Une sociologue parmi les marins
Si la majorité des vacanciers ont déserté les plages depuis quelques semaines, l’espace maritime reste parsemé de grands porte-conteneurs, pétroliers et autres navires de commerce. Ceux-ci sont au cœur des flux marchands sur lesquels repose la mondialisation des échanges. Le sentiment d’une dématérialisation croissante de l’économie ne doit pas faire oublier le travail maritime bien concret qui permet d’acheminer 90 % des marchandises produites et utilisés dans le monde. Ce travail se devine depuis le rivage, soit lors de crises spectaculaires – accidents, marées noires –, soit, plus prosaïquement, dans les villes portuaires.
C’est pour étudier en actes ce travail méconnu que la sociologue Claire Flécher s’est embarquée sur des navires de commerce transportant des produits soumis à spéculation (blé, pétrole, minerais). Dans ce cadre, la cargaison peut changer de client et de destination en cours de route. La vie à bord s’organise ainsi intégralement autour de l’entretien du flux : la chasse est faite au temps perdu, tant en mer qu’à terre, car ici plus encore que dans d’autres secteurs de l’économie, le temps, c’est de l’argent. En sus d’une analyse fine des effets de ce primat du flux sur les gestes du travail et les enjeux de sécurité, la sociologue s’est attachée à montrer comment ce travail internationalisé reste enserré dans des cadres nationaux.
Des relations structurées par les nationalités
Dans son article paru dans Critique internationale (n° 81, 2018), Claire Flécher déclare le paradoxe entre, d’un côté, des collectifs de travail et des donneurs d’ordre multinationaux, des bateaux parcourant le monde, des prescriptions pour l’essentiel internationales ; et, de l’autre, des relations à bord structurées par la nationalité des uns et des autres. Sur ces navires appartenant à des armateurs français, son statut de femme, diplômée d’université, française, blanche, la séparait de bien des manières de la majorité des officiers inférieurs est-européens et des marins – travailleurs manuels malgaches, philippins ou indiens. Bien que socialement plus proche des officiers supérieurs, tous français, la sociologue a pu saisir les principes de la division du travail à bord en alternant les rôles de main-d’œuvre d’appoint, de stagiaire ou de simple observatrice.
Salaire, pérennité de l’emploi, durée d’embarquement : tous les éléments du contrat de travail dépendent directement de la nationalité de son titulaire, quelle que soit celle de l’armateur ou du pavillon. Les officiers, tous européens, sont ainsi employés directement par les armateurs, alors que les marins sont embauchés par le biais des agences de recrutement, selon des contrats ajustés au coût de la vie dans le pays d’origine, et sous condition d’une disponibilité permanente. La composition nationale de l’équipage influe ainsi étroitement sur son coût pour l’armateur, et sur la stabilité du collectif de travail. Les marins, issus de pays à plus faible niveau de vie, embarqués pour des durées beaucoup plus longues et sans droit aux congés, voient ainsi défiler plusieurs équipes d’officiers.