Archive dans 2022

#metoo : dans les cas de harcèlement sexuel en entreprise, la transaction amiable est souvent privilégiée

Alors que les signalements d’agissements sexistes et de harcèlement sexuel augmentent, le nombre de saisines aux conseils de prud’hommes ne cesse de baisser. La chute est de 55,6 % en dix ans. Un paradoxe qui trouve en partie son explication du côté des évolutions législatives. Depuis la création du « barème Macron », né des ordonnances de 2017 (ordonnance n° 2017-1387, art. 2), les dossiers de licenciement sans cause réelle et sérieuse de salariés ayant peu d’ancienneté aboutissent à des indemnisations minimales, qui ne prennent plus en compte la nature du préjudice.

« Mais s’il y a une situation qui apparaît pouvoir être qualifiée de harcèlement, on sort du barème Macron. Le licenciement étant très mal indemnisé, on va de plus en plus sur du harcèlement », explique Me Elise Fabing, avocate au barreau de Paris. Et, parce qu’« une victime de harcèlement sexuel a besoin de sortir digne de son entreprise et de temps pour retrouver un emploi, on va aller chercher un matelas financier ».

« Le prix de la paix »

Les affaires ne passent pas pour autant par les prud’hommes, ou ne débouchent pas sur une sanction pénale. « Dans le harcèlement sexuel, il y a énormément de transactions. Par exemple, dans mon cabinet, j’ai entre 80 % et 90 % d’issues amiables », témoigne Me Fabing, par ailleurs autrice d’un Manuel contre le harcèlement au travail (Hachette Pratique, 2021). Cela pour deux raisons principales : d’une part parce que les victimes ont peu confiance dans la justice sociale, à cause des délais très longs ; d’autre part car les entreprises ne veulent pas que les affaires de harcèlement sortent de leurs murs.

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« Au nom de la confidentialité, la transaction peut aboutir à des sommes supérieures au risque contentieux, car le présumé harceleur reste en poste. L’entreprise fait partir la victime avec un chèque, c’est le prix de la paix. Mais c’est un vrai problème, car ça ne permet pas aux entreprises de modifier leur comportement, regrette Me Fabing. Certaines victimes préfèrent obtenir justice, mais peu en ont les moyens. » Celles qui y parviennent ont souvent quitté leur entreprise avant d’attaquer.

#metoo : dans les entreprises, plus d’enquêtes mais des victimes trop peu protégées

« La Fille sans peur », sculpture en bronze de Kristen Visbal, à New York, en décembre 2021. 

Le monde du travail semble découvrir le sexisme ordinaire. « T’es enceinte ? ENCORE ?? », « T’es passée sous le bureau pour avoir le poste ? » Ces deux SMS reçus par des salariées et recueillis par l’avocate Elise Fabing en disent long sur l’ampleur du problème de harcèlement auquel les employeurs doivent faire face.

Les entreprises partent de loin. « On a beaucoup de boulot », constate Yann Illiaquer, responsable diversité et référent harcèlement d’EDF. « Le groupe ressemble à la société française avec sa culture un peu machiste. Je me félicite de l’augmentation des dossiers de signalement, ça signifie qu’on en met de moins en moins sous le tapis », poursuit M. Illiaquer, présent au colloque organisé le 28 septembre par le cabinet Technologia pour faire le bilan du rôle de « référent harcèlement », une nouvelle fonction créée en 2018 pour « lutter contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes au travail ».

La prise de conscience des employeurs est relativement récente. Moins de dix ans. Elle a été déclenchée par l’entrée dans le code du travail, en 2015, du concept d’« agissements sexistes », « ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Deux ans plus tard, en 2017, #metoo a commencé à libérer la parole des salariés, tout doucement. Car « à la différence du harcèlement moral, la parole de la victime [d’agissements sexistes ou de harcèlement sexuel] est plus difficile à recueillir. C’est souvent la rumeur qui parvient d’abord aux DRH », souligne Me David Guillouet, du cabinet d’avocats MGG Voltaire. Mais l’enjeu a pris de l’ampleur cette année, avec l’entrée en vigueur, en mars, d’une nouvelle loi qui permet de qualifier les comportements sexistes de harcèlement sexuel.

« Petit à petit, ça évolue »

Mais c’est surtout depuis quatre ans que les entreprises ont commencé à bouger. Pas toujours aisément. Les grandes organisations ont souvent un ou des référents harcèlement rattachés à la direction et d’autres au comité social et économique (CSE). Ces référents employeur, d’une part, et référents CSE, d’autre part, réagissent aux alertes des salariés ou des élus, parfois ensemble, souvent en parallèle. « Depuis quatre ans que je suis référent harcèlement, la référente employeur, je ne l’ai pas vue », déplore Ahmed Berrahal, le référent harcèlement CGT-RATP, réintégré à l’entreprise sur décision de justice après avoir été licencié alors qu’il défendait une victime d’agression sexuelle.

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Sois cadre et tais-toi ?

Droit social. « La libre communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux de l’Homme » (1789). Au pays de Voltaire, la jurisprudence se montre très libérale lorsqu’elle statue sur de très, très vifs propos tenus par les salariés. La situation des manageurs est spécifique, et de plus en plus en fonction de leur niveau hiérarchique.

Depuis la loi du 4 août 1982 relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise, le salarié-citoyen, hier avant tout subordonné, est devenu un citoyen-salarié (Pouvoirs du chef d’entreprise et libertés du salarié, de Laurence Pécaut-Rivolier, Yves Struillou et Philippe Waquet, Economica, 568 pages, 67 euros).

Toutefois, l’entreprise n’étant pas une place publique, mais un lieu de production par une communauté de travail, et les dérapages de quelques-uns pouvant coûter cher à tous : « Même si la bonne foi contractuelle n’implique pas une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail » (cour de Strasbourg (CS), 12 septembre 2011).

Lire aussi la critique : Article réservé à nos abonnés « Travail e(s)t liberté ? » : La liberté au travail une utopie, une illusion ?

C’est l’arrêt fondateur du 14 décembre 1999 de la Cour de cassation, qui a inversé la logique d’hier, résumée par un ancien ministre de l’industrie [Jean-Pierre Chevènement, en 1983] : « Un ministre, ça démissionne, ou ça ferme sa gueule. » Un directeur financier ayant diffusé un document fort critique au comité de direction est licencié pour faute : « Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. Il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Chargé d’une mission financière de très haut niveau, M. P. pouvait être amené à formuler, dans le cercle restreint du comité directeur dont il était membre, des critiques, même vives, le document litigieux ne comportant pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs. »

370 000 euros

L’injure ou la diffamation étant des infractions pénales, le débat judiciaire porte sur ce caractère « excessif », mais aussi l’audience éventuelle du message (risque maximum : Twitter). La formulation peut aussi jouer, a fortiori pour un cadre supérieur : « Les termes étant déloyaux et malveillants à l’égard de l’employeur, M. Y. , directeur artistique, avait abusé de sa liberté d’expression » (faute grave, CS, 11 avril 2018).

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Assurance-chômage : le gouvernement réfléchit à une baisse de la durée d’indemnisation des seniors

Le ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, Olivier Dussopt, à l’Assemblée nationale, le 4 octobre 2022.

Alors que les députés s’apprêtent à voter un projet de loi qui durcit les règles d’assurance-chômage, le gouvernement envisage de nouvelles mesures sur le fonctionnement du régime. Dans un entretien au Journal du dimanche (JDD) du 9 octobre, le ministre du travail, Olivier Dussopt, évoque plusieurs pistes dont le but est de maintenir en activité les travailleurs âgés d’une soixantaine d’années. L’une des hypothèses à l’étude pourrait consister à diminuer la durée d’indemnisation des seniors privés d’emploi, qui, à l’heure actuelle, est allongée.

M. Dussopt a tenu ces propos juste avant l’ouverture du premier « cycle de concertation » sur la réforme des retraites. A partir de mardi, le ministère du travail reçoit des représentants syndicaux et patronaux pour plancher sur « l’emploi des seniors et la prévention de l’usure professionnelle ». Un enjeu majeur en France, puisque la part des 60-64 ans ayant un poste s’avère faible : 32,7 % en 2019, contre 70 % en Suède et 61,8 % en Allemagne.

Lire aussi : Réforme des retraites : est-il vrai que deux tiers des Français sont déjà au chômage à 60 ans ?

« Nos mauvais résultats s’expliquent par plusieurs causes », confie M. Dussopt au JDD. Le ministre cite notamment des « dispositifs qui peuvent être perçus comme des encouragements, pour les employeurs, à se séparer des seniors ». C’est le cas, « par exemple », de la durée maximale d’indemnisation chômage, qui, à partir de 55 ans, passe à trente-six mois, contre trente mois pour les personnes de 53 et 54 ans, et vingt-quatre mois pour les autres. « S’il est légitime d’avoir des règles spécifiques, cette perspective peut être vue comme une voie de délestage », observe-t-il. De façon implicite, M. Dussopt laisse ainsi entendre qu’il pourrait être pertinent de mettre fin au système dérogatoire dont bénéficient les demandeurs d’emploi les plus âgés.

« La méthode ne va pas »

D’autres options sont mises en avant, en particulier la possibilité, pour « un senior qui accepte un emploi moins bien payé, de conserver une partie de son indemnité chômage afin de compenser le manque à gagner » par rapport à sa précédente activité. Le ministre mentionne une autre incitation, destinée, cette fois-ci, aux patrons : les « exonérations de cotisations sociales » pour l’embauche de femmes et d’hommes en fin de carrière.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Pourquoi le recrutement de salariés « seniors » est encore difficile

Au cabinet de M. Dussopt, on affirme que les discussions sur l’indemnisation des personnes ayant au moins 55 ans « ne sont, a priori, pas prévues dans le cadre du projet de loi assurance-chômage ». Ce texte, qui fixe notamment des règles plus strictes pour les salariés abandonnant leur poste, doit être adopté, mardi 11 octobre, en première lecture à l’Assemblée nationale.

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Pénurie de carburants : des négociations sur fond de blocages persistants

Une lumière au bout du pipeline ? Au treizième jour de grève dans les raffineries de TotalEnergies, lundi 10 octobre, 30 % des stations-service de l’Hexagone – et la moitié en Ile-de-France – étaient à court d’un ou de tous les carburants (contre 21 % samedi), selon le ministère de la transition énergétique ; mais durant le week-end, la CGT et les directions de TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil ont fait un pas l’une vers l’autre pour débloquer une situation qui inquiète le gouvernement et exaspère les automobilistes. Les mouvements sociaux dans les raffineries entraînant des pénuries d’essence et de gazole, qui mettent l’activité économique à l’arrêt, sont les conflits politiquement les plus sensibles, avec les grèves à la SNCF et le blocage des grands axes par les routiers.

Lire les dernières informations : Carburants : grève reconduite dans les raffineries et dépôts de TotalEnergies avant le début des négociations

La grève avait été reconduite, samedi 8 octobre, dans trois raffineries de TotalEnergies et sur les deux sites d’ExxonMobil – soit la quasi-totalité des capacités françaises de raffinage. Le mouvement est suspendu à Donges (Loire-Atlantique) « jusqu’au début de la semaine prochaine », et au dépôt de carburant de Grandpuits (Seine-et-Marne), a indiqué Eric Sellini, coordinateur CGT pour la compagnie française. La dégradation de la situation a poussé le gouvernement à autoriser la circulation des camions-citernes dimanche pour approvisionner les stations-service, à mobiliser les stocks stratégiques et à inciter les pétroliers à ouvrir les négociations.

D’autant que les syndicats ont amorcé une détente. A la pointe du conflit, la CGT a lâché du lest sur certaines revendications, samedi, dans une lettre ouverte adressée au PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, repoussant à plus tard ses revendications sur les créations d’emplois et les investissements en France. En revanche, elle maintient sa demande d’une augmentation salariale de 10 %, dont 7 % au titre du rattrapage de l’inflation et 3 % pour la redistribution des profits du groupe, qui ont atteint 10,6 milliards de dollars au premier semestre.

Lire le décryptage : Article réservé à nos abonnés Essence : pourquoi certaines stations-service sont à sec ou prises d’assaut

Ouverture syndicale

Une ouverture syndicale et de fortes pressions gouvernementales qui ont incité M. Pouyanné à faire, lui aussi, un pas vers une sortie de crise. TotalEnergies a proposé, dimanche, d’avancer au mois d’octobre les négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les salaires prévues en novembre. Mais, au nom de la « responsabilité », ces discussions ne pourront commencer qu’après la « fin des blocages » pour permettre de réapprovisionner les stations-service, précise la compagnie.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Face à la crise des carburants, un gouvernement inquiet qui tente de déminer la situation

Le géant français reconnaît qu’il va générer des « résultats exceptionnels » en 2022. Ces négociations doivent ainsi permettre, selon ses dirigeants, de « définir comment les salariés pourront [en] bénéficier, avant la fin de l’année, tout en prenant aussi en compte l’inflation de l’année 2022 ». Ils affirment leur « volonté que tous les collaborateurs soient prioritaires dans le partage de la valeur et reçoivent la juste récompense de leurs efforts sur leur fiche de paye avant la fin de l’année ». Les salariés des raffineries, eux, n’ont pas eu le sentiment d’être « prioritaires » ces dernières semaines.

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Pénurie de carburants : des négociations sur fond de blocages persistants

Une lumière au bout du pipeline ? Au treizième jour de grève dans les raffineries de TotalEnergies, lundi 10 octobre, 30 % des stations-service de l’Hexagone – et la moitié en Ile-de-France – étaient à court d’un ou de tous les carburants (contre 21 % samedi), selon le ministère de la transition énergétique ; mais durant le week-end, la CGT et les directions de TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil ont fait un pas l’une vers l’autre pour débloquer une situation qui inquiète le gouvernement et exaspère les automobilistes. Les mouvements sociaux dans les raffineries entraînant des pénuries d’essence et de gazole, qui mettent l’activité économique à l’arrêt, sont les conflits politiquement les plus sensibles, avec les grèves à la SNCF et le blocage des grands axes par les routiers.

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D’autant que les syndicats ont amorcé une détente. A la pointe du conflit, la CGT a lâché du lest sur certaines revendications, samedi, dans une lettre ouverte adressée au PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, repoussant à plus tard ses revendications sur les créations d’emplois et les investissements en France. En revanche, elle maintient sa demande d’une augmentation salariale de 10 %, dont 7 % au titre du rattrapage de l’inflation et 3 % pour la redistribution des profits du groupe, qui ont atteint 10,6 milliards de dollars au premier semestre.

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Ouverture syndicale

Une ouverture syndicale et de fortes pressions gouvernementales qui ont incité M. Pouyanné à faire, lui aussi, un pas vers une sortie de crise. TotalEnergies a proposé, dimanche, d’avancer au mois d’octobre les négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les salaires prévues en novembre. Mais, au nom de la « responsabilité », ces discussions ne pourront commencer qu’après la « fin des blocages » pour permettre de réapprovisionner les stations-service, précise la compagnie.

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Le géant français reconnaît qu’il va générer des « résultats exceptionnels » en 2022. Ces négociations doivent ainsi permettre, selon ses dirigeants, de « définir comment les salariés pourront [en] bénéficier, avant la fin de l’année, tout en prenant aussi en compte l’inflation de l’année 2022 ». Ils affirment leur « volonté que tous les collaborateurs soient prioritaires dans le partage de la valeur et reçoivent la juste récompense de leurs efforts sur leur fiche de paye avant la fin de l’année ». Les salariés des raffineries, eux, n’ont pas eu le sentiment d’être « prioritaires » ces dernières semaines.

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« Mission économie. Un guide pour changer le capitalisme » : l’Etat à l’impulsion d’une révolution

Le Livre. Lors de sa conférence de presse du 11 décembre 2019, destinée à présenter son programme pour rendre l’Union européenne « climatiquement neutre » d’ici à 2050, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, fit une comparaison inattendue. Afin de souligner l’importance que représentait son Pacte vert pour l’Europe, elle évoqua l’enthousiasme sublime qu’avait suscité le président John F. Kennedy lorsqu’il promit, en 1961, d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin de la décennie. Le Green Deal européen serait « l’homme sur la Lune » de l’Europe.

Rien de commun, au premier abord, entre le programme Apollo, son objectif de surpasser l’URSS dans la conquête de l’espace, et la nécessaire réduction des émissions de CO2. Mais dans un rapport remis au Commissaire européen à l’innovation et à la recherche, début 2018, Mariana Mazzucato avait déjà défendu l’idée que la conquête de la Lune pourrait servir de modèle à l’Union européenne dans la définition d’un certain nombre de « missions » exaltantes et consensuelles permettant de renouer avec la croissance. Pour concevoir Apollo-11, l’Etat fédéral américain avait dû réorganiser la recherche publique et privée, entraînant au passage d’innombrables « retombées », techniques, scientifiques mais aussi institutionnelles et politiques. Il avait aussi démontré la capacité des pouvoirs publics à prendre des risques et créer de la valeur.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés Mariana Mazzucato : « Les Etats doivent retrouver une vision, un objectif de bien commun »

C’est là tout le propos de Mission économie. Prenant acte, après bien d’autres, des échecs du capitalisme financier, Mariana Mazzucato dénonce le poids persistant des doctrines néolibérales : les dirigeants les plus enclins à se réclamer du « pragmatisme » ne sont bien souvent, selon la célèbre formule de Keynes, que les « esclaves de quelque économiste passé ». Un chapitre entier est consacré à pourfendre ces « mythes qui entravent le progrès » : non, les entreprises ne sont pas seules à prendre des risques ou à créer de la valeur. Non, le rôle de l’Etat ne doit pas se limiter à corriger les défauts du marché. Non, le privé n’est pas plus efficace ou intelligent, ni moins coûteux que le public. Les nombreux scandales qui, en France ou ailleurs, ont mis en lumière l’inefficacité et le coût trop élevé des cabinets de conseil privés auprès desquels les Etats avaient sous-traité, en sont pour elle une preuve éclatante.

Répartir les richesses

L’apport de Mazzucato réside surtout dans ses propositions pour sortir de l’impasse actuelle. Partant d’une théorie de la valeur comme « création collective » – les services publics y prennent leur juste part à côté des entreprises –, l’autrice veut que l’Etat ne se contente plus de corriger les marchés mais qu’il les invente. Il ne suffira pas, pour cela, de faire appel au volontarisme et à la libre initiative. L’Etat doit pouvoir intervenir sur le droit des brevets et des contrats, répartir les richesses de façon à mieux rémunérer l’ensemble des créateurs de valeur, mais aussi utiliser le levier monétaire et activer les dépenses publiques.

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« Le smic est devenu un pilier fondamental du modèle social français »

Jérôme Gautié est professeur d’économie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Il revient sur les origines historiques du salaire minimum et sur son importance sociale et symbolique.

Dans quel contexte est créé le salaire minimum en 1950 ?

Les prix et salaires étaient contrôlés par l’Etat depuis 1939. Quand on décide de revenir à la libre fixation des prix, les syndicats font valoir que les salaires ne peuvent rester bloqués, au risque d’une perte de pouvoir d’achat. La loi de 1950 rétablit la liberté de négociation collective, et crée du même coup le premier salaire minimum interprofessionnel garanti (smig). Il est pensé comme un garde-fou pour éviter toute exploitation là où les syndicats sont faibles ou inexistants. Il faut alors fixer son niveau. Il y a une grande crainte du gouvernement, déjà à l’époque, qu’on provoque de l’inflation ou qu’on déstabilise l’économie s’il est trop haut. Mais doit-il être un simple salaire plancher ou un salaire décent ? Et qu’est-ce que la décence ? Patronat et syndicats se mettent d’accord sur le budget alimentaire, pas sur le reste, avec des discussions acharnées sur le nombre de savonnettes, de costumes ou de chemises de nuit nécessaires, ou les dépenses d’électricité ! Finalement, c’est le gouvernement qui a tranché.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés L’inflation bouleverse la question des bas salaires

Pourquoi le smig devient-il le smic en 1970 ?

Lors des grèves de 1968, une des premières revendications syndicales est la revalorisation du smig. Celui-ci a nettement décroché par rapport au salaire moyen : sur la période entre 1951 et 1967, son pouvoir d’achat n’a progressé que de 25 % contre 103 % pour le second, poussé par la croissance et les gains de productivité. Le protocole de Grenelle acte une hausse du smig de 35 %. Le patronat, apeuré, a accepté quasiment sans discussion, alors qu’il avait refusé 3 % quelques mois plus tôt ! Pour éviter tout nouveau décrochage, on change la méthode de calcul à partir de 1970, avec le passage au smic : le salaire minimum interprofessionnel de croissance sera partiellement indexé sur le salaire horaire moyen d’un ouvrier.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés L’inflation exacerbe les difficultés des branches professionnelles

Avec l’inflation, le smic rattrape les bas salaires, certains prônent sa désindexation, d’autres prônent, au contraire, d’indexer tous les salaires. Cette question s’est-elle déjà posée ?

Dès l’origine, le lien entre le salaire minimum et les minima des conventions collectives est au cœur des débats. La grande crainte du gouvernement quand il adopte le smig, c’est que tous les salaires augmentent dans la même proportion. C’est d’ailleurs ce qu’a toujours prôné la CGT. Mais la loi de 1970 l’interdit. C’est un peu le paradoxe aujourd’hui : face aux hausses successives du salaire minimum, le gouvernement pousse les branches à négocier pour ne pas se faire rattraper. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui le smic est devenu un pilier fondamental du modèle social français. C’est un contrat social, un « salaire de civilisation », disaient certains à sa création. Pour faire en sorte que celui qui travaille ne décroche pas. Revenir là-dessus est symboliquement impossible et serait très coûteux politiquement.

L’inflation exacerbe les difficultés des branches professionnelles

Cadre du dialogue entre partenaires sociaux, la branche professionnelle regroupe les entreprises qui partagent une même convention collective. Elle garantit à ses membres un socle commun de droits et limite les distorsions de concurrence. A son niveau sont définis les salaires minimums applicables selon les qualifications et l’ancienneté. On parle de « minima conventionnels ».

Ces minima sont au cœur du débat sur les salaires : s’ils n’augmentent pas quand le smic augmente, cela gomme la hiérarchie de la grille et ceux dont les coefficients sont dépassés par le smic se retrouvent payés au minimum légal.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Inflation : le smic augmente, mais devient un casse-tête

Depuis un an, les hausses répétées du smic liées à l’inflation ont eu raison de l’efficacité ou de la rapidité de négociation de nombreuses branches. Ainsi, cent dix-sept des cent soixante et onze branches du secteur général regroupant plus de cinq mille salariés présentaient, fin septembre, au moins un minimum au-dessous du smic, soit plus de 68 % des branches, selon le ministère du travail. Malgré plusieurs accords de revalorisation signés depuis janvier pour certaines.

« Cela révèle la piètre qualité des négociations et des accords dans les branches concernées, qui ne sont souvent que du replâtrage pour caler les minima juste au-dessus du smic », estime le secrétaire national de la CFDT Luc Mathieu.

Renforcer la pression

Un gros travail de restructuration du paysage professionnel a été entrepris depuis la loi travail de 2016, puis les ordonnances de 2017 et la loi « avenir professionnel » de 2018, en autorisant notamment le gouvernement à fusionner des branches où la négociation collective n’est pas assez dynamique et où les effectifs sont trop faibles. L’objectif étant de ramener leur nombre autour de deux cents, alors que l’on a pu en dénombrer jusqu’à neuf cents par le passé, certaines ne concernant qu’une poignée d’entreprises ou de salariés.

Le gouvernement ne peut intervenir directement dans les minima de branche, cette question relève exclusivement des partenaires sociaux. Mais il s’est donné les moyens de renforcer la pression dans la loi sur le pouvoir d’achat votée en août : ce critère salarial s’ajoute aux motifs de rattachement d’une branche à une autre. Le ministère du travail pourra ainsi viser trois cas de figure : les branches qui ne concluent pas d’accords sur les salaires, mais n’utilisent que des recommandations patronales, les branches qui concluent des accords au-dessous du smic et les branches qui ne négocient pas sur les salaires. La branche pourra être fusionnée si elle n’ouvre pas des négociations dans les quarante-cinq jours suivant le passage de ses minima sous le smic. C’était trois mois auparavant.

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