Assurance-chômage : les collaborateurs sociaux s’arrêtent sur la question du bonus-malus

 

Entamés depuis la première quinzaine de novembre 2018, les négociations sur l’assurance-chômage sont sur le point d’aborder un sujet hautement inflammable : la lutte contre la précarité. Dans un « document de cadrage », le premier ministre avait demandé aux partenaires sociaux de construire de « nouvelles règles », afin de « responsabiliser » les employeurs, spécialement, ceux qui recourent excessivement aux contrats courts. Ce thème occupera l’essentiel des discussions que le patronat et les syndicats doivent poursuivre, mercredi 9 janvier, en vue de bâtir un nouveau système d’indemnisation des demandeurs d’emploi.

La rencontre s’annonce difficile. Car les acteurs vont échanger sur une idée très clivante, défendue par Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle : le bonus-malus, qui consiste à moduler les cotisations des entreprises (autour d’un taux pivot par secteur) en fonction du nombre de fins de contrat donnant lieu à une inscription à Pôle emploi. Les sociétés où la main-d’œuvre tourne fréquemment paieront plus, tandis que celles qui créent des emplois stables seront moins mises à contribution.

Or, le patronat y est brutalement hostile. « Nous ne négocierons pas sur un tel dispositif », avait prévenu Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, dans un entretien au Journal du dimanche   du 4 novembre 2018. « La vision centraliste du gouvernement au travers de ce système n’est pas adaptée à l’économie de demain », avait-il ajouté. La Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et l’Union des entreprises de proximité (artisanat, commerce, professions libérales) ont, sans surprise, annoncé des positions similaires durant l’automne 2018.

Leur analyse a-t-elle évolué, depuis ? « Je ne les sens pas disposés à lâcher du lest, confie Michel Beaugas (FO). Ils sont même prêts à faire capoter les discussions, sur cette question. » « Le chef de file de la délégation patronale dans la négociation nous assure que toutes les thématiques peuvent être débattues, enchaîne Eric Courpotin (CFTC). Mais les leaders patronaux, eux, ne veulent pas entendre parler de bonus-malus. » Dès lors, il est difficile, à ce stade, d’envisager un geste d’ouverture de la part des organisations d’employeurs.

Des accords dans la sidérurgie et la distribution

Celles-ci ont l’intention, durant la rencontre de mercredi, de mettre en avant les mesures récemment adoptées dans plusieurs secteurs d’activité pour prolonger les périodes d’emploi et proposer de nouveaux droits aux travailleurs (par exemple en matière de formation continue). D’après Hubert Mongon (Medef), des accords allant dans ce sens ont été paraphés dans cinq branches, en 2018, notamment dans la métallurgie, la distribution et le secteur de la propreté. « Leur contenu est intéressant, car ils contribuent à mettre en place la flexisécurité à la française, avec plus de souplesse pour les entreprises et plus de garanties en faveur des salariés », explique M. Mongon.

S’agissant de la sidérurgie, les accords conclus prévoient – entre autres – de réduire les périodes de carence entre deux CDD ou deux missions d’intérim, c’est-à-dire la durée pendant laquelle une entreprise ne peut pas embaucher sur le même poste, sous l’un de ces statuts. Est également créé un contrat de chantier ou d’opération, qui lie l’employeur et le salarié pendant au moins six mois, pour la réalisation d’un projet bien précis. Ce dispositif a également été instauré par l’accord applicable au monde de la distribution. Dans cette même branche, le délai de carence entre deux CDD est supprimé et une expérimentation va être lancée afin de permettre « le remplacement de plusieurs absences par un même contrat à durée déterminée ».

Mais ces initiatives risquent de ne pas suffire, aux yeux des syndicats. « Pour le moment, le nombre d’accords est faible et leur teneur n’est pas tout à fait en phase avec la lettre de cadrage de Matignon, qui recommandait de favoriser l’emploi durable », estime Marylise Léon (CFDT). « Ils ne sont pas très ambitieux et ne vont pas assez loin », renchérit M. Beaugas. Dès lors, complète Mme Léon, « si le compte n’y est pas, on a intérêt à étudier une mesure comparable au bonus-malus pour combattre l’abus de contrats courts »« Si on ne parle pas du système de cotisations, je ne vois pas pourquoi il conviendrait de continuer la négociation », affirme M. Courpotin.

« Deux écoles »

Le dialogue pourrait donc tourner court, mercredi, entre des organisations de salariés, désireuses d’avancer sur la modulation des cotisations en fonction des pratiques des entreprises, et le patronat, opposé à une telle option. En cas d’échec des discussions, l’exécutif pourrait reprendre la main et mettre en œuvre le bonus-malus, s’il trouve que les accords de branche ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Une hypothèse dont la crédibilité est accentuée par le contexte social du moment, pour Jean-François Foucard (CFE-CGC).

Mais certains mettent en doute les intentions affichées : « Deux écoles coexistent au sein du gouvernement », observe Denis Gravouil (CGT). Marc Ferracci, le conseiller spécial de la ministre du travail, Muriel Pénicaud, « est le plus résolu à faire le bonus-malus », relève-t-il. Mais d’autres, au sein de l’exécutif, ne font pas preuve du même enthousiasme, considérant qu’un tel mécanisme « contredit le discours sur la baisse des charges », selon M. Gravouil. La confrontation va donc avoir lieu entre partenaires sociaux mais, peut-être, aussi dans les arcanes du pouvoir en place.

 

L’intelligence artificielle bouscule les métiers de Nvidia

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Jensen Huang, patron et fondateur de Nvidia, au Consumer Electronics Show de Las Vegas (Nevada), le 6 janvier.
Jensen Huang, patron et fondateur de Nvidia, au Consumer Electronics Show de Las Vegas (Nevada), le 6 janvier. Bloomberg / Bloomberg via Getty Images

La puce n’est pas plus grande que le bout du pouce. A peine 7 cm2, mais 18,6 milliards de transistors intégrés. Et une puissance de calcul inégalée. « C’est le processeur graphique le plus puissant que nous ayons jamais conçu », s’enthousiasme Jay Puri, vice-président de Nvidia, chargé des opérations commerciales mondiales. Derrière le responsable, un PC fait tourner l’un des derniers jeux vidéo du moment dans des conditions optimales.

Fondée en 1993, Nvidia a acquis ses lettres de noblesse auprès des joueurs à la recherche des dernières prouesses technologiques. Mais, depuis quelques années, l’entreprise américaine a pris une nouvelle envergure. Ses processeurs graphiques (graphics processing unit, GPU) ont envahi les « data centers » (« centres de données »), où ils participent notamment à l’entraînement des algorithmes d’intelligence artificielle. Ils propulsent aussi les voitures sans conducteur et sont utilisés dans la robotique, la ville connectée ou l’imagerie médicale. La société est devenue l’un des acteurs incontournables du Consumer Electronics Show (CES), la grand-messe de l’électronique grand public qui se tient jusqu’au 11 janvier, à Las Vegas, dans le Nevada.

Pour mesurer les récents succès de Nvidia, il y a d’abord les comptes. Depuis 2016, le chiffre d’affaires a été multiplié par près de 2,5. Au cours de l’exercice en cours, qui se terminera fin janvier, il devrait ainsi dépasser les 12 milliards de dollars (10,5 milliards d’euros). Et ses profits se sont envolés dans des proportions encore plus grandes : autour de 4,5 milliards de dollars, contre seulement 660 millions il y a trois ans. En Bourse, son action est passée, dans le même intervalle, de 30 dollars à 136 dollars.

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Une visite du siège social situé à Santa Clara, au cœur de la Silicon Valley californienne, constitue un autre indicateur de la croissance de l’entreprise. A l’été 2017, elle a inauguré un nouveau bâtiment à l’allure futuriste, pour compléter des bureaux devenus beaucoup trop étroits. En forme de triangle, une des figures de base du graphisme informatique, ils s’étendent sur près de 50 000 m2 et accueillent 2 500 employés. Un deuxième immeuble, reprenant le même design, mais 50 % plus grand, doit ouvrir ses portes en 2022.

Anticipation de la fin de la loi de Moore

Derrière la réussite de Nvidia se cache son fondateur et patron, Jensen Huang. Veste en cuir et verbe haut, cet immigré taïwanais de 55 ans, arrivé aux Etats-Unis lorsqu’il était enfant, n’assure pas simplement le spectacle lorsqu’il monte sur scène pour présenter les dernières innovations. « Sa vision a été déterminante, explique Alan Priestley, analyste au sein du cabinet Gartner. Il veut résoudre des problèmes complexes et n’hésite pas à investir massivement pour y parvenir. »

Plus de 900 emplois risqués chez Arjowiggins

Dans le dossier Sequana, l’implication du gouvernement est indirecte, mais réelle. Bpifrance est en effet actionnaire de Sequana à hauteur de 15,4 % (et 17,2 % des droits de vote).
Dans le dossier Sequana, l’implication du gouvernement est indirecte, mais réelle. Bpifrance est en effet actionnaire de Sequana à hauteur de 15,4 % (et 17,2 % des droits de vote). PIERRE ANDRIEU / AFP

Le gouvernement n’en a pas fini avec les dossiers sociaux lourds. Le fondeur Ascoval à peine sauvé, fin 2018, il va devoir traiter celui de Sequana, avec la préservation de 906 emplois à la clé. Le papetier a, en effet, annoncé, lundi 7 janvier, que trois filiales françaises de son entité Arjowiggins vont faire une demande d’ouverture de procédure de sauvegarde et de placement en redressement judiciaire auprès du tribunal de commerce de Nanterre, qui, devrait l’examiner dès mardi 8 janvier, selon le groupe.

Ce sont les sites historiques de Bessé-sur-Braye (568 emplois) et Le Bourray (262 emplois) dans la Sarthe, créés au milieu du XIXsiècle, et l’usine de Greenfield (76 salariés), à Château-Thierry, dans l’Aisne, qui sont menacés de fermeture.

L’annonce n’est pas une surprise, a partir de l’échec, en décembre 2018, des négociations de reprise de deux entités (activités graphiques et papiers de création) d’Arjowiggins par un investisseur néerlandais, Fineska BV. Très détérioré, le contexte sectoriel a pesé sur les négociations ouvertes en juillet 2018.

« Une augmentation inédite et continue des coûts »

Sequana met en avant « une augmentation inédite et continue de ses coûts exogènes, en particulier de la pâte à papier, qui a atteint, ces derniers mois, son niveau historiquement le plus élevé », mais de même des prix de l’énergie, une composante importante du coût de revient de ses produits.

Sans manquer le contentieux qui l’oppose, depuis 2013, à British American Tobacco. Il a entraîné, selon Sequana, « une forte défiance de la part des partenaires du groupe », pesant négativement sur le besoin en fonds de roulement. Aux même temps, le secteur subit « une baisse structurelle des volumes en papiers d’impression et d’écriture ».

L’inculpation du gouvernement est indirecte, mais réelle. Bpifrance est en effet actionnaire de Sequana à hauteur de 15,4 % (et 17,2 % des droits de vote). Et il a déjà perdu de l’argent en venant en aide à Sequana. Or, le 3 janvier, l’association d’actionnaires minoritaires Asamis a annoncé le dépôt d’une plainte contre la banque publique auprès du Parquet national financier.

En cinq ans, une perte de 96 % de sa valeur

Elle le reproche de pratiquer « des taux d’intérêts ruineux » pour Sequana et met en cause le nantissement d’actifs du groupe en garanties des prêts de la banque. Asamis affirme que l’échec de la négociation avec Fineska BV entraîne « une forte hausse du taux d’intérêt de [Bpifrance] sur un prêt relais lié à cette cession », qui « passe à 14 % l’an sur 10 millions d’euros ».

Un Grand du secteur, avec 7 800 personnes dans 45 pays et un chiffre d’affaires de 2,8 milliards d’euros, le groupe est à la peine depuis dix ans dans un contexte de dématérialisation des échanges, l’obligeant à rechercher des projets toujours plus innovants.

Son PDG, Pascal Lebard, a été jusqu’à présent incapable de redresser solidement la barre, malgré plusieurs restructurations. Sequana avait nettoyé son bilan en 2017 et affiché un lourd dégât (115 millions d’euros) après la dépréciation de sa filiale Antalis et la cession d’activités déficitaires, notamment à l’étranger. En 2018, il a cédé ses papiers pour billets de banque. En cinq ans, il a perdu 96 % de sa valeur et pèse désormais moins de 14 millions en Bourse.

La crise des « gilets jaunes » fragilise-t-elle l’emploi

La ministre du travail, Muriel Pénicaud, quitte l'Elysée, le 10 décembre 2018, après une réunion avec le président de la République, les présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique social et environnemental ainsi que les responsables syndicaux.
La ministre du travail, Muriel Pénicaud, quitte l’Elysée, le 10 décembre 2018, après une réunion avec le président de la République, les présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique social et environnemental ainsi que les responsables syndicaux.

 La ministre du travail, Muriel Pénicaud, a déclaré dimanche 6 janvier avoir débloqué 32 millions d’euros pour garantir les salaires de quelque 58 000 personnes au chômage partiel du fait de la crise des « gilets jaunes » qui « fragilise l’emploi ».« Au 4 janvier, c’est 58 000 salariés qui sont touchés (…). J’ai débloqué l’argent nécessaire il y a quelques semaines. Aujourd’hui, on en est à 32 millions d’euros gagés », a-t-elle annoncé durant l’émission « BFM Politique ». « Dans 92 % des cas, ce sont des PME dans le commerce, la construction, l’artisanat, un peu dans l’industrie aussi », a-t-elle précisé. « Ce sont 4 millions d’heures de travail potentiellement perdues », a-t-elle chiffré. « C’est aussi un des effets de la violence. Cela fragilise l’emploi et nos petits commerces, cela m’inquiète beaucoup », a-t-elle ajouté.

Le chômage technique ou partiel, aussi appelé « activité partielle », permet d’abandonner ou de réduire temporairement l’activité des salariés tout en leur assurant un salaire financé par l’Etat ou l’Unedic. A propos de l’impact plus général sur l’économie, elle a estimé, sans citer de chiffres, que « l’effet indirect [était] monstrueux ». « On le voit sur les investissements étrangers, sur la confiance à investir… il y a déjà des effets négatifs », a-t-elle déclaré.

Moins 0,1 point de croissance

Lundi 10 décembre, Bruno Le Maire avait déclaré sur RTL que les troubles liés aux manifestations des « gilets jaunes » avaient fait perdre 0,1 point de croissance à la France sur le dernier trimestre de l’année 2018.

Une analyse quantitative à laquelle souscrit également la Banque de France, qui a annoncé, à la suite du ministre des finances, diviser par deux le taux de croissance du PIB français qu’elle envisage pour le quatrième trimestre, le faisant passer de 0,4 % à 0,2 %. « L’activité des services décélère sous l’effet du mouvement [des « gilets jaunes »]. Les transports, la restauration et la réparation automobile régressent », ainsi que l’hôtellerie, enregistre notamment la banque centrale française sur la base d’une enquête de conjoncture. Les autres services, et notamment les services aux entreprises, « restent dynamiques ».

Rien à voir avec Mai 68

Cette perte de croissance n’est très pas similaire avec les épisodes de Mai 68 ou de novembre-décembre 1995. Durant ces deux mouvements sociaux, l’économie française avait été confrontée à des « blocages de production », quand, maintenant, les blocages concernent davantage la distribution, soulignait Denis Ferrand, directeur général de l’institut privé Rexecode,

Ce dernier rappelle qu’en 1968 la croissance s’était effondrée de 5,3 % au deuxième trimestre, pour rebondir brutalement de 8 % au troisième. En 1995, c’est entre 0,2 et 0,3 point de PIB qui s’était évaporé en fin d’année. Pour Philippe Waechter, directeur de la recherche économique chez Ostrum Asset Management, la configuration actuelle ressemble plus aux événements de 2010, avec les mobilisations contre la réforme des retraites durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Ilham Kadri, l’ex-stagiaire marocaine nommée à la tête de Solvay

La nouvelle PDG de Solvay, Ilham Kadri, le 15 novembre 2018, à Paris.

La nouvelle PDG de Solvay, Ilham Kadri, le 15 novembre 2018, à Paris. VINCENT ISORE / IP3 / MAXPPP

Une jeune Marocaine frappe à la porte de l’immense usine Solvay de Tavaux (Jura) en 1989. Ilham Kadri vient chercher un stage. Elle a 20 ans. « Une fille discrète mais sympa, avec un très beau visage et une forme de solidité, d’assurance », décrit un ancien camarade. Elle est venue trois ans plus tôt de Casablanca, juste après le bac, pour faire une prépa scientifique à Besançon, et enchaîné avec une licence à Mulhouse. Durant son stage, elle est chargée d’analyser l’eau de la petite rivière dans laquelle l’usine envoie ses effluents. C’est là, dit l’histoire, que le virus de la chimie la saisit.

Trente ans plus tard, Ilham Kadri se prépare à revenir à Tavaux, mais dans un tout autre rôle. Oubliée la stagiaire un peu ignorée ; bienvenue à la « présidente du comité exécutif ». Officiellement entrée chez Solvay mardi 1er janvier, elle va prendre la tête du vénérable groupe chimique le 1er mars, après avoir effectué un tour des grands sites.

En octobre, quand sa nomination a été prononcée, certains salariés sont tombés à la renverse. Cela faisait des mois qu’ils attendaient le nom du successeur de Jean-Pierre Clamadieu, en partance pour Engie. « A la cafétéria, on pensait que ce serait un quinquagénaire, un des membres du comité exécutif comme le Français Pascal Juéry », raconte une cadre. Surprise : aux candidats internes, le comité des nominations préfère une inconnue de 49 ans, née au Maroc et dénichée aux Etats-Unis par le chasseur de têtes Egon Zehnder. « Sept ans après la fusion Solvay-Rhodia, cela évite de nommer un ancien d’une des deux maisons, c’est plus neutre », analyse un syndicaliste.

« Ce qui a fait la différence, c’est son style de management, sa capacité à transformer l’entreprise, sa personnalité », déclare l’Espagnole Amparo Moraleda, l’une des membres du comité des nominations de Solvay

Ilham Kadri est l’une des premières femmes nommées au sommet d’un grand groupe belge, après Dominique Leroy (Belgacom-Proximus). Et la première dirigeante d’origine africaine pour une société de grande taille en Europe. Une décision brave pour une maison aussi classique, toujours contrôlée, cent cinquante-cinq ans après sa création, par les descendants des frères Solvay : les Solvay, les Janssen, les Thibaut de Maisières, les Coppens d’Eeckenbrugge, etc.

Comment l’ancienne stagiaire marocaine a-t-elle été adoubée par cette aristocratie ? De quelle manière a-t-elle brisé le double plafond de verre qui bloque la plupart des femmes et des Maghrébins ? « Tous les candidats avaient les compétences techniques nécessaires, et le fait qu’elle soit une femme n’a pas joué, ajoute l’Espagnole Amparo Moraleda, l’une des membres du comité des nominations. Ce qui a fait la différence, c’est son style de management, sa capacité à transformer l’entreprise, sa personnalité. »

 

 Le plus grand obstacle à la réussite est l’autocensure

Thomas Pesquet, à bord de la Station spatiale internationale, quelque part au-dessus de la Terre, le 30 mai 2017. EUROPEAN SPACE AGENCY / AFP

 

Lycéens, étudiants, professeurs, parents, jeunes diplômés… Marseille, Nancy, Paris et Nantes pour de nouvelles éditions des événements O21 /S’orienter au21siècle. Des conférences et des rencontres inspirantes pour tracer son avenir et trouver sa voie. 

Thomas Pesquet ne rêvait pas, enfant, de décrocher la lune. Mais il ne s’est rien exclu, en accrochant les occasions lorsqu’elles se présentaient, multipliant les expériences. Un parcours hors norme qui, au final, a fait la différence, tout comme ses « soft skills », ses compétences en savoir-être.

Etes-vous surpris d’être devenu astronaute ?

Avec un peu de  recul, oui, je suis en effet surpris d’en être arrivé là. S’il avait fallu faire des paris, je crois que je n’aurais pas pointé sur moi. Ce n’était pas écrit sur mon berceau que j’allais devenir astronaute. Mes grands-parents étaient agriculteurs tous les deux, des deux côtés. Mes parents, institutrice et professeur. J’ai pris l’avion pour la première fois à 20 ans, après mes deux années de classes préparatoires, et aucun membre de ma famille n’avait le moindre lien avec le monde de l’aéronautique et du spatial.

De même, jusqu’à l’instant du décollage [du vaisseau spatial] et même juste avant d’arriver dans la Station spatiale internationale, j’étais déterminé qu’il allait se passer quelque chose. Peut-être était-ce un mécanisme de protection pour amortir un peu la pression, mais je me suis dit : « Ça va rater. C’est trop énorme ce qui est en train de m’arriver. » En fait non, ça n’a pas raté !

A quel métier rêviez-vous?

Comme nombreux de petits garçons et petites filles, être un grand sportif me faisait rêver. Pour moi, c’était le basket, je voulais être Michael Jordan ! Malheureusement, j’ai vite compris que ça allait être compliqué. Plus tard, vers 16 ans, j’ai rêvé de devenir pilote, j’avais des posters d’avions dans ma chambre. Astronaute, je trouvais cela sympathique mais tellement lointain, un peu comme champion du monde de foot. Je n’avais aucune connexion avec ce monde-là.

Pourquoi attester aujourd’hui pour aider les 16-25 ans à trouver leur chemain ?

Je me rappelle à mes 16 ans face à une personne qui me demande ce que je veux faire dans la vie, et moi, je ne sais pas. Cela dépend de tant de choses. A cet époque, on n’a pas les armes pour savoir ce qui nous plaît à 100 %. C’est un instant très difficile, qui génère énormément de stress. On a l’impression qu’on doit déterminer toute sa vie.

Or ce n’est pas le cas. Je veux donc leur dire : « Déstressez un peu ! » Ce n’est pas une décision que vous allez prendre aujourd’hui qui va être pour toute la vie. Avec le temps, vous allez vous rendre compte que la vie n’est pas une ligne droite et qu’une multitude de bifurcations est possible. Vous pouvez être heureux dans différents métiers. Il s’agit d’essayer les choses et, si cela ne marche pas, il sera toujours temps de changer.

Vous avez multiplié les expériences pour vous trouver : ingénieur aéronautique chez Thales, après au Centre national d’études spatiales, pilote de ligne, puis instructeur chez Air France. C’est ce que vous conseillez ?

Mon conseil pour les jeunes d’essayer beaucoup de choses différentes, en effet. Il faut tout tenter et, surtout, oser. Le plus grand mécanisme d’obstacle à la réussite est l’autocensure.

Je l’ai vu lors d’un concours chez Air France pour devenir pilote. Ce concours gratuit donne accès à une formation entièrement payée par la compagnie. Les candidats le réussissant sont logés et nourris, une occasion formidable ! Le jour du concours, alors que je pensais que nous serions 50 000, nous sommes à peine 1 000. Evidemment, tout le monde n’a pas envie de devenir pilote, mais je me suis tout de même demandé : n’y a-t-il pas plus de 1 000 personnes en France qui désirent suivre une formation gratuite pour devenir pilote ? Evidemment que si.

On peut imaginer que certains n’ont pas eu l’information, d’autres ont pu se dire : « Je n’y connais rien », « Ce n’est pas pour moi », etc. Cette autocensure est, selon moi, le pire qui puisse arriver dans la vie. Il ne faut pas hésiter à s’inscrire, même à des choses qui ont l’air compliquées. C’est trop dur ? Si on rate, ce n’est pas si grave. Qui sait ce qui peut arriver ? Cela va peut-être provoquer quelque chose d’autre.

Pour avoir accès à ces occasions, vous avez bien travaillé à l’école. « C’était le deal » avec vos parents, dites-vous. C’est un message important à transmettre…?

Bien bosser à l’école, c’est une clé. Ce n’est pas la seule, bien sûr, mais c’est un vrai tremplin, un accélérateur social, j’en suis l’exemple premier. Je ne suis pas là pour faire la publicité de l’éducation nationale, mais j’ai eu toutes ces ouvertures grâce au système éducatif.

On ne travaille pas pour faire plaisir à ses professeurs ou à ses parents. On travaille pour se donner plus de chances. Les études peuvent nous lancer sur des trajectoires qui permettent d’accéder à beaucoup mieux. Si j’ai pu passer mon brevet de pilote privé, c’est parce que j’étais dans une école d’ingénieurs en aéronautique. Si j’ai pu voyager, c’est parce qu’il y avait des échanges mis en place avec l’étranger. Ce ne sont pas des choses que j’aurais pu faire tout seul dans mon coin ou que mes parents auraient pu me payer.

Dans ce monde qui bouge vite, on conseille aux jeunes de développer leurs « soft skills », ces capacités dites « non scolaires », appelées « bas du CV ». Qu’en pensez-vous ?

Oui certainement, c’est ce « bas du CV » qui m’a permis de devenir astronaute. Sans ce que j’ai fait après l’école, je n’aurais eu aucune chance lors de la sélection. Presque tous les jours, c’était entraînement de judo, de basket, cours de saxophone, ensemble musical, etc. Natation le vendredi, match le samedi. J’ai appris beaucoup de choses importantes après 17 heures. Ce sont d’ailleurs mes parents qui m’ont permis cela, en parcourant des milliers de kilomètres en voiture pour m’emmener partout.

Le bas du CV, ce ne sont pas des cases à remplir pour avoir un travail. Ce sont des activités que l’on aime : du sport, de la musique, un engagement dans une association, des châteaux de cartes… En les pratiquant, on n’acquiert pas de connaissances strictement académiques mais tout un tas d’autres savoirs très importants.

En quoi est-ce utile pour la suite ?

Les sports collectifs, à titre exemple, apprennent tout à la fois la compétition et l’esprit d’équipe. Que fait-on si on est le plus nul de l’équipe ? Ou si, au contraire, on est le meilleur et on trouve que tous les autres ne sont pas assez bons ? Tous ces questionnements, un jeune va y être confronté dans sa vie active. Le sport individuel, lui, apprend le dépassement et la persévérance. Même à l’époque d’Internet, il ne suffit pas de passer trois heures sur YouTube pour maîtriser le saxophone. Il faut surtout  pratiquer quatre ans, à raison de trois quarts d’heure par jour.

Un jeune est une « éponge » qui absorbe, sans s’apercevoir, à une vitesse phénoménale. Cela ne dure pas toute la vie, il faut donc en profiter et s’exposer à toutes ces expériences pour en retenir le plus possible. Les classements à l’école se font sur les notes, et non sur les capacités humaines, le leadership ou l’esprit d’équipe. C’est compréhensible. Mais, dans la vie active, les critères changent. Les capacités humaines peuvent parfois même prendre le pas sur les capacités purement intellectuelles ou académiques.

Sur 8 413 candidats, seuls 6 astronautes ont été choisis en 2008 par l’Agence spatiale européenne. Savez-vous pourquoi vous avez été pris ?

Je n’ai pas eu de débriefing précis, mais j’ai ma petite idée. On n’a pas besoin de cow-boy ou de héros pour la conquête spatiale, mais de gens qui savent travailler en équipe. Pour rester six mois dans la Station spatiale internationale à gérer la promiscuité, les nombreuses tâches à réaliser et l’éloignement de chez soi, il faut être un joueur d’équipe. Il faut savoir s’entendre, communiquer, être aussi patient et calme.

Ces qualités priment dans ma spécialité, mais elles sont importantes dans tous les métiers. Ce n’est pas important d’être le plus intelligent tout le temps. Je ne l’ai jamais été, sauf peut-être en maternelle, et encore ! En revanche, cela ne me pose aucun problème de travailler avec les autres.

Aviez-vous un plan B ? Comment, en cas d’échec, apprendre à rebondir ?

Si je n’avais pas été pris comme astronaute, je serais revenu chez Air France. J’étais pilote instructeur et cela me plaisait. Je n’en avais clairement pas exploré toutes les possibilités et j’avais des projets pour ma vie personnelle.

J’ai appris qu’il ne faut surtout pas être obnubilé par une seule chose. Si j’ai un message à transmettre, c’est celui-là. Dans toutes les sélections auxquelles j’ai participé, il y avait des personnes qui étaient, mangeaient, dormaient astronautes. Ils savaient tout par cœur, ils avaient tout lu, tout écrit, tout regardé. Ils avaient orienté leur vie entière vers cet objectif. Bizarrement, ces personnes-là n’ont jamais été prises.

Face à ce type d’attitude, sans vraiment de prise de recul, on peut légitimement se demander : que signifie n’avoir qu’une chose qui nous plaît dans la vie ? Il faut avoir des plans B. C’est une illusion de se dire « je ne peux être que pilote ou pompier, sinon ma vie ne vaut rien ». Ce n’est pas vrai, c’est une construction de l’esprit. Plus généralement, il n’y a pas que la vie professionnelle, dans la vie. Il est nécessaire d’avoir d’autres intérêts qui s’équilibrent.

L’historien Yuval Noah Harari souligne, dans « 21 leçons pour le XXIe siècle » (Albin Michel, 384 p., 23 €), l’importance de transmettre aux jeunes des compétences telles que « la capacité d’affronter le changement et de préserver notre équilibre mental dans des situations peu familières »…

L’équilibre mental est une clé, tout comme la capacité à s’adapter. Il s’agit de pouvoir rester soi-même en toutes circonstances. Dans ce monde où les changements technologiques sont rapides, la génération qui vient va devoir changer de métier souvent. Il faut s’y être préparé et, être constitué des racines, un socle. Une base sur laquelle on peut se construire.

Vous avez fait face à une compétition impressionnante. Quels conseils donneriez-vous à tous les jeunes qui vont entrer dans l’univers compétitif du monde du travail ?

Nul ne peut nier que le monde du travail est compétitif et que c’est difficile. Mais regardez la course à pied : c’est compétitif parce qu’on est classé, mais c’est aussi très convivial. Les gens s’entraident parce que, au final, on court contre soi-même.

La vraie compétition, dans la vie active, est avec soi-même : qu’est-ce qu’on peut faire de mieux ? Difficile à dire, car nous ne sommes pas des très bon juge de nous-même. Il ne s’agit pas d’avoir le boulot le plus lucratif, s’il nous rend malheureux. Où est-ce que l’on sera le plus heureux ? C’est cela qu’il faut maximiser. Le reste se mettra en place tout seul.

Vous avez été un astronaute connecté. Avez-vous un conseil pour la jeune génération, très portée sur les réseaux sociaux ?

Ce n’est pas simple de résister aux sollicitations constantes quand le téléphone est dans votre poche et que cela permet de s’évader à un réel pas toujours marrant. Mais la vie, ce n’est pas Instagram. Dans la Silicon Valley, ceux qui créent ces programmes font en sorte que leurs enfants passent le moins de temps possible sur les écrans. Je n’ai pas de leçons à donner, mais s’il y avait eu des smartphones quand j’avais 18 ou 20 ans, je ne sais pas si j’aurais eu le même parcours. Car il m’a demandé beaucoup de travail et un peu d’abnégation.

Compensations prud’homales : le plafonnement une autre fois jugé contraire au droit international

Conseil de prud’hommes de Toulouse.
Conseil de prud’hommes de Toulouse. ERIC CABANIS/AFP
Des juges sont-ils entrés en désobéissance contre les ordonnances de septembre 2017 sur le code du travail ? Pour une autre fois en quelques jours, un tribunal a évalué contraire aux engagements internationaux de la France une des mesures symboliques de cette réforme : le seuil des indemnités convenues par la justice à un salarié victime d’un « licenciement sans cause réelle et sérieuse ». C’est le conseil de prud’hommes d’Amiens qui a rendu cette décision, le 19 décembre 2018, comme le mentionne le site d’informations Actuel RH. Le jugement, ressemble à celui rendu six jours auparavant par les conseillers prud’homaux de Troyes. Il a pour effet d’écarter une disposition à laquelle Emmanuel Macron est très attaché puisqu’elle figurait dans son programme de campagne.

L’affaire tranchée à Amiens concerne Fidèle T., employé dans un commerce d’alimentation générale. Celui-ci avait saisi les prud’hommes en février 2018 après avoir su que son chef voulait le licencier pour faute grave. Les juges ont considéré que la rupture du contrat de travail était abusive et qu’il fallait dès lors dédommager le salarié pour le préjudice subi. Or, ont-ils rappelé dans leur décision, la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) indique qu’une juridiction nationale, en cas de congédiement injustifié, doit pouvoir ordonner l’octroi d’une « indemnité adéquate » ou toute autre forme de réparation « appropriée ».

Dans le cas de Fidèle T., l’échelle prévoit « une indemnité à hauteur d’un demi-mois de salaire », selon le conseil de prud’hommes d’Amiens. Cette somme ne peut être vue « comme étant appropriée et réparatrice ». A l’appui de leur preuve, les juges soulignent que « dans le cadre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, le salarié subit irrémédiablement un dommage (…), d’ordre psychique mais également (…) financier » puisque ses revenus baissent de façon consistante, une fois qu’il est privé d’emploi.

Donc, pour les conseillers prud’homaux d’Amiens : les textes issus de la réforme de 2017 « sont contraires à la convention 158 de l’OIT » et l’entreprise est appelé à verser à un dédommagement de 2 000 euros, soit un montant dont les juges sous-entendent qu’il est supérieur à ce qui est fixé dans les ordonnances.

Précision sérieuse : le jugement du 19 décembre 2018 a été rendu par une formation dans laquelle siégeaient deux conseillers salariés et deux conseillers employeurs, ce qui veut dire que l’un de ces derniers, au moins, adhérait à l’analyse juridique développée dans la décision.

« Résistance des juges »

« Avec deux jugements successifs qui utilisent la même argumentation, on commence à pouvoir parler de résistance des juges, commente Pascal Lokiec, professeur à l’école de droit de La Sorbonne. Cette résistance est d’autant plus sérieuse et, pour moi, fondée que le raisonnement qui conduit à écarter le barème est très solide, peut-être même imparable, à savoir l’impossibilité qu’ont désormais les juges prud’homaux de réparer de manière adéquate le préjudice d’un salarié injustement licencié. » Aux yeux de Pascal Lokiec, des conseillers prud’homaux ont aujourd’hui le sentiment que les plafonds d’indemnisation, inscrits dans la loi, représentent « un obstacle à l’exercice de leur fonction de juger, dont on peut rappeler le caractère fondamental dans tout Etat de droit ». Ils sont en quelque sorte « bloqués, bridés dans ce qui constitue l’un de leur rôle essentiel : la réparation du préjudice ».

Vu la sensibilité du sujet, les affaires d’Amiens et de Troyes ne vont absolument pas en rester là. Les cours d’appel puis la chambre sociale de la Cour de cassation auront à se prononcer. Cette perspective est d’autant plus probable, s’agissant du dossier de Fidèle T., que la décision semble présenter au moins une déficience : selon un spécialiste du code du travail, la législation n’instaure pas « de plafond égal à un demi-mois de salaire », contrairement à ce qu’écrivent les conseillers prud’homaux d’Amiens.

De même, la jurisprudence, à ce stade, n’est pas univoque. Dans un autre litige entre un salarié et son employeur, le conseil de prud’hommes du Mans avait été amené à se pencher sur la conformité du barème aux conventions internationales. Sa réponse, en septembre 2018, avait été exactement à l’opposé de celles des prud’hommes de Troyes et d’Amiens : pour lui, les normes élaborées en 2017 par le législateur respectent la convention de l’OIT.

Le ministère du travail avait fait valoir, à la mi-décembre 2018, que les arguments étendus dans la décision prud’homale de Troyes avaient déjà été soupesés lors d’une requête en référé devant le Conseil d’Etat et que ce dernier les avait balayés, fin 2017. Le ministère avait ajouté que le jugement rendu à Troyes soulevait « la question de la formation juridique des conseillers prud’homaux ». « Propos insultants », ont réagi le président et le vice-président du conseil de prud’hommes de Troyes, dans un communiqué. Patrice Huart (du collège salarié) et Alain Colbois (pour la partie patronale) ont écrit aux services de Muriel Pénicaud et au ministère de la justice « pour rappeler à l’ordre, voire à la loi, les responsables de ces dérives ». « Nous n’avons pas eu de réponse pour le moment », confie M. Huart. De son côté, le Syndicat des avocats de France (SAF) est résolu à poursuivre le combat contre le barème des ordonnances Macron, à l’occasion d’autres contentieux portés devant des juridictions. Pour lui, la situation du Conseil d’Etat est contestable et ne clôt pas du tout les débats. La guérilla judiciaire ne fait donc que débuter.

« Les grandes écoles ne sont pas un système scolaire, mais un système social »

Issu d’un milieu ouvrier, le sociologue et philosophe, Didier Eribon, critique l’idéologie du mérite qui encadre notre système scolaire et universitaire. Il est aussi l’auteur de nombreux livres.

Pour le sociologue et philosophe, les jeunes qui arrivent à changer de milieu social grâce à leurs études – les « transfuges de classe » – illustrent les défauts d’un système scolaire où l’idéologie méritocratique n’est qu’un « masque », qui profite avant tout aux catégories les plus aisées.

Didier Eribon est l’auteur notamment de Retour à Reims (Fayard, 2009), La Société comme verdict (Fayard, 2013), et Principes d’une pensée critique (Fayard, 2016). Dix ans après sa sortie, son best-seller Retour à Reims prend vie dans l’actualité culturelle, dans une adaptation de Thomas Ostermeier. La pièce sera présentée du 11 janvier au 16 février 2019 au Théâtre de la Ville, à Paris.

Dans « Retour à Reims », vous exposez vos difficultés d’enfant issu d’un milieu modeste qui fait des études supérieures et se retrouve face à la violence d’un nouveau monde. Vous attendiez-vous à ce que tant de personnes se voient dans votre parcours de premier accédant à l’université ?

Non, car ce sont exactement des questions dont on ne veut pas le plus souvent de parler. Le thème de la honte sociale est au cœur de Retour à Reims. Dix ans après sa publication, je reçois encore de nombreuses lettres et témoignages. Je suis très content que mon livre ait provoqué cette sorte de coming out social généralisé. D’ailleurs, quand Thomas Ostermeier m’a demandé si j’étais d’accord pour qu’il adapte mon livre au théâtre, il s’est confié à moi : « Ma mère était vendeuse, et je n’osais pas l’inviter à mes premières. Ton livre m’a permis de comprendre ces mécanismes de honte : avoir honte de son passé familial et de sa famille et avoir honte d’avoir honte… »

Quel rapport les parents non-diplômés maintiennent-ils avec leurs enfants qui accèdent aux études supérieures ?

C’est un point décisif. Je crois que pour comprendre les problèmes entre les parents et les enfants, l’idée de concept d’Œdipe devrait être changée par l’analyse du rapport au système scolaire. Bien des conflits qui existent entre une génération et une autre sont liés à une fréquentation plus ou moins longue de l’école. Elle compromet un rapport au langage, à la culture, à la politique et aux autres tout à fait différents.

Mes parents sont sortis à 13 ans et demi et 14 ans du système scolaire, mon père pour travailler dans une usine, ma mère pour être plus tard femme de ménage. Il est certain que leur rapport au monde était très distinct du mien. Thomas Bernhard a raison d’affirmer que le système scolaire constitue « les entrailles » de la société. Il distribue et trie les individus en permanence, et pour toujours : votre vie est marquée à jamais par le type et la durée des études que vous avez faites.

Le choix des études, un challenge quand on veut « sauter une classe sociale »

Les jeunes qui sont les aînés dans leur famille à se rendre aux études rencontrent de grandes difficultés pour s’orienter dans l’univers des études. Professeurs et conseillers d’orientation jouent alors un rôle-clé.

Seulement 20 % des familles où personne n’a fait d’études supérieures parlent régulièrement de l’orientation à la maison, selon une recherche menée dans sept lycées franciliens par la sociologue Agnès van Zanten, directrice de recherche à l’Observatoire sociologique du changement (CNRS, Sciences Po).

Chez les parents dont au moins un parent a accédé aux études, 73 % des enfants réussissent un diplôme du supérieur

Comment, dans cette situation, s’orienter, choisir les « bonnes » filières, opter pour les « bonnes » stratégies sur la plate-forme Parcoursup ? Face à cette grande complexité, et même avec le flot d’informations disponibles en ligne, les lycéens issus de familles socialement défavorisées sont les plus démunis. En France, les adultes dont les parents n’ont aucun diplôme ne sont que 17 % à en posséder un, selon les chiffres de l’OCDE. Lorsqu’au moins un des parents est diplômé d’un bac, d’un CAP ou d’un BEP, leurs enfants ont aussi des chances limitées de faire des études : seuls 37 % d’entre eux décrochent un diplôme du supérieur. Par contre, si au moins un parent a fait des études, l’enfant aura plus de facilité à se projeter dans cet univers : 73 % obtiennent un diplôme du supérieur.

Absence de modèle

Si la condition familiale est l’un des principaux freins à la poursuite d’études, c’est notamment le cas pour les lycéens ruraux, étudiés par Benoit Coquard, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). « Ces jeunes pâtissent d’une absence de modèle : si les étudiants qui réussissent ne reviennent pas “au pays”, personne ne bénéficie de leur exemple. S’ils reviennent après avoir échoué, cela entretient le découragement. »