Archive dans juin 2022

La roue tourne à la Défense : le quartier d’affaires vu de l’atelier de réparation de vélos

L’atelier Cyclofix, à La Défense.

Quand il faut choisir une date pour la restitution de leur vélo, les clients s’assurent, en consultant leur smartphone, qu’ils travailleront bien « en présentiel » ce jour-là. Certains, pendant qu’un mécanicien change un câble de frein, entament une « visio ». L’atelier de réparation de vélos de la Défense, juste derrière la Grande Arche, vit avec les us et coutumes du quartier d’affaires.

L’atelier, exploité par la plate-forme Cyclofix, spécialisée dans la réparation de vélos à domicile, a pris place dans un gros cube bardé de miroirs, constitué de deux conteneurs collés l’un à l’autre, qui ne dépare pas dans cet univers minéral de tours étincelantes. A l’intérieur du local de 50 mètres carrés, tout est à sa place : les outils et pièces détachées rangés dans des casiers, les roues et pneus accrochés aux murs, un vélo en réparation suspendu par des sangles, un petit ordinateur posé sur un établi.

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Les clients se succèdent à un rythme régulier, ponctuels au rendez-vous qu’ils ont fixé en ligne, après avoir sommairement décrit les réglages à effectuer. Malgré cette tranquillité apparente, les réparateurs ne chôment pas. « Nous effectuons une dizaine de réparations par jour, trois mille depuis l’ouverture de l’atelier, en décembre 2020 », confie le responsable, Aurélien Dochler, qui ajoute : « Les gens nous trouvent sympas. » Une cliente, qui a besoin d’une nouvelle chambre à air pour la roue arrière de sa trottinette, vient justement de lui trouver une ressemblance avec Leonardo DiCaprio (quand il était jeune).

Surreprésentation des vélos électriques

Contrairement à une idée reçue, « on ne voit pas tant de cadres en costard », lâche Morgan Dobrigna, l’un des réparateurs. « Beaucoup de salariés profitent de leur trajet matinal pour faire du sport, et se changent en arrivant », complète-t-il. Certaines entreprises du CAC 40 mettent un point d’honneur à équiper leur siège social de vestiaires et de douches.

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La singularité de la Défense s’insinue jusque dans les pédaliers et les patins de frein. Signe du niveau élevé de revenu des usagers, une petite moitié des réparations concerne des modèles à assistance électrique, qui ne comptaient que pour un quart des ventes nationales de vélos en 2021. « Les freins des modèles électriques s’usent davantage, car les gens roulent plus vite. Nous leur conseillons d’actionner les vitesses et pas seulement les niveaux d’assistance », explique M. Dochler.

L’atelier constitue un bon poste pour observer l’évolution récente du quartier d’affaires. Lorsque Cyclofix s’est installé dans ses conteneurs, la France sortait d’un confinement, les restaurants restaient fermés, et le télétravail demeurait la règle dans le secteur tertiaire. Les mécaniciens recevaient surtout les habitants des alentours. Depuis un an, la Défense revit, grâce au retour progressif du travail dans les tours, interrompu ou accéléré au fil des saisons et en fonction des vagues et des variants.

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Les salariés des entreprises de nettoyage éreintés par leurs conditions de travail

Rassemblement de soutien aux personnels de nettoyage de l’Agence régionale de santé de Marseille qui sont en grève, le 8 avril 2022.

« Passer l’aspirateur, faire les poussières, vider les poubelles, nettoyer les ascenseurs, les toilettes, essuyer les miroirs… Il faut tout le temps être debout ou se baisser. J’ai mal aux épaules, aux jambes. » Fatima, 58 ans, décrit son quotidien chez Laser Propreté, qui l’emploie deux heures et demie par jour pour nettoyer les locaux de l’agence régionale de santé (ARS) Provence-Alpes-Côte d’Azur, à Marseille, pour un salaire d’environ 440 euros par mois. Soutenus par les syndicats de l’ARS, Fatima et ses collègues sont en grève depuis le 29 mars, dénonçant la surcharge de travail. Une caisse de grève leur permet de tenir.

Salués comme « essentiels » pour la continuité de la vie économique et sociale durant la pandémie de Covid-19, les travailleurs des entreprises de nettoyage n’ont pas vu pour autant leurs conditions de travail s’améliorer. Temps partiel subi, horaires atypiques et fragmentés, faibles salaires malgré une hausse des minima de branche de 5,5 % en 2022, ou encore pénibilité restent le lot des personnels de cette sous-traitance qui se développe depuis les années 1970. Ce secteur, qui réalise un chiffre d’affaires de 15,4 milliards d’euros, emploie 550 000 salariés dans 14 000 entreprises, selon les données, pour l’année 2020 de la Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP), organisation patronale représentant 80 % des effectifs.

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Des initiatives ont été prises pour améliorer le sort de ces salariés. Le 8 septembre 2021, lors d’une « conférence de progrès » organisée par la FEP, celle-ci appelait acheteurs publics et privés à sortir de la « culture low cost », et notamment à favoriser le travail en journée et en continu. « Pendant la crise due au Covid 19, nos clients ont exigé que nos équipes travaillent en partie durant les horaires de bureau, afin de rassurer leurs propres salariés pour qu’ils reviennent au travail, observe Philippe Jouanny, président de la FEP. Mais c’est fini. » La question des prix des marchés est centrale, selon Christine Erhel, professeure au Conservatoire national des arts et métiers et directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail.

« Compression des coûts »

« La pression à la baisse venant des donneurs d’ordre fait peser une forte contrainte sur les entreprises », relève la coautrice d’un rapport sur la reconnaissance des métiers des « deuxièmes lignes » (bâtiment, transports routiers, propreté, etc.) commandé en 2020 par Elisabeth Borne, alors ministre du travail, et rendu en septembre 2021. Le secteur public n’est pas exemplaire, malgré la récente circulaire, signée le 16 mars, par plusieurs ministres, dont Mme Borne, en faveur d’achats publics responsables. « Depuis deux ans, la baisse des prix est de 5,8 %, calcule M. Jouanny. Or, les salaires et les cotisations sociales représentent 80 % du prix. »

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Qui veut encore travailler à la Défense ?

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Publié aujourd’hui à 04h16

C’était en décembre 2021, entre deux vagues de Covid-19. Sogeprom, promoteur immobilier et filiale de la Société générale, organisait une conférence d’échanges d’idées sur l’avenir du bureau. « Vous préférez venir ou être en visio ? On est à la Défense », m’interrogeait-on. L’option à distance m’allait bien. Deux jours plus tard, un autre appel demandait aux participants s’ils se déplaceraient au cas où la réunion aurait lieu à Paris. La rencontre s’est finalement tenue dans un salon loué pour l’occasion près de la station George-V, autrement dit à six arrêts de métro de la station Esplanade-de-la-Défense.

Malgré ses beaux locaux, Sogeprom sait que les gens traînent les pieds pour venir dans le quartier d’affaires, qui est loin d’avoir retrouvé sa population d’avant la crise sanitaire. Combien de personnes manque-t-il dans ce qui est le plus grand pôle tertiaire d’Europe ? Un quart des 180 000 personnes qui travaillaient là avant la pandémie, à en croire Paris La Défense, l’établissement public qui gère le quartier. Le restaurant Sodexo interentreprises, installé dans Les Collines de l’Arche, prévu pour 2 000 personnes, n’en sert plus que la moitié, « et encore, c’est la moyenne haute », selon un de ses responsables.

Lire aussi : Avec le télétravail obligatoire, la Défense désertée par ses employés

Alors qu’on reprochait au quartier d’affaires d’être débordé par ses flux – illustrés par la queue pour l’escalator qui permet de s’extirper du RER A –, confinements et télétravail ont montré qu’on n’y vivait pas nécessairement mieux en étant moins nombreux. « Pendant les confinements, j’ai totalement perdu l’habitude de me coltiner 45 minutes de métro ou de RER », raconte Marc (plusieurs des personnes interrogées ont souhaité rester anonymes), 29 ans. Fin 2020, il a repris le boulot dans une agence numérique, passée de Paris à la Défense par souci d’économie, en instaurant le télétravail. Son entreprise lui impose deux jours par semaine dans les bureaux – deux jours de trop, selon lui. Comme il travaille avec des développeurs en Roumanie et dans d’autres pays européens, quand il arrive au bureau, il met son casque sur les oreilles.

Open spaces vides

« A chaque réunion, il y a au moins un participant en conf’call. Chaque fois je me dis que j’aurais très bien pu ne pas venir. Quand je suis sur place, je ne peux pas me lever pour faire un café ou me mettre dans le canapé », regrette Marc. Ajoutez à cela que les open spaces vides peuvent être sinistres. Les entreprises qui « rendent des étages », comme on dit à La Défense, passent généralement au flex office en même temps qu’au télétravail partiel. « Celui qui arrive le plus tôt chope la meilleure place, sinon c’est l’entrée ou le couloir… », raconte Marc à propos de la nouvelle organisation de son agence, hébergée dans un espace de coworking. En entreprise, les postes ne sont plus attribués alors qu’ils le sont encore à la table de la cuisine, chez soi.

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Travail détaché : une peine sans précédent pour Terra Fecundis, déjà condamnée il y a un an

Le tribunal de Marseille vient d’infliger une très lourde sanction financière à une entreprise d’intérim espagnole impliquée dans une affaire de travail dissimulé. La société Terra Fecundis – récemment renommée Work for All – a été condamnée, vendredi 10 juin, à verser un peu plus de 80 millions d’euros de dommages-intérêts à l’Urssaf pour compenser le préjudice lié au non-paiement de cotisations sociales. Il s’agit d’un « record », selon MJean-Victor Borel, l’avocat de cet organisme. La décision, qui intervient au plan des intérêts civils, s’inscrit dans le prolongement du jugement rendu le 8 juillet 2021 sur le terrain pénal dans le même dossier : l’ex-Terra Fecundis s’était alors vu infliger 500 000 euros d’amende – soit le maximum encouru –, et des peines de prison avec sursis avaient été prononcées à l’encontre de plusieurs de ses dirigeants ou ex-dirigeants.

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Les faits incriminés remontent à la période allant de 2012 à 2015. L’entreprise espagnole a été poursuivie pour avoir mis à la disposition de maraîchers établis dans le Midi plusieurs milliers de salariés sans déclarer ces derniers aux organismes sociaux français. En outre, les travailleurs concernés, de nationalité équatorienne pour la plupart, ont subi de graves atteintes à leurs droits : heures supplémentaires non payées, durées maximales d’emploi très largement dépassées… C’était « Germinal dans les exploitations agricoles », selon la formule lancée lors du procès par le procureur de la République, Xavier Leonetti.

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« Une très belle victoire »

Les infractions ont été commises en dévoyant le système dit du « détachement ». Ce dispositif permet à un patron d’envoyer du personnel à l’étranger tout en réglant les cotisations sociales dans l’Etat où il est implanté. A une condition : les salariés « exportés » ne doivent effectuer que des missions temporaires dans le pays d’accueil. Une obligation dont l’ex-Terra Fecundis s’est exonérée, en faisant travailler ses intérimaires pendant des mois dans l’Hexagone, sans les affilier à l’Urssaf, tout en payant ses contributions en Espagne, où elles sont moins élevées.

Le jugement de vendredi constitue une « très belle victoire » dans le cadre de « la plus grosse affaire de fraude sociale jamais jugée en France », confie MBorel. « Le tribunal a fait droit à l’intégralité de nos demandes », ajoute-t-il, les dommages-intérêts alloués correspondant aux contributions que l’ex-Terra Fecundis aurait dû verser à l’Urssaf. « C’est une grande satisfaction », renchérit MVincent Schneegans, le conseil de deux organisations de la CFDT qui étaient parties civiles dans la procédure et qui ont obtenu 15 000 euros chacune, « en réparation du préjudice moral ». La Confédération paysanne, également partie civile, s’est, pour sa part, vu attribuer 10 000 euros au même titre.

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Travail détaché : l’entreprise espagnole Terra Fecundis condamnée à payer plus de 80 millions d’euros aux organismes sociaux français

La somme est spectaculaire. L’entreprise espagnole de travail temporaire Terra Fecundis, reconnue coupable de violation des règles européennes sur le travail détaché, a été condamnée, vendredi 10 juin, à verser plus de 80,3 millions d’euros aux organismes sociaux français.

Cette somme vient en « réparation du préjudice financier » provoqué par le non-paiement des cotisations et contributions sociales à l’organisme chargé de les collecter auprès des entreprises françaises, l’Union de recouvrement des cotisations de Sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf), selon la décision judiciaire.

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Pendant quatre ans, de 2012 à 2015, cette firme espagnole a envoyé plus de 26 000 ouvriers, originaires d’Amérique du Sud, d’Equateur pour la plupart, travailler dans des exploitations agricoles françaises situées dans le Gard, les Bouches-du-Rhône ou la Drôme.

Charges sociales payées en Espagne

En juillet 2021, Terra Fecundis avait déjà été reconnue coupable d’avoir détourné la procédure européenne du détachement qui permet aux entreprises de faire travailler du personnel à l’étranger, mais uniquement pour des missions limitées dans le temps.

Terra Fecundis a rémunéré ces travailleurs détachés au salaire minimal français mais en payant ses charges sociales en Espagne, où elles sont jusqu’à 40 % moins élevées, rendant cette main-d’œuvre vulnérable moins chère pour les agriculteurs français.

« Il s’agit du plus important dossier de fraude à la Sécurité sociale jamais jugé en France », avait rappelé l’avocat de l’Urssaf Provence-Alpes-Côte d’Azur, Me Jean-Victor Borel, lors du procès.

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Jugée coupable de dumping social par le tribunal de Marseille, l’entreprise officiellement basée à Murcie (sud de l’Espagne) et aujourd’hui rebaptisée Work for All, avait alors été condamnée à 500 000 euros d’amende. Quatre ans de prison avec sursis et 100 000 euros d’amende avait également été prononcés contre les trois dirigeants espagnols.

Vendredi, tous les trois ont été reconnus solidairement responsables des préjudices subis par les organismes sociaux parties civiles et devront donc personnellement participer au paiement des 80 millions d’euros.

« Victoire symbolique importante »

Le procès de Terra Fecundis avait mis en lumière les conditions de travail harassantes de ces travailleurs précaires peu enclins à se défendre. « C’est Germinal dans les exploitations agricoles avec Terra Fecundis, La Bête humaine est devenue une entreprise de travail temporaire », avait tancé le parquet en évoquant les romans d’Emile Zola.

L’accusation avait rappelé le fait que les travailleurs étaient « parfois hébergés dans des conditions où on ne pourrait même pas héberger des animaux » et qu’ils n’étaient pas payés à hauteur du travail effectué.

Des ouvrières affectées à l’emballage des fruits travaillaient notamment de 6 heures ou 7 heures le matin jusqu’à 21 heures ou 22 heures le soir, selon l’accusation. Des ramasseurs d’asperges avaient également témoigné travailler dans les champs jusqu’à 70 heures par semaine, dimanche compris, quand d’autres n’avaient bénéficié que d’un seul jour de congé pour une quarantaine de jours travaillés.

Lire notre décryptage : Six questions pour comprendre la directive européenne sur les travailleurs détachés

« Nous n’avons jamais eu de sanctions de la part de l’inspection du travail de Murcie », s’était défendu Juan José Lopez Pacheco, seul des trois dirigeants présent au procès l’année dernière, assurant que l’entreprise « régularisait les heures à la fin de la mission » du salarié détaché. Le responsable s’était, en outre, étonné de l’absence des exploitants agricoles français devant ce tribunal.

Les plus de 80 millions d’euros de réparation infligés à Terra Fecundis vendredi constituent « une victoire symbolique importante grâce à laquelle la voix des travailleurs a été entendue », a réagi l’avocat du syndicat CFDT, partie civile, Me Vincent Schneegans.

« C’est une décision très satisfaisante et en même temps frustrante, car les travailleurs agricoles qui n’osent pas agir par peur des représailles n’ont pas de réparation directe », a-t-il ajouté. Le syndicat a obtenu vendredi le versement de 30 000 euros en réparation d’un préjudice moral.

Le Monde avec AFP

Le sociologue Tristan Dupas-Amory : « grande démission » ou « grande rétention » ?

Great Resignation, Big Quit, Great Reshuffle, les expressions font florès pour désigner le phénomène de démissions massives observé aux Etats-Unis. Son importation en France intrigue. Parmi les démissionnaires, des cadres en début de carrière, diplômés des grandes écoles, attirent particulièrement l’attention. Ces jeunes élites semblent dessiner les contours d’une génération en rupture avec le marché du travail, prête à partir du jour au lendemain, à prendre, dans le même mouvement, à la fois le large et ses responsabilités.

Les interventions d’une poignée d’étudiants lors de la remise de diplômes de l’école d’ingénieur AgroParisTech, largement reprises et commentées, ont apporté une forme lyrique à des éléments d’explication classiques : ces profils réclament du sens, de l’impact, des « raisons d’être » au travail. La scène a aussi mis un nouveau coup de projecteur sur les « déserteurs », ces diplômés qui ne consentent plus aux voies classiques qui leur sont destinées. Il s’agit, par exemple, de privilégier l’écologie et le secteur social. Les critiques s’accumulent contre certains emplois, réputés les plus prestigieux mais les moins épanouissants. Au cœur de cette bifurcation, on entend l’écho des récits toujours plus nombreux – et spectaculaires – de réorientations professionnelles, loin des passages obligés.

Le contexte

Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phé­nomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »

Ces coups d’éclat passent pourtant sous silence un phénomène bien plus massif, bien plus discret aussi. Quand on observe la distribution des choix réels, on constate que les diplômés des grandes écoles optent pour… les mêmes carrières que leurs aînés. En 2021, plus d’un tiers des diplômés se dirigeait vers le conseil ou les services financiers d’après la dernière enquête d’insertion de la Conférence des grandes écoles. Ils sont près de 60 % à HEC. On remarque que, dans les établissements censés offrir le plus d’opportunités, une grande partie des diplômés se dirige vers un éventail particulièrement étroit d’options professionnelles.

Cet autre versant du processus, plus obscur, pousse à l’inscrire dans d’autres interrogations demeurées en suspens : pourquoi et par quoi ces salariés sont-ils retenus ? Evoquer la « grande démission » implique aussi de porter notre attention sur cette « grande rétention ».

Les salaires peinent à l’expliquer complètement, et l’accumulation des témoignages permet désormais de dresser un véritable constat anthropologique des jeunes élites. Au refus de travailler de quelques-uns s’oppose un rapport au travail parfois indifférent aux valeurs, ponctué de souffrances consenties alors même que la demande de réalisation de soi tend à devenir plus forte. La place privilégiée qu’occupent ces jeunes diplômés sur le marché du travail a parfois tendance à masquer leur engagement intensif, et leur fragilité au travail.

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« Le phénomène de “grande démission” ne concerne pas ou peu les pays où les salariés participent aux choix stratégiques de production »

On a parlé de « grande démission » pour caractériser la progression sans précédent des démissions aux Etats-Unis depuis la sortie de la crise sanitaire : chaque mois, plus de 4 millions de travailleurs en moyenne quittent volontairement leur emploi. Ce qui, en cumulé sur un an, correspondrait à un salarié sur trois. Cette image vaut-elle aussi pour l’Europe ? On n’y constate pas une explosion des démissions ; néanmoins l’accélération est perceptible en Grande-Bretagne, en Italie, en France, et apparaît même en Espagne (où le taux de chômage reste pourtant élevé). Etonnant rapprochement entre pays anglo-saxons et latins ! Si l’on passe des démissions aux difficultés de recrutement, notamment dans les secteurs où rémunérations et conditions de travail sont notoirement médiocres, le phénomène s’observe partout.

Le contexte

Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phé­nomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »

A première vue, il n’est rien de plus classique : le rapport de force entre employeurs et salariés s’est modifié en faveur de ces derniers. C’est l’heure de la revanche. Après des décennies difficiles, le débat se rouvre sur les augmentations de salaires et l’amélioration des conditions de travail.

Menaces sur la reprise

Ce serait pourtant une grave erreur d’en rester à ce diagnostic. D’abord, le recours aux remèdes logiques (relèvement des salaires, allègement des aspects les plus pénibles des conditions de travail) se heurte déjà aux menaces qui pèsent sur la pérennité de la reprise. Ensuite, ces remèdes agissent sur les symptômes, plus que sur les causes. Il faut donc se placer en amont des phénomènes évoqués. N’est-ce pas ce que font, plus ou moins consciemment, les salariés démissionnaires ? Comment ne pas être intrigué par les multiples indices et témoignages, suggérant que la réticence des salariés à se contenter des emplois existants dépasse de beaucoup l’insuffisance du pouvoir d’achat ?

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés Patronat : « Nous avons la responsabilité de continuer à rendre l’entreprise désirable »

Ces mouvements de retrait peuvent, en effet, être observés aux deux extrémités de l’échelle des qualifications. D’un côté, les serveurs et cuisiniers désertent la restauration, les saisonniers les emplois touristiques, les infirmières l’hôpital, etc. De l’autre, de jeunes cadres bien payés désertent leur job dans la finance, le marketing ou la gestion pour se reconvertir dans des activités manuelles, tandis que des étudiants de grandes écoles font savoir collectivement qu’ils déserteront les belles carrières traditionnelles, dénuées de sens et/ou indifférentes à la transition écologique.

Certes, l’ordre de grandeur quantitatif est encore limité – mais pas l’ordre de grandeur qualitatif. Cette simultanéité révèle l’entrée en crise de ce que la philosophe Simone Weil [1909-1943] avait dénommé le « consentement au travail ». Précisons : le consentement au travail dans les entreprises (et les organisations publiques qui s’en rapprochent, comme les hôpitaux) telles qu’elles sont gouvernées.

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« Des contraintes plus douces et moins visibles que par le passé »

Autonomie, responsabilité, émulation collective, disparition du contrôle hiérarchique… Avec les méthodes « agiles », la gestion « par projet » ou « l’entreprise libérée », bien des promesses sont faites aux salariés afin que se conjuguent harmonieusement le consentement au travail et la performance de l’entreprise. Une recherche menée dans le centre d’ingénierie d’un constructeur automobile fonctionnant en « mode projet » montre que ces organisations qui entendent libérer le travail et les travailleurs sont loin de mettre en œuvre tout ce qu’elles prétendent.

Le contexte

Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phé­nomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »

Si l’organisation par projet irrigue désormais la plupart des grandes entreprises, la firme étudiée en fut l’une des premières utilisatrices au début des années 1990. L’objectif était alors de se démarquer de la concurrence en réduisant le temps de conception des véhicules – ce qui fut un succès, puisque, en l’espace de deux décennies seulement, ce délai est passé de soixante à dix-huit mois – grâce à une transformation radicale des manières de travailler. D’une part, les différents métiers (design, développement du produit, process, achat, etc.) n’interviennent plus les uns à la suite des autres selon une logique séquentielle, mais simultanément tout au long du processus de développement. D’autre part, l’organigramme pyramidal a été supprimé au profit d’une structure matricielle qui adjoint à la ligne verticale de commandement par métier, une ligne horizontale de pilotage des activités par projet. Les intervenants des différents métiers, hier séparés au sein de services relativement étanches, sont réunis dans des équipes projets pluridisciplinaires, où chacun dépend à la fois d’un manageur, qui le contrôle et l’évalue, et d’un chef de projet, qui coordonne ses activités sur le plan opérationnel. Au terme de chaque projet, les équipes se défont et les salariés sont appelés à en rejoindre de nouvelles.

A première vue, ce fonctionnement offre de véritables opportunités aux travailleurs : au fil des projets et au contact de collègues aux spécialités variées, ils auraient l’occasion d’élargir leurs réseaux et leurs connaissances, de se faire connaître et reconnaître en vue d’accéder aux projets les plus valorisés.

Autonomie très fictive

L’enquête montre que les liens et connexions se sont en effet largement multipliés. Pour autant, les salariés estiment que les relations au sein de ces équipes restent majoritairement impersonnelles et instrumentales, puisqu’elles sont essentiellement tournées vers la coordination de tâches productives. Comme l’indique l’un d’eux, « dans les projets, on se croise plus qu’on ne se côtoie », d’où la difficulté d’établir un réel dialogue entre les métiers et de faire de ces équipes de véritables collectifs, offrant des possibilités de soutien et d’entraide dans le travail. « Avant, le bureau d’études, c’était vraiment une tribu (…). Maintenant, à chaque fois qu’on change de projet, on se retrouve au milieu de collègues qu’on ne connaît pas », affirme une technicienne.

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« Pour quoi et à quoi consentir quand on s’engage dans un travail ? »

Après la période du Covid-19, des phénomènes comme la « grande démission » aux Etats-Unis ou les difficultés en France pour recruter dans certains secteurs comme la restauration ou la santé, montrent qu’on peut ne plus consentir, au travail, à ce à quoi on a, trop longtemps peut-être, ou sans y prendre garde, consenti.

Le télétravail, avec ses espoirs de liberté et d’économies de temps de transport, réinterroge bien des consentements préalables, des habitudes de pensée et des systèmes de valeur hérités.

Le contexte

Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phé­nomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »

Chez de nombreux jeunes cadres, la question du travail croise d’autres préoccupations, politiques et environnementales. Nombreux sont les jeunes diplômés de grandes écoles qui, tels ceux de l’Ecole nationale d’agronomie récemment, ne consentent plus à s’investir dans des secteurs dont les modes de fonctionnement ou les finalités leur paraissent contraires à leur engagement citoyen.

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On pourra objecter qu’il s’agit d’une poignée d’étudiants rebelles ou en rupture, mais le phénomène entre en résonance avec l’air du temps. Ces jeunes diplômés expriment le fait qu’ils ne veulent plus jouer selon les règles du jeu que les entreprises leur proposent. Ils affirment haut et fort leur choix, et le font savoir.

Discours managérial en porte-à-faux

Cette position radicale met en porte-à-faux le discours managérial qui recherche l’adhésion aux valeurs de l’entreprise. Pour quoi et à quoi consentir quand on s’engage dans un travail ? S’agissant du salarié ayant signé un contrat de travail, la question est difficile puisqu’une clause de subordination est contenue dans le contrat.

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Comment peut s’établir un consentement « libre et éclairé » dans une telle relation asymétrique ? Et quand celui qui travaille n’est pas dans une véritable relation contractuelle mais, à des degrés divers, autoentrepreneur dans une organisation ubérisée, de quel consentement parle-t-on ?

Le consentement au travail est donc un écheveau qui mêle souci de soi, autonomie du sujet et contraintes, imaginaires des relations à autrui et réalités des structures hiérarchiques. Déjà, le langage quotidien pointe une première difficulté : travailler pour une entreprise, c’est en accepter les règles ; mais est-ce nécessairement consentir à tout ce que cela implique ?

Les cas des lanceurs d’alerte qui décèlent des malversations, ou de ceux qui ressentent de la souffrance éthique quand ils sont poussés par l’organisation à enfreindre leurs convictions personnelles, nous montrent bien que l’entreprise nous demande un consentement qui ne va pas de soi.

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« Les travailleurs participent activement à leur propre “servitude volontaire” »

« Pourquoi les travailleurs travaillent-ils autant ? » Avec cette question toute simple posée en introduction de son ouvrage majeur Produire le consentement (La Ville brûle, 2015, paru aux Etats-Unis en 1979), le sociologue britannique Michael Burawoy renversait la tradition des sciences de l’organisation qui, depuis Taylor jusqu’à aujourd’hui, se demandent plutôt pourquoi les travailleurs flânent, tirent au flanc, ne seraient pas suffisamment « motivés », « engagés » ou encore « impliqués », pour reprendre des termes plus actuels du management.

Le contexte

Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phé­nomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »

Pourtant, les grandes enquêtes internationales sur les valeurs, conduites depuis les années 1980, montrent que les Français accordent une très grande importance au travail comme activité pourvoyeuse de revenu et de dignité. C’est, par exemple, ce qui a pu, en partie, expliquer le taux massif de non-recours au revenu de solidarité active (RSA) activité, certaines personnes refusant de bénéficier d’un dispositif d’« assistance » pour compléter leurs revenus alors qu’elles travaillent. Cela s’est, à nouveau, vérifié depuis le début de la crise sanitaire, en mars 2020. L’enquête TraCov, menée par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail, a identifié un allongement des horaires et une intensification du travail.

Disponibilité élargie

Pour celles et ceux qui ont pu télétravailler, ce surtravail s’explique par la suppression des temps de transports et la dérégulation des horaires de travail au prix, en particulier pour les femmes, d’un plus lourd travail d’articulation des temps sociaux dans un contexte d’inégale répartition du travail domestique et parental. Les travailleurs et travailleuses les moins qualifiés, à l’instar des livreurs à vélo, souvent en situation de sous-emploi à la frontière entre le chômage et le salariat, ont cherché à pallier la réduction brutale de leurs heures de travail rémunéré en élargissant leur disponibilité, au détriment de leur santé et de leur vie familiale.

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Parallèlement, toujours selon l’enquête TraCov, le sens du travail a progressé au plus fort des contraintes sanitaires. En janvier 2021, près de 20 % des actifs ont déclaré ressentir un plus grand sentiment d’utilité ou de fierté à l’égard de leur travail, tandis qu’ils étaient 10 % à évoquer une fragilisation de ces aspects. Pourtant, un an plus tard, la Dares enregistrait une hausse significative des démissions et des ruptures conventionnelles. Une des interprétations possibles de ce phénomène serait, avec le retour de relations de travail semblables à celles d’avant la crise sanitaire, la remise en cause par les travailleurs de la cohérence entre leurs buts et ceux des organisations.

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