possibilité de travailler dans un métier en tension seulement pour les demandeurs d’asile qui n’ont pas encore reçu le statut de réfugié.

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Ces avancées seraient salutaires, voire relèveraient du bon sens, mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le constat est partagé par tous : le travail est le meilleur facteur d’intégration qui soit. Il permet de sortir de sa communauté, à laquelle on échappe difficilement en France à cause de la centralisation du traitement des demandes d’asile à Paris au détriment de la mixité sociale et d’une répartition équitable de l’effort d’accueil sur le territoire. Il permet de sortir de son indépendance vis-à-vis de la solidarité nationale, fluctuante. Il permet de se trouver au contact de notre langue et de nos mœurs. Il donne enfin à l’immigré un intérêt à persévérer dans l’effort d’intégration dans son pays d’accueil, puisqu’il s’agit de préserver un revenu et une vie plus stables.

Dès lors, pourquoi ne pas permettre à tous les étrangers de travailler et d’entreprendre librement ? De mener dignement cette aventure qui les a conduits si loin de chez eux, jamais par loisir ? Pourquoi ne pas faire de l’intégration économique le principal motif de régularisation et d’accueil des étrangers ? Si notre devoir d’humanité nous ordonne de protéger les réfugiés politiques, celui qui trouve sa place dans notre marché du travail n’a-t-il pas de facto gagné sa place en France en passant de la stigmatisante accusation d’être une « charge pour la société » à la reconnaissance d’en être une « force vive » ? La sortie de la clandestinité profiterait également aux autorités publiques : par définition, on ne connaît pas les clandestins sur notre sol.

Répartir l’effort

Permettre à un demandeur d’asile de travailler est louable. Mais les chefs d’entreprise d’une filière en tension ont besoin de prévisibilité. Ils seront peu à prendre le risque de l’employer et de le former s’il peut faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français en cas de rejet de sa demande. Un employé étranger qui, après épuisement des recours, n’a pas obtenu son statut de réfugié mais a contribué pendant deux ans à notre vie économique, ne mériterait-il pas de rester en France ? Plutôt qu’une solution bancale, pourquoi ne pas permettre aux personnes ayant réussi leur intégration économique de rester, même si elles n’ont pas obtenu le statut de réfugié ?

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Luc Behaghel, économiste : « L’immigration bénéficie au pays d’accueil »

Le camp présidentiel, nous dit-on, a hâte de sortir de la réforme des retraites pour un autre chantier, celui de l’immigration. A peine sorti d’une réforme, c’est un autre débat miné qui s’annonce, et qui inquiète le chercheur en économie que je suis. Les économistes de plateau de télé vont resurgir. Les calculs vont être mis sur la table, avec un mélange d’arguments valables, et beaucoup d’autres spécieux. Le patronat va plaider l’immigration sélective : celle qui permet de « booster la start-up nation », mais aussi de maintenir des salaires acceptables (entendons : bas) dans l’hôtellerie-restauration. Les travailleurs précaires vont s’inquiéter de la pression à la baisse que cela exercera sur leurs salaires. On va entendre parler doctement de « la loi de l’offre et de la demande », fondement de la « science économique ».

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Eh bien non, justement, la recherche en économie a appris à se méfier de cette loi d’offre et de demande qui stipule que davantage de travailleurs égale salaires plus faibles. Elle a en effet vérifié dans les données si les travailleurs locaux peu qualifiés souffraient de l’arrivée de migrants, et la réponse répétée par de nombreuses études est négative.

L’économiste canadien David Card, Prix Nobel 2021 de sa discipline, a étudié la question dans une étude célèbre, analysant l’arrivée à Miami de 45 000 réfugiés cubains en 1980, soit une hausse de 7 % de l’offre de travail. Comment ne marcheraient-ils pas sur les pieds de salariés natifs moins qualifiés ?

Reprenons un récent résumé de cette étude par les sociologues Dominique Goux et Eric Maurin : M. Card compare « l’évolution de l’emploi et des salaires observée à Miami entre 1979 et 1985 et celle observée sur la même période dans les villes d’Atlanta, Los Angeles, Houston et Tampa, villes qui n’ont pas subi de choc migratoire en 1980, mais qui ont suivi dans les années 1970 des trajectoires économiques et démographiques proches de celles de Miami. Le résultat central de ce travail est que la période 1979-1985 ne coïncide avec aucun décrochage particulier de la situation des populations non cubaines de Miami par rapport à ces mêmes populations non cubaines dans les villes choisies comme groupe de contrôle ».

Emplois vacants

« Moins qualifiés et expérimentés, les nouveaux arrivants reçoivent des salaires nettement plus faibles et connaissent un chômage plus élevé que leurs homologues des vagues migratoires précédentes, poursuivent les deux chercheurs, mais leur présence ne déprime ni les salaires ni les opportunités d’emploi des autres salariés. Comme le souligne David Card, le tissu productif de Miami compte beaucoup d’entreprises dans les secteurs des services aux particuliers, de l’hôtellerie-restauration, de la réparation ou du textile, traditionnellement spécialisés dans l’intégration de la main-d’œuvre immigrée peu qualifiée. C’est, selon lui, l’une des explications à la rapidité avec laquelle le marché du travail de Miami a réussi à absorber l’exode cubain du printemps 1980. » L’étude a été répliquée dans d’autres contextes, tendant toujours à montrer l’absence de réaction notable des salaires.

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« La régularisation des sans-papiers n’induit pas d’appel d’air »

Dans une étude publiée en février 2018 et actualisée en avril 2023, les économistes Joan Monras (Réserve fédérale de San Francisco), Elias Ferran (université de Valence) et Javier Vazquez-Grenno (université de Barcelone) ont analysé les conséquences d’une vaste régularisation de 600 000 migrants extra-européens décidée par le gouvernement socialiste espagnol en 2005.

Vous êtes coauteur d’une étude sur les conséquences de la régularisation de 600 000 personnes en Espagne en 2005. Un des principaux enseignements de ces travaux est qu’une régularisation massive n’induit pas d’appel d’air…

En 2004, on estimait qu’il y avait presque un million de sans-papiers en Espagne. La mesure de régularisation a bénéficié à environ 600 000 migrants extra-européens. Mais elle n’a provoqué aucun appel d’air en Espagne. Pour s’en rendre compte, nous nous sommes intéressés aux chiffres des ressortissants extra-européens vivant en Espagne. Et on a constaté que ces chiffres n’avaient pas bougé.

Par exemple, si on regarde les Equatoriens, il n’y a pas eu de changement, puisque leur nombre total s’établit autour de 400 000 en 2004 comme en 2008. Dans le même intervalle de temps, le nombre de Marocains a augmenté de 150 000, mais sans aucune rupture perceptible dans la tendance après l’adoption de la mesure de régularisation, ce qui laisse penser que d’autres facteurs, indépendants de cette mesure, ont joué.

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On peut expliquer cette absence d’appel d’air notamment par le fait que la mesure de régularisation visait les personnes déjà présentes en Espagne puisque, pour en bénéficier, il fallait remplir des conditions comme être présent depuis déjà au moins six mois dans le pays et avoir un contrat pour au moins les six prochains mois.

Nous pensons même que la régularisation a pu jouer en défaveur de flux nouveaux, puisqu’elle a été accompagnée d’un renforcement des contrôles de l’inspection du travail visant à combattre le travail au noir, ce qui a pu rendre plus difficile l’embauche de travailleurs sans papiers. Nous restons toutefois prudents sur les effets à long terme de la mesure car, dès 2008, l’Espagne a été touchée par la crise économique, ce qui a pu avoir pour effet de diminuer la demande de travail.

Des constats similaires ont-ils été faits dans d’autres pays ?

En 1986, les Etats-Unis ont adopté l’Immigration Reform and Control Act (IRCA), une amnistie qui a permis à quelque trois millions d’immigrés de régulariser leur situation. Des articles de recherche ont regardé si cette loi avait provoqué une augmentation de l’immigration et ils trouvent que non. Ce n’est pas une vérité absolue, cela dépend certainement des contours de la politique mise en œuvre et du contexte économique, mais on a des exemples variés, en Espagne et aux Etats-Unis, qui trouvent que la régularisation n’induit pas d’appel d’air.

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Lutte contre le chômage de longue durée : le bilan contrasté de la Cour des comptes

Un an après avoir taclé la débauche de moyens mobilisés dans le cadre du plan « 1 jeune, une solution », la Cour des comptes dresse un bilan tout aussi mitigé des actions menées par le gouvernement pour favoriser le retour à l’emploi des chômeurs de longue durée au sortir de la crise sanitaire. Le 28 mars, la haute juridiction a publié un « audit Flash », consacré aux dispositifs déployés en direction de cette catégorie d’actifs, dans le cadre du plan de réduction des tensions sur le marché du travail annoncé par le gouvernement en septembre 2021.

L’idée était de profiter de la reprise économique pour diminuer le nombre de chômeurs inscrits depuis au moins un an à Pôle emploi, en les orientant vers des métiers en tension. Cette catégorie avait alors connu une forte explosion : la Cour estime autour de 1,3 million le nombre de demandeurs d’emploi de longue durée inscrits à Pôle emploi en octobre 2021.

Les agents de Pôle emploi ont notamment été chargés de remobiliser ce public, en mettant l’accent sur des dispositifs immédiatement opérationnels, tandis que des carottes financières ont été accordées en sus de deux aides : le versement d’une prime de 1 000 euros aux chômeurs s’engageant dans des formations préalables au recrutement et une aide à l’embauche de 8 000 euros pour les employeurs recrutant un demandeur d’emploi de longue durée en contrat de professionnalisation.

Plus de 400 millions d’euros

Pour mettre en œuvre ce plan, l’État avait prévu une enveloppe confortable de plus de 400 millions d’euros, ainsi qu’un renfort temporaire de 700 agents supplémentaires pour Pôle emploi, s’ajoutant aux quelque 57 000 personnes déjà employées par l’opérateur public.

Mais cette mobilisation a eu des effets difficilement mesurables, estiment les sages de la rue Cambon. Entre septembre 2021 et mars 2022, une baisse des demandeurs d’emploi de longue durée a bien été constatée : 36 % d’entre eux ont accédé à un emploi au cours de cette période, contre 31 % pour ceux rattachés à la cohorte 2019. Si la Cour des comptes salue la « forte mobilisation » des agents de Pôle emploi, elle constate qu’ « il n’est pas possible de préciser à ce stade dans quelle proportion le plan a contribué à cette augmentation ».

A cheval entre la sortie de la crise sanitaire et le début de la guerre en Ukraine, la forte reprise économique constatée à cette période pourrait largement expliquer la baisse des chômeurs de longue durée, notamment ceux issus de l’hôtellerie-restauration. D’autant qu’aucun objectif chiffré n’avait été fixé par le gouvernement. « Bien qu’il ait été doté de ressources importantes, le plan n’a été assorti d’aucun objectif mesurable en matière de retour à l’emploi, ni de baisse de chômage ou des tensions de recrutement dans les secteurs particulièrement concernés », souligne la Cour des comptes.

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A cinq mois de la Coupe du monde de rugby, le comité d’organisation France 2023 adopte une charte sociale

Tous les partenaires sociaux rassemblés autour d’une table aux côtés d’une ministre, qui, au sortir d’une réunion ponctuée d’applaudissements, paraphent un même document. La scène ne s’est pas déroulée dans un univers parallèle dénué de débat autour de la réforme des retraites. Réunies sous l’égide de France 2023, qui orchestre la Coupe du monde de rugby dans le pays (du 8 septembre au 28 octobre), les organisations syndicales et patronales ont signé, mercredi 5 avril, la charte sociale du Mondial en présence de la ministre des sports, Amélie Oudéa-Castéra.

Il n’a pas fallu longtemps pour que le ton soit donné : « Je suis particulièrement satisfait d’être ici, car dans un moment un peu compliqué dans le pays, avoir un aspect de ce que peut produire notre intelligence collective est absolument indispensable », expose Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT. « En ce moment, on ne signe pas beaucoup de beaux projets… donc on est fiers d’avoir signé celui-ci », prolonge son homologue de la CFTC, Cyril Chabanier. Quelques heures plus tôt, sur le perron de Matignon, les deux mêmes déploraient « l’échec » de la rencontre entre l’intersyndicale et la première ministre, Elisabeth Borne, au sujet de la réforme des retraites.

Au-delà de quelques références – parfois piquantes – à l’actualité, tous ont insisté, dans la bien nommée Maison de la mutualité où se trouvent les bureaux du Groupement d’intérêt public (GIP) France 2023, sur l’élaboration collective de cette charte, qui prévoit « d’assurer l’exemplarité sociale » de l’organisation de la compétition. A commencer par la ministre des sports : « Notre pays a toujours été innovant dans le sport, et j’ai l’impression qu’avec la charte sociale signée par le Comité organisateur des Jeux olympiques [Cojo, en 2018] et celle de la Coupe du monde de rugby, on a un nouvel exemple de la vision française derrière ces grands événements sportifs internationaux », a assuré Mme Oudéa-Castéra.

Le contre-exemple du Mondial au Qatar

Quelques mois après la Coupe du monde de football au Qatar, entachée de controverses sur les droits des travailleurs l’ayant permise, et son coût environnemental, la ministre a insisté sur l’exemplarité attendue du comité organisateur français. « J’ai souvent dit, au sujet des polémiques liées à l’organisation de la Coupe du monde au Qatar, qu’on avait besoin d’inventer un nouveau modèle de grands événements sportifs internationaux », a-t-elle précisé au Monde, en marge de la réunion.

Un jour après que la candidature de la France à l’organisation de l’Euro 2025 féminin de football a été largement recalée par l’Union des associations européennes de football (UEFA) et alors que les souvenirs du fiasco de la finale de la Ligue des champions 2022 restent dans toutes les têtes, la ministre des sports a mis en exergue le modèle français : « Dans un passé récent, on n’a pas toujours été très bons. Là, on a cette Coupe du monde et puis les Jeux [olympiques et paralympiques], il faut qu’on excelle pour démontrer qu’il peut y avoir cette nouvelle référence dans les grands événements sportifs internationaux, respectueux de l’ordre social et des engagements écologiques, environnementaux et de durabilité. »

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Réforme des retraites : « L’exigence d’indépendance du juge constitutionnel ne saurait admettre des pressions »

Le Conseil constitutionnel focalise tous les regards et il aura rarement été autant au centre de l’attention qu’en cette période. Ce n’est guère surprenant, tant les crispations sur la réforme des retraites furent grandes, au Parlement et au-delà. De surcroît, la bataille ne fut pas que politique, mais aussi juridique, à travers la mobilisation originale et exceptionnelle de nombreux mécanismes constitutionnels. Ainsi, l’attente qui pèse sur la décision du Conseil est importante sur le plan politique et de la destinée de cette réforme, mais elle l’est tout autant sur le plan juridique, car, quoi qu’il décide, elle constituera un précédent.

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Cette attente et cette attention confirment, à n’en point douter, que le Conseil constitutionnel se dresse comme un dernier rempart face aux atteintes à notre norme fondamentale et aux droits et libertés qu’elle garantit. Elles ne justifient pas pour autant les multiples spéculations ou autres critiques dont l’institution fait l’objet. Selon un usage que tout juriste serait sage de s’appliquer à lui-même afin de préserver l’indépendance de la justice, une décision de justice ne s’annonce pas, elle se commente.

Si les décryptages, analyses et critiques sont ainsi utiles et nécessaires, ils deviennent plus pertinents lorsqu’ils portent sur l’existant, donc la décision rendue, plutôt que sur ce qui pourrait l’être, à savoir la décision à rendre. Dans ce dernier cas, ils s’apparentent davantage à un plaidoyer, qu’il est plus judicieux de porter devant le juge lui-même que dans l’arène médiatique, car, en s’adressant au premier, on s’efforce de le convaincre, mais, en s’adressant à la société, c’est davantage de pression plutôt que de conviction dont il est question.

Accusation incantatoire

Or l’exigence d’indépendance et d’impartialité du juge ne saurait admettre de telles pressions. Cependant, il s’agit là d’une critique vive et récurrente qui est adressée au Conseil : son manque d’indépendance, son manque d’impartialité, sa politisation. On en voudrait pour preuve le mode de nomination de ses membres, leur absence de formation juridique, leur proximité avec le pouvoir, qu’ils ont parfois exercé. Si, à l’instar de toute institution, voire de tout mécanisme juridique, le Conseil constitutionnel est évidemment perfectible, il ne mérite pas un tel réquisitoire, qui relève davantage de l’accusation incantatoire que d’une motivation fondée et justifiée.

Il est vrai que l’on pourrait attendre d’une telle institution qu’elle soit composée d’un collège de membres dont les compétences sont exemplaires. Faut-il, pour autant, qu’elle ne soit composée que de juristes aguerris ? Si des connaissances en droit sont évidemment nécessaires pour juger de la constitutionnalité de la loi, elles peuvent utilement être complétées par des expertises en matière économique, fiscale, sociale ou politique.

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Grand Paris Express : une filiale de Vinci devant la justice après la mort d’un ouvrier

L’une des choses que l’on pourra retenir de Maxime Wagner, c’est l’image de cette famille aimante, serrée sur un banc dans la salle d’audience. Il avait six sœurs et deux filles de 9 et 2 ans. Le 5 avril, devant le tribunal correctionnel de Créteil, se tenait le procès de la société Dodin Campenon Bernard et deux de ses salariés, après la mort de cet intérimaire de 37 ans, sur un chantier du Grand Paris Express. Le procès avait déjà été renvoyé deux fois, en raison d’une convocation tardive des parties.

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L’histoire remonte au 28 février 2020. Vers 20 heures, Maxime Wagner travaillait dans le tunnelier – une énorme machine pouvant atteindre 112 mètres de long capable de creuser le sol, d’évacuer la terre et de poser les parois du tunnel – du prolongement de la ligne 14, à Villejuif (Val-de-Marne). Alors qu’il s’employait à déboucher et nettoyer une conduite en métal, dont la partie finale est souple, celle-ci, du fait de la pression, est venue heurter violemment sa tête.

Admis à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière, dans le 13e arrondissement de Paris, il est alors « inconscient et présente de multiples blessures au visage ainsi qu’un traumatisme crânien sévère », précise Nathalie Dell’Ominut, présidente du tribunal. A cette évocation, sa mère et sa sœur jumelle Julie ravalent difficilement leurs larmes. Il décède dans la nuit du 19 au 20 mars 2020, dans le silence du premier confinement qui vient de mettre la France à l’arrêt.

Au cœur des débats : une enquête réalisée par l’inspection du travail en mars 2020. Elle met en évidence plusieurs manquements : une conduite qui aurait dû être attachée, un défaut de formation et le non-respect du plan de sécurité et de protection de la santé (PPSPS), jugé « lacunaire » par l’inspection du travail, alors même que le « risque de fouettement de ce type d’engin est largement reconnu », dit la présidente. Dans la salle, les prévenus ne nient pas et baissent la tête.

« Notre société est à la pointe en matière de prévention »

S’il était bien mentionné dans le PPSPS que les ouvriers ne devaient pas se trouver à proximité de la zone où la conduite devient flexible, Maxime Wagner était pourtant, d’après le rapport de l’inspection du travail, tout proche de celle-ci, et encore pire, accroupi. « Comment s’est-il trouvé là ? Un ordre a bien été donné ? », demande la présidente. Aucune réponse ne sera apportée par les prévenus, qui contestent tous le délit qui leur est reproché et affirment « avoir fait leur travail ».

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Le directeur juridique de la société va encore plus loin : « Je suis désolé pour les familles qui cherchent des coupables, mais nous avons fait tout ce que nous pouvions ». « Notre société est à la pointe en matière de prévention », ajoute-t-il. Le responsable juridique perd de sa superbe quand la présidente lui rappelle que la société a déjà été condamnée dans un autre cas d’homicide involontaire, le 28 mai 2015.

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Grèves : où se cachent les travailleurs précaires ?

Les manifestations qui auront mis la France à l’arrêt en ce début d’année, Lorraine (la personne ayant souhaité conserver l’anonymat, le prénom a été changé) les aura surtout vécues devant son poste de télévision.

En CDD de six mois dans une grande maison d’édition, cette jeune Parisienne n’a pas tout de suite envisagé de s’associer au mouvement contre la réforme des retraites : « De toute manière, c’est foutu pour notre génération. » L’utilisation de l’article 49.3 par le gouvernement – « un déni de démocratie » – l’a finalement fait sympathiser avec le mouvement. Mais la jeune femme, qui espère décrocher un contrat stable chez son employeur actuel, n’a jamais envisagé de poser une journée de grève pour aller manifester en semaine à l’appel des syndicats : « Avec mon CDD, ce n’est pas envisageable. »

Dans les rangs des cortèges qui ont défilé dans les rues ces dernières semaines, combien de CDD ou d’intérimaires ont fait valoir leur droit de grève ? « On ne pourrait même pas dire, même si j’ai l’impression qu’il y a plus de mobilisation depuis le 49.3, avoue Mathieu Maréchal, responsable de la branche FO-Intérim. Les intérimaires ne me parlent pas de la réforme des retraites, ils me parlent d’injustice. Ils sont jeunes : pour eux, la retraite, c’est abstrait. »

« Un intérimaire, ça ferme sa gueule »

Même s’ils sont sympathisants du mouvement, les travailleurs précaires préfèrent faire profil bas par peur des représailles, dénoncent à l’unisson les représentants syndicaux interrogés. « Un intérimaire, ça ferme sa gueule, déclare sans ambages Etienne Jacqueau, délégué syndical central CFTC-intérim Manpower. Dans l’intérim, la relation est tellement déséquilibrée que ceux qui lèvent la tête se la font couper. »

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A Vesoul (Haute-Saône), sur le site de Stellantis, une dizaine d’intérimaires qui ont fait grève pour dénoncer la réforme des retraites puis obtenir une prime de participation n’ont pas vu leur contrat renouvelé, selon la section CGT PSA Vesoul. « Avant leur débrayage, les intérimaires avaient reçu un SMS comme quoi Stellantis voulait renouveler leur contrat, fait valoir Cédric Fisher, délégué syndical. Le jour du débrayage, ceux qui n’avaient pas signé électroniquement leur contrat ont reçu un autre SMS comme quoi Stellantis voulait arrêter leur mission ! » La direction de Stellantis a démenti ces allégations, faisant valoir qu’une partie des intérimaires grévistes travaillait encore sur le site, rapporte France Bleu.

« C’est assez régulier que les intérimaires aient des problèmes quand ils font grève, admet un membre de la CGT Intérim, qui souhaite rester anonyme. Il est aussi difficile de toucher cette population : souvent, les intérimaires ne sont pas conscients de leurs droits. »

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« Pouvoir faire un beau travail » : quand le travail bien fait est assimilé à un acte de résistance

Le livre. Dans les années 1930, la philosophe Simone Weil (1909-1943) décide de travailler en usine. Au fil de ses expériences dans différentes sociétés industrielles (Alsthom, Renault), elle mène une observation attentive du monde ouvrier. Face à la condition des salariés, elle explique : « Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité, c’est la beauté. » « Pour elle, le beau est émancipateur, c’est un besoin social », analyse le sociologue Jean-Philippe Bouilloud.

Quelle place occupe la beauté dans le travail, dans l’entreprise ? Quelle est sa fonction ? Pourquoi représente-t-elle une attente des collaborateurs ? Les organisations s’en saisissent-elles ? A travers son essai Pouvoir faire un beau travail (Erès), il part à la recherche de la beauté, de ses expressions, de ses finalités, dans les ateliers d’artisans, les open spaces des sociétés de services, les chaînes des industries.

Le menuisier qui réalise une belle pièce, le mécanicien qui règle à la perfection un moteur, le scientifique qui résout un problème… Le beau peut apparaître partout, explique l’auteur, que ce soit dans l’esthétisme d’une production, la précision du geste, la satisfaction d’un travail bien fait ou même dans la bienveillance qui, parfois, transparaît dans les relations professionnelles.

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Si ce concept de beauté est peu évoqué, M. Bouilloud y voit pourtant l’une des motivations des travailleurs, aux côtés de « la recherche de revenu, de statut social ou de liens avec autrui. [Notre activité] est traversée de part en part par une autre dimension, celle de nos sensations et de l’esthétique », assure-t-il. Une dimension qu’il assimile à un acte de résistance qui se veut libérateur pour le travailleur. C’est en effet, aux yeux de l’auteur, une manière de s’opposer : « Le travail bien fait contre la course à la rentabilité ; la “belle ouvrage” contre la standardisation à bas prix, le beau geste comme acte critique de la part d’un manageur ou d’un dirigeant. »

Sens et valeur

Face à des conditions de travail que l’on déplore, le travail bien fait peut permettre de « s’affranchir de l’intérêt », parfois au mépris des règles. Ce peut être le cas du « soignant qui passe plus de temps que prévu avec un malade pour lui tenir brièvement compagnie », ou de « l’opératrice de plate-forme téléphonique qui résiste aux injonctions de sa hiérarchie pour vraiment résoudre le problème du client qu’elle a en ligne, ou pour lui vendre un service qui correspond vraiment à son intérêt ».

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