Archive dans novembre 2021

« Sage-femme, tout le monde trouve ça formidable, mais personne ne souhaite que sa fille s’inscrive en maïeutique »

Avant de commencer ses gardes à l’hôpital, Natacha Fau avait pris une habitude : se regarder dans le miroir. « Je m’observais, et je me disais que j’étais maltraitante envers moi-même. J’avais le sentiment d’entrer en zone de guerre. » Pendant les douze heures de garde, la major de promo de l’école de sages-femmes d’Angers ne pouvait ni aller aux toilettes, ni manger. Chaque minute devait être rentabilisée.

« A l’école, on avait rebaptisé notre promo “Koh-Lanta” : seul le dernier survivant sera diplômé. La maltraitance fait partie des études en maïeutique. Nous vivons dans la crainte des “sages-femmes dragons”, des professionnelles qui sont censées nous encadrer et qui nous poussent à bout. Je suis attristée, et choquée par le nombre d’amies sous antidépresseurs, par le taux d’étudiantes qui vont voir des psychologues. Moi-même, j’ai terminé en burn-out », déroule la jeune de 27 ans, désormais en reconversion dans le monde de la petite enfance.

« Nous sommes les petites mains dociles et soumises de l’ensemble de la structure obstétricale. On nous infantilise. Dès l’école, on doit pointer une feuille de présence et on nous empêche de partir en cas d’absence du professeur. En salle de naissance, nous devons nettoyer le sang par terre et supporter des remarques quand il reste des traces de liquide amniotique », abonde Dominique, une ancienne étudiante en maïeutique qui souhaite rester anonyme.

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Depuis le début de l’année, les sages-femmes multiplient les grèves et les manifestations. De nouveau, les sages-femmes se mobilisent samedi 27 et dimanche 28 novembre. Mille trois cents jeunes professionnels étaient présents à la dernière manifestation, en octobre à Paris, soit un quart des étudiants. Un mouvement inédit, selon Chantal Seguin, directrice de l’école de sages-femmes de Grenoble : « Les jeunes passent une sélection drastique pour accéder à l’école, endurent des années difficiles sur le plan théorique comme clinique, tous ces sacrifices pour se retrouver à multiplier les CDD à la sortie de l’école, avec un salaire de 1 700 euros net par mois à bac + 5. »

Stress et symptômes dépressifs

Selon la dernière enquête « Bien-être étudiant » de l’Association nationale des étudiants sages-femmes (Anesf), sept étudiants en maïeutique sur dix présentent des symptômes dépressifs, et huit sur dix souffrent d’un stress accru depuis leur entrée dans la formation. 27 % ont déjà pensé à arrêter leurs études ou à se réorienter. « L’étude date de 2018, mais on est en train de la mettre à jour car les chiffres augmentent sensiblement », précise Laura Faucher, présidente de l’Anesf, en cinquième année de maïeutique à Clermont-Ferrand.

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La Poste condamnée pour « faute inexcusable » dans le suicide d’un cadre supérieur

Après sept années de procédures judiciaires, Ilma Choffel de Witte et sa fille Saskia ont été entendues par la justice : la Cour d’appel de Paris a reconnu, vendredi 19 novembre, la « faute inexcusable » de La Poste par manquement à son obligation légale de protection de la santé de l’un de ses cadres supérieurs, Nicolas Choffel, l’époux de Mme Choffel, ce qui a conduit celui-ci à se suicider à son domicile le 25 février 2013, à 51 ans.

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Un acte que l’assurance-maladie avait déjà reconnu comme accident du travail. « C’est une très belle victoire, souligne Sylvie Topaloff, l’avocate d’Ilma Choffel et de sa fille. Ce que je trouve effarant, c’est qu’il ait fallu toutes ces années de combat. » La Poste, indique Marc Bellanger, son avocat, « prend acte de cet arrêt » et « va examiner en détail la décision et l’éventualité de se pourvoir en cassation ». En 2018, les plaignantes avaient été déboutées par la cour d’appel de Paris. La Cour de cassation avait cassé l’arrêt en 2019, renvoyant les parties devant la cour d’appel composée d’autres magistrats.

En droit, la faute inexcusable est retenue lorsqu’il est démontré que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger que représentaient les conditions de travail d’un salarié pour sa santé physique et/ou psychique et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires et suffisantes pour la préserver. Elle permet une majoration de la rente des ayants droit.

Charge de travail fortement accrue

Nicolas Choffel a mis fin à ses jours alors qu’il était en arrêt maladie pour burn-out, après un malaise dans les locaux de La Poste, le 30 janvier 2013. Durant cet arrêt et jusqu’à sa mort, il avait continué à travailler sur plusieurs dossiers, recevant des courriels et des SMS ainsi que des appels téléphoniques « parfois plusieurs fois dans la journée », avait relevé l’inspection du travail dans son enquête ayant suivi le décès de son employé. La Poste, pour sa part, a expliqué que ces appels avaient pour but de s’enquérir de sa santé.

Alors que M. Choffel encadrait jusque-là une personne, en février 2012, il en supervise cinq

Dans son arrêt, la cour d’appel déroule le cheminement de ce cadre supérieur entré à La Poste en 2001 et très bien noté. En 2012, dans un contexte de réorganisation de la direction des activités numériques et des médias internes où travaillait M. Choffel, sa charge de travail s’est fortement accrue. Le phénomène s’est accéléré les six derniers mois, ont plaidé Mme Choffel et sa fille. Alors qu’il encadrait jusque-là une personne, en février 2012, il en supervise cinq.

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Comment BMW pilote la bascule sociale vers la voiture électrique

Des robots travaillent sur une chaîne de montage du constructeur automobile BMW, à Munich (sud de l’Allemagne), le 22 octobre 2021.

Un profil sur mesure pour une mission cruciale. Ilka Horstmeier, 52 ans, la directrice des ressources humaines (DRH) du groupe BMW depuis 2019 et membre du comité exécutif du géant allemand, est chargée de piloter la plus grande transformation sociale de l’entreprise, celle qui doit faire passer la « Fabrique bavaroise de moteurs » (Bayerische Motoren Werke, soit le nom développé de BMW) à l’ère de la voiture électrique à batterie et de l’hyperconnectivité. Son parcours s’y prête parfaitement. Mme Horstmeier – qui a accordé un entretien au Monde jeudi 18 novembre – est passée par les usines allemandes de Munich, Regensburg et Dingolfing et a dirigé la production des moteurs de l’entreprise.

Le défi, il est vrai, est gigantesque. Le numéro un mondial du premium, avec ses marques BMW, Mini et Rolls-Royce, a vendu 153 000 voitures électrifiées au premier semestre 2021 sur un total de 1,2 million. L’électrique (100 % à batterie ou hybride rechargeable) a donc représenté 13 % des ventes début 2021 et l’objectif de la société est de faire passer cette proportion à 25 % en 2025, puis de la doubler en 2030. Dès lors, une question se pose à BMW comme à ses confrères constructeurs automobiles : que vont devenir les ingénieurs, techniciens et opérateurs spécialisés de la motorisation thermique ?

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Premier élément de réponse : pour BMW, le moteur thermique va encore exister longtemps. « Nous pensons que 50 % des véhicules vendus en 2030 seront des voitures purement électriques, explique la DRH. Mais cela signifie aussi que nous vendrons encore, à l’échelle mondiale, à la fin de la décennie, 50 % de voitures dotées d’un moteur thermique de haute technologie. Pourquoi ? Parce que la montée des ventes électriques n’aura pas le même rythme partout sur la planète. Si la demande pour l’électrique est plus forte, bien sûr nous fournirons davantage. Mais il est clair pour nous que nous n’allons arrêter aucune technologie. »

Préparation des changements le plus en amont possible

Cette position explique la décision de BMW de ne pas participer – contrairement à son grand rival Mercedes – à la coalition de pays qui, à la COP26 de Glasgow (Ecosse), le 10 novembre, ont décidé un arrêt total du moteur thermique en 2035-2040. Mais l’élément-clé de la méthode BMW, c’est la préparation des changements le plus en amont possible. « Ce que j’ai compris, en particulier de mes années dans la production, c’est que si l’on veut prendre soin des employés dans une transformation profonde, il ne faut pas commencer par penser aux personnes, mais au produit, observe Ilka Horstmeier. La bonne démarche, ce n’est pas de se dire “J’ai combien de personnes dans la production de moteurs thermiques, autrement dit j’ai combien de problèmes”, mais de se demander très en amont quel produit on veut faire et y penser ensemble. »

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Les démissions d’enseignants, un phénomène en expansion

Dans une salle de classe de Bischwiller (Bas-Rhin), en novembre 2020.

Il aurait dû faire sa première rentrée des classes en tant que titulaire il y a un an. Mais Baptiste (il souhaite rester anonyme, comme les autres personnes citées par leurs prénoms), 25 ans, a choisi de « s’échapper » avant. Quatre mois à enseigner la musique comme professeur stagiaire dans un collège de Douai (Nord) lui ont suffi à prendre sa décision : en janvier 2020, il a posté sa lettre de démission.

« Il n’y a pas eu d’événement déclencheur, rapporte-t-il, ça se passait bien avec mes élèves, et même très bien lors des inspections, mais je ne me sentais pas à l’aise… Le fonctionnement, la vie de l’établissement : tout cela me semblait très éloigné de ma passion pour la musique. » Le jeune homme a « tenu l’année ». « Tu es fou : pourquoi faire ça après cinq ans d’études, un concours en poche [le Capes], et la sécurité de l’emploi ? », lui ont dit ses proches. Mais son choix était arrêté : en septembre, il n’a pas repris le chemin du collège, « sans temps perdu et sans regrets ». Il met désormais « toute son énergie » dans l’entreprise agricole familiale pour, espère-t-il, la « faire évoluer ».

Ruptures de contrat

Combien sont-ils ceux qui, comme Baptiste, claquent la porte de leur classe avant même d’y avoir pris leurs marques ? « De plus en plus nombreux », concède-t-on rue de Grenelle, sans livrer le détail de ces démissions précoces (de stagiaires), pour l’année écoulée. Elles représentaient, déjà, la moitié du total il y a trois ans. Celles émanant de professeurs titulaires sont, en revanche, bien documentées : le ministère de l’éducation en a comptabilisé 1 554 en 2019-2020 et même 1 648 en 2020-2021, selon des chiffres communiqués par Jean-Michel Blanquer lors d’une audition au Sénat le 3 novembre.

Rapportés au total de 800 000 enseignants, ces départs ne pèsent pas grand-chose. Mais d’année en année, ils se font de moins en moins rares : le service statistique ministériel en recensait environ 400 parmi les enseignants en poste en 2012-2013 ; ils ont plus que triplé pour atteindre 1 417 en 2018.

Lire l’entretien : Article réservé à nos abonnés « La proportion des enseignants démissionnaires est faible, mais augmente »

L’année 2020 – la première touchée par le Covid-19 – est aussi celle qui a vu le ministère de l’éducation introduire, à titre expérimental, des ruptures conventionnelles de contrat. Ainsi, 1 219 demandes lui ont été soumises en un an, 296 ont abouti pour des membres du personnel enseignant. Avec une enveloppe moyenne de 16 876 euros d’indemnités, pour permettre à ces ex-professeurs de se relancer, précise-t-on à la « DRH » de la Rue de Grenelle.

« Se relancer » : Marion Favry, qui accueille dans son cabinet de psychopraticienne, à Paris, un certain nombre de professeurs, en parle avec les intéressés. Surtout depuis que la crise sanitaire s’est installée dans le paysage scolaire. « Le sentiment de solitude et de perte de sens a augmenté. De confinement en confinement, ils ont pris du recul. Ceux que j’accompagne, notamment les plus jeunes, ont davantage de facilité à envisager un changement de carrière », estime-t-elle. Elle-même a fait le grand saut en 2019, après vingt-cinq rentrées dans le second degré, et deux demandes de départ volontaire qui lui avaient été refusées. La troisième a été la bonne. « Si l’éducation nationale se débarrassait de tous ceux qui en formulent un jour le souhait, ça se saurait », glisse l’ancienne professeure.

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L’argot de bureau : les « soft skills », ou le goût des bonnes manières

L’heure est grave pour Benjamin, jeune comptable tout juste sorti d’école. Après un parcours scolaire impeccable, il rêve d’obtenir ce poste dans la start-up parisienne à la mode. Soudain, l’entretien d’embauche prend une tournure déstabilisante : « Imaginons que vous êtes sur une île déserte, sans instrument de mesure : quelle heure est-il, à la minute près ? » Pas de réponse.

« Bon, faites le poirier sur le bureau maintenant, que l’on teste votre flexibilité et votre agilité, c’est très important chez nous. » Gêné et engoncé dans un costume tout neuf, Benjamin échoue. « Test final Benjamin : un pierre-feuille-ciseaux en trois points gagnants. La réactivité et l’adaptation aux intentions de vos interlocuteurs sont cruciales. »

Ici caricaturées, les « soft skills » sont désormais dans la bouche de tous les recruteurs : plus sérieusement, il s’agit d’intelligence relationnelle, de capacités de communication, de résolution de problème. Ces compétences « douces » (ou « molles », littéralement) sont en fait des aptitudes comportementales de base ou des traits de personnalité. C’est le savoir-être qui est mis en avant à la place du savoir-faire, source supplémentaire de sélection des candidats.

Ne pas être un robot

Leur origine est attribuée à l’armée américaine, qui désigna à partir des années 1960 par « soft skills » les compétences importantes liées au travail impliquant « peu ou pas d’interaction avec des machines ». Et elles furent nombreuses, à commencer par celles nécessaires pour motiver et gérer des troupes. Elles viennent en complément des « hard skills », ces compétences dures qui s’apprennent lors des études et sont mesurables avec des indicateurs de performance ou des diplômes.

Leur champ très large recouvre ce qu’on appelle « le capital humain », ces qualités qui a priori ne pourront jamais être acquises par les robots, à l’heure où les compétences techniques sont vite obsolètes. Dans son rapport « Future of Jobs » en 2020, le Forum économique mondial a listé les « soft skills » les plus recherchées : autonomie, flexibilité, capacité à s’adapter facilement à une équipe… Chez Blablacar par exemple, cinq compétences sortent du lot : « growth mindset » (aptitude à l’apprentissage), agilité, leadership, priorisation des tâches et travail en équipe.

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Un « esprit critique » est parfois attendu par l’employeur, mais les tests de créativité virent parfois aux tests de compatibilité : dans cette offre de poste de la start-up Paradox, sous la longue liste des compétences douces − « tu as un fort esprit critique », « on encourage la pensée critique et stratégique. On remet en question nos hypothèses, on est attentif à nos biais », ou encore « obsédé par l’excellence, tu as du mal à être satisfait » −, on trouve le déroulement du processus de recrutement, qui comprend notamment un « entretien culture de 60 minutes pour vérifier en profondeur l’alignement avec nos valeurs et notre culture ».

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Dans les entreprises, la tension monte sur les salaires

Opérations de filtrage devant des entrepôts logistiques, tractage aux abords d’une dizaine de magasins… des salariés du géant français du bricolage Leroy-Merlin étaient en grève vendredi 19 novembre à l’appel d’une intersyndicale CFDT-CFTC-CGT-FO pour dénoncer la faiblesse des augmentations de salaires proposées par l’entreprise. Un mouvement inédit dans cette enseigne. Comme les deux jours de grève qui ont touché le sportif Decathlon les 16 octobre et 12 novembre, pour la première fois de son histoire.

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Dans le contexte des négociations annuelles obligatoires (NAO) des rémunérations, débrayages et mouvements de grève surgissent cet automne. Plus que leur ampleur, c’est le fait qu’ils éclatent dans des secteurs et entreprises guère habitués aux mobilisations qui étonne.

« Jamais j’avais vu ça ! La dernière grève, chez Labeyrie, c’était en 2012 ! », témoigne Stéphane Lecointre, délégué syndical central Force ouvrière du groupe alimentaire, qui a connu trois semaines de grève, jusqu’au 10 novembre, sur son site de Saint-Geours-de-Maremne dans les Landes. Le mouvement avait commencé le 16 octobre, à 4 h 30. « Une trentaine de salariées a décidé de se lancer. C’est venu d’elles ! Elles ont ensuite demandé l’assistance des syndicats. Et puis c’est parti comme une traînée de poudre, en quelques heures, 300 étaient dehors, ils n’attendaient que ça. »

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Inédite aussi la manifestation à Châteaulin (Finistère) de salariés d’Eurofins, groupe de laboratoires d’analyses entré au CAC 40 en septembre. Même les représentants de la CGT de H&M confient avoir été surpris de compter un millier de grévistes, le 19 octobre. Chez le volailler industriel Arrivé-Maître Coq, le dernier débrayage remontait à 2010, la dernière journée de grève à 1989. Le 4 novembre, plus de 600 des 2 000 salariés des sites vendéens du groupe étaient en grève, selon Catherine Girard, déléguée centrale CFDT.

Des mouvements venus de la base

« Il y a un bruit de fond de débrayages et de grèves en ce moment, avec, et c’est inédit, beaucoup de mouvements poussés par la base, pas par des organisations syndicales », confirme Richard Roze, secrétaire fédéral FGTA-FO (agroalimentaire), qui rappelle qu’en huit ans de mandat il n’avait connu que quatre piquets de grève.

Sans doute le contexte incite-t-il à être plus offensif, indique Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille. « L’intensité des mouvements de grève dépend toujours de la conjoncture, rappelle-t-il. Après une période d’incertitude, où l’on craignait de perdre son emploi, on entend partout que c’est la reprise et qu’on a du mal à recruter. Le rapport de force est plus favorable pour revendiquer. »

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Fabien Roussel lance sa campagne sur la valeur travail

Fabien Roussel lors d’un rassemblement du Parti communiste français, place Stalingrad, à Paris, le 21 novembre 2021.

Il pleut, place Stalingrad, dans le nord de Paris. Qu’importe pour les militants communistes réunis, dimanche 21 novembre, à l’appel de leur candidat à l’élection présidentielle, Fabien Roussel. L’adversité, ils connaissent, les sondages en dessous des 3 % aussi, et il y a pour eux un plaisir manifeste à écouter le député du Nord marteler les fondamentaux du parti : le social et la défense des travailleurs. « Elle est belle la vieille gauche qui tache, celle qui ne renonce pas à changer la vie des travailleurs », entame Ian Brossat sous les acclamations, reprenant à son compte les critiques d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) à l’égard de la campagne qu’il dirige.

Pour son premier meeting depuis la Fête de L’Humanité, en septembre, le candidat communiste a mis le travail au centre de son discours. Un terrain d’actualité qui a l’avantage de plaire à tout le monde chez les communistes, contrairement aux thèmes de la sécurité ou de l’immigration, que Fabien Roussel revendique d’aborder aussi. « Certains parlent de revenu universel, pour nous c’est le travail universel qu’il faut garantir », lance-t-il, à l’heure où Yannick Jadot propose, par exemple, un revenu citoyen dès 18 ans. Favorable à la semaine de 32 heures, le député du Nord propose zéro jeune au chômage dès 2023, une mesure d’exception demandant aux entreprises de leur réserver 10 % des embauches, un service public de l’emploi garantissant poste ou formation assortie d’une allocation égale au salaire minimum.

Un sticker « Macron méprisant de la République » côtoie un écusson « Fabien Roussel » sur le torse d'un militant, place Stalingrad, le 21 novembre 2021.

Quant au smic, il entend le porter à 1 500 euros net, veut revaloriser le point d’indice des fonctionnaires et en embaucher 500 000, multiplier par trois les recettes de l’ISF, nationaliser la BNP, la Société générale et les assurances Axa, mettre en place un « impôt Covid » exceptionnel sur les bénéfices des multinationales. « Au-dessus de 500 000 euros, crac, on prend tout. Ça vous rappelle quelque chose ? Non mais, ça va bien non ! », lance Fabien Roussel, qui peut se permettre des allusions à Georges Marchais – son fils, Olivier, copilote sa campagne. A ceux qui s’étonnent, Fabien Roussel répond : « C’est le communisme ? Et alors (…) pour moi c’est le progrès et la république sociale. » Quant à l’écologie, « ce qui pollue le plus, c’est la désindustrialisation », argumente le candidat, par ailleurs en faveur d’un parc nucléaire renouvelé et d’une énergie à bas coût. Il propose, en outre, d’investir dans « le fret ferroviaire et fluvial, les TER, les métros, les trams ». « Fini les cars Macron, vive les trains Roussel ! »

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Sur Facebook, la génération Z trolle la culture « start-up » et le monde de l’entreprise

C’est un article de presse d’un journal très sérieux dont le titre est « Le management par l’humour, une valeur en hausse », et qui raconte comment l’humour en entreprise « a un impact bénéfique sur la performance » des collaborateurs. Bénéfique ? Partagé sur le groupe Facebook « Neurchi de la flexibilisation du marché du travail » (NdFlex), il a suscité une cascade de commentaires railleurs : « T’es virée, poil au nez ! », « Je t’attaque aux Prud’hommes, poil au scrotum ».

Créé en 2019, le groupe Facebook Neurchi de la flexibilisation du marché du travail est devenu l’exutoire sarcastique d’une jeunesse professionnellement désenchantée. Décliné sur Twitter, Instagram, LinkedIn, YouTube, Twitch et même Discord, NdFlex est un phénomène. Désormais le plus populaire des « neurchis » (chineurs en verlan), ces groupes Facebook organisés autour de thématiques variées, où les internautes postent des photos ou des textes « chinés » en ligne ou qu’ils créent spécifiquement. Il dispose même de filiales comme L’inspection du travail n’existe pas, un groupe Facebook de faux complotistes niant la réalité d’une autorité veillant au respect du droit du travail.

Si les vétérans se perdront peut-être dans ce capharnaüm désopilant de vannes, gifs et captures d’écran, la jeunesse est séduite : le groupe NdFlex compte près de 155 000 membres. 80 % sont des 18-35 ans, en quête d’espaces pour rire aux éclats de ce qu’ils ne peuvent que murmurer tout bas au sein de l’entreprise. Dans cette galaxie figure aussi Neurchi de LinkedIn (65 000 membres sur Facebook) ; le compte Twitter Disruptive humans of Linkedin, aux plus de 51 000 abonnés ; ou encore la newsletter TechTrash qui compte 30 000 abonnés… Ces communautés raillent les excès du « personnal branding » et de la culture de la performance, la novlangue managériale, ou la narration pompeuse de la start-up nation.

« Tout reste très codifié »

Si ces groupes cartonnent, c’est qu’ils changent les codes d’un certain humour d’open space « feutré et conventionnel », explique Lauren Boudard, co-fondatrice de la newsletter humoristique TechTrash. « Au bureau, ce sont des vannes du type “ça va comme un lundi” ou des blagues qui sont en réalité un rappel à l’ordre, comme “tu prends ton après-midi” lancé à un collaborateur qui part à 17 heures. Tout reste très codifié ».

Ces communautés ouvrent ainsi un espace critique à la « start-up nation ». « La start-up nation a intégré certaines critiques, s’amuse du côté cliché de la table de ping-pong, mais ne va pas pour autant changer son organisation », poursuit son collègue Dan Geiselhart, qui cite l’exemple de Too Good To Go, start-up qui se présente comme un mouvement de lutte contre le gaspillage alimentaire, qui a été épinglée pour ses conditions de travail déplorables par le compte Instagram Balance ta start-up.

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Ubériser sans précariser, l’insoluble équation

Une centaine de livreurs travaillant pour Uber Eats, Deliveroo ou Stuart manifestaient devant un McDonald’s à Bordeaux, le 31 octobre 2020, pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail.

Dans le quartier de la porte Saint-Denis, à Paris, fief des restaurants branchés de la capitale, plus personne ne fait plus attention à eux, même si leur sacoche est bien reconnaissable. A longueur de journée, ils squattent les stations de vélos en libre-service, le regard rivé sur l’écran de leur téléphone. Dans leur QG improvisé, ils guettent la prochaine notification susceptible de leur rapporter un peu d’argent.

Eux, ce sont les coursiers de Deliveroo, Glovo ou encore Uber Eats : des livreurs de moins de 30 ans, d’origine africaine pour la plupart. Devenus un symbole malgré eux, celui de l’ubérisation de l’économie, en référence à la plus célèbre des plates-formes, Uber. Le 3 décembre, les prud’hommes trancheront un énième conflit opposant la société Frichti à des coursiers demandant la reconnaissance de l’existence d’un contrat de travail. Alors que les affaires de ce type se multiplient devant les tribunaux, ces plates-formes sont devenues le symbole d’une remise en question du modèle social français.

« J’ai été quatre ans coursier chez Uber Eats et Deliveroo, raconte Jérémy Wick, membre du syndicat CGT des coursiers à vélo de Gironde. Au début, mes revenus n’étaient pas si mauvais, on avait même droit à un bonus de 150 euros si on faisait des livraisons en soirée. Il y a deux ans, je pouvais gagner 2 500 euros brut par mois. Puis les bonus ont été supprimés. Mes revenus sont tombés à environ 1 500 euros brut mensuels, ce à quoi il faut bien sûr enlever les charges, le matériel… C’est très fluctuant, en fonction des commandes que l’on arrive à obtenir. Il n’y a aucune stabilité. »

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Pas de patron, pas de paperasse, pas d’engagement : le travail comme un jeu vidéo avec la possibilité de gagner quelques centimes, en contrepartie d’activités aussi diverses que livrer un hamburger à vélo après avoir reçu une alerte ou cliquer sans relâche sur des liens ou des images depuis chez soi, pour le compte de sites Internet. Selon l’Insee, environ 200 000 travailleurs indépendants utilisaient une plate-forme numérique ou un autre intermédiaire pour rencontrer leur clientèle en 2017.

Entre cette année-là et 2019, le nombre de microentrepreneurs actifs sur ces plates-formes dans le seul secteur des transports a doublé, passant de 20 000 à 40 000, selon un rapport de la commission des affaires sociales du Sénat de 2020. Une minorité qui n’est que « la partie visible de l’iceberg des difficultés que rencontrent les autoentrepreneurs », dénonce François Hurel, le président de l’Union des autoentrepreneurs. S’il peut se prévaloir d’une base de clientèle énorme grâce à la plate-forme, le travailleur qui lui est affilié ne bénéficie ni d’une rémunération mensuelle minimale ni de congés payés. Les notifications rythment son quotidien : « Le système le pousse à laisser son téléphone allumé en permanence, par peur de rater une course », se désole Brahim Ben Ali, secrétaire général de l’intersyndicale nationale des VTC.

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« L’intelligence artificielle favorise l’accélération du microtravail »

Antonio Casilli est professeur de sociologie à Télécom Paris, grande école de l’Institut polytechnique de Paris, et codirigeant de l’équipe de recherche DiPLab (Digital Platform Labor) sur le travail en ligne. Il explique l’essor du microtravail sur les plates-formes.

Quel est le profil des microtravailleurs ?

En France, notre équipe de recherche a dénombré près de 15 000 personnes qui se connecteraient chaque semaine sur les plates-formes de microtravail – plus de 50 000 au moins une fois par mois –, et plus de 260 000 microtravailleurs seraient inscrits mais pas ou peu actifs. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces personnes sont souvent diplômées.

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Le profil des inscrits reflète aussi l’évolution des plates-formes. Depuis plusieurs années, la frontière s’estompe avec les sites de free-lance classique. Certaines plates-formes de microtravail recherchent des compétences assez avancées sur des missions mieux payées, autour de 15 dollars de l’heure. Parallèlement, on voit des plates-formes de free-lance se mettre à proposer des microtâches, comme taguer des images. Cela reflète une forme de paupérisation du travail indépendant.

Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur le microtravail ?

Plusieurs plates-formes annoncent qu’elles ont vu leur activité augmenter avec la crise sanitaire, mais on suppose qu’il s’agit d’abord d’une augmentation des personnes qui s’inscrivent. L’une des plus importantes au monde, Appen, déclare avoir vu son activité croître de 30 % depuis avril 2020. De son côté, Clickworker dit avoir atteint les 2 millions de travailleurs inscrits sur sa plate-forme. Preuve que la crise sanitaire est aussi une crise de l’emploi.

Lire l’entretien : « Sur Internet, nous travaillons tous, et la pénibilité de ce travail est invisible »

Parallèlement, il semble que certaines entreprises ont plutôt tendance à vouloir réinternaliser ce processus de microtravail, à cause du risque de fuites de données. On se souvient des controverses autour des assistants vocaux en 2019, lorsque les médias ont révélé que des armées de microtravailleurs écoutaient et retranscrivaient des conversations. On suppose que ces fuites ont pu contraindre les entreprises à renoncer à se tourner vers des sous-traitants, mais il reste difficile de mesurer l’ampleur réelle de ce phénomène.

L’intelligence artificielle va-t-elle tuer le microtravail ?

Contrairement aux idées reçues, l’intelligence artificielle favoriserait plutôt l’accélération du microtravail. On aurait pu croire que, une fois entraînées, les machines pourraient progresser toutes seules mais, en fait, elles ont constamment besoin d’être réentraînées. Car la réalité du terrain, le comportement des consommateurs, la manière de parler en ligne… changent constamment. Lorsqu’on tapait « corona » en 2018 dans Google, la première réponse affichée par le moteur de recherche était « bière ». Fin 2019, des millions de personnes se sont mises à rechercher le terme « coronavirus ». Il a fallu l’intervention humaine de milliers d’employés pour vérifier et rectifier les résultats du moteur de recherche. Preuve que plus il y a d’intelligences artificielles, plus il y a besoin d’êtres humains derrière pour les rééduquer.