Marc Benioff, le saint patron de la Silicon Valley
Où qu’il se trouve, il domine tout le monde d’une tête. Dans la cour de récréation de la Presidio Middle School, l’un des douze collèges publics de San Francisco, Marc Benioff, 1,95 m, s’éponge le front. Il fait exceptionnellement chaud en cette matinée de septembre à « Fog City » (la « ville du brouillard », l’un des surnoms de San Francisco) et des centaines de personnes se pressent sous une tente : enseignants, élus de la municipalité, employés de Salesforce, la compagnie que Marc Benioff a fondée en 1999, sans parler des dizaines d’écoliers assis au pied du podium.
« Mon boulot au quotidien, c’est de diriger l’entreprise. Mais c’est aussi de placer la philanthropie dans l’architecture même de l’entreprise. » Marc Benioff
« Je remercie celui qui a pensé à monter un auvent », plaisante l’homme d’affaires. Le PDG du géant mondial du logiciel de gestion client est venu annoncer un nouveau don de 17,2 millions de dollars aux écoles de San Francisco et d’Oakland. En sept ans, Salesforce a offert près de 100 millions de dollars aux « middle schools » de la baie. Difficile de ne pas penser aux 100 millions offerts, en 2010, par Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, aux écoles de Newark, dans le New Jersey. Ici, une partie de l’argent est attribuée directement aux directeurs d’établissement. « Il y a cinq ans, 700 élèves étudiaient l’informatique. Aujourd’hui, ils sont 25 000 », se félicite le superintendant des écoles, Vincent Matthews.
Le 15 octobre, Marc Benioff a publié un livre, Trailblazer (« pionnier »). Sous-titre : le pouvoir de l’entreprise comme « plateforme pour le changement ». À un moment de crise des valeurs dans la Silicon Valley, le PDG appelle ses pairs à placer le bien-être de leurs compatriotes (et le sauvetage de la planète) avant leurs profits. « Le capitalisme tel que nous le connaissons est mort, professe-t-il. Les patrons ne peuvent plus se préoccuper seulement de leurs actionnaires [shareholders]. Ils doivent se soucier des stakeholders [parties prenantes], tous ceux qui participent à la société » – salariés, clients, voisins, enfants…
Un côté boy-scout
Ancien républicain, partisan de Hillary Clinton en 2016, Benioff est devenu le chef de file des PDG militants de la Vallée. « Mon boulot au quotidien, c’est de diriger l’entreprise, nous explique-t-il à l’ombre de la cour de récréation. Mais c’est aussi de placer la philanthropie dans l’architecture même de l’entreprise. »
À Salesforce, il a imposé le modèle dit « One-One-One », qui a été copié par Google et d’autres dans la Silicon Valley : 1 % des capitaux, 1 % des profits et 1 % du temps de travail doivent être redistribués à des organisations caritatives. Depuis, quelque 45 000 ONG ont profité de l’accès gratuit aux logiciels Salesforce. À Paris, Benioff contribue au Refettorio, le restaurant solidaire installé dans la crypte de la Madeleine à l’initiative du chef italien Massimo Bottura.
Si Zuckerberg est un robot, Benioff, 55 ans, a, lui, un côté boy-scout. Affable, sapé plutôt rétro par rapport aux jeunes techies. « Papa Ours », comme l’a surnommé le PDG de Yelp, Jeremy Stoppelman. À San Francisco, Benioff fait figure de saint patron. Son nom est gravé au fronton de l’hôpital UCSF pour enfants, qu’il a doté d’une flottille de petits robots distributeurs de plateaux-repas et de médicaments.
Sa compagnie, valorisée 130 milliards de dollars, est le premier employeur de la ville (7 500 salariés, et 35 000 dans le monde). Sa toute nouvelle tour Salesforce, inaugurée en 2018, domine le paysage. À 326 mètres de haut, soit deux mètres de plus que la tour Eiffel, la vue est imprenable, mais pas réservée au PDG pour autant. « Le dernier étage est ouvert à tous. Les employés peuvent y amener leurs amis », explique Parker Harris, cofondateur de Salesforce, dans le français conservé de son année de terminale dans un lycée parisien. Les ONG y ont accès pour organiser leurs soirées de collecte de fonds. « On essaie de ne pas s’isoler de notre environnement », ajoute le bras droit du PDG.
Marc Benioff est un pur produit de San Francisco. Du côté de son père, les Benioff ont leurs racines à Kiev, en Ukraine, d’où son grand-père est arrivé quand il était enfant. Son père avait lancé une chaîne de magasins de vêtements féminins et emmenait le jeune Marc tous les dimanches dans sa tournée de livraisons. Du côté maternel, son grand-père était plus flamboyant. Avocat spécialisé dans la poursuite en dommages et intérêts, il distribuait des billets aux plus pauvres pendant ses promenades en ville. Surtout, il a laissé à San Francisco un mode de transport collectif, le BART, une sorte de RER qui traverse la baie.
Marc a été un enfant prodige à une époque où le mot « nerd » ne faisait pas partie du langage courant. À 12 ans, ses parents l’ont laissé s’installer dans le sous-sol au plus près de son premier ordinateur, un TRS-80, vite troqué contre un Atari 800. À 15 ans, il a fondé sa première compagnie, Liberty Software. Puis il a été le stagiaire de Steve Jobs chez Apple, avant d’être employé chez Oracle pendant treize ans. À 26 ans, il était déjà vice-président et multimillionnaire. À l’aube de l’an 2000, le golden-boy a eu une crise existentielle. Il a pris un congé sabbatique et est parti en Inde. Il en est revenu avec le sens de sa mission : « faire quelque chose pour les autres ».
Critique de la tech
En nageant avec les dauphins à Hawaï (archipel qu’il adore), Benioff a eu l’intuition du logiciel sur le « nuage ». Les clients pourraient accéder au service par abonnement plutôt que de devoir acheter et télécharger chaque version sur leur ordinateur. Vingt ans plus tard, Benioff est à la tête de l’une des plus grandes fortunes de la Vallée (6 milliards de dollars). Mais il est devenu très critique vis-à-vis de ses pairs de la tech.
Avant même le scandale Cambridge Analytica, il a fermé son compte Facebook, auquel il reproche de cultiver l’addiction à la plateforme. « La nouvelle cigarette », a-t-il lâché, ce qui lui a valu un coup de fil glacial de Sheryl Sandberg, l’adjointe de Mark Zuckerberg. Après une fronde des employés de Salesforce, mécontents que leur entreprise travaille avec le service fédéral de l’immigration, il a nommé une responsable de l’éthique. Et il vient de mettre fin aux contrats avec les fabricants d’armes à feu.
En septembre 2018, il a racheté le magazine Time (190 millions de dollars), à titre personnel, pour soutenir la « presse de qualité ». En novembre, il a financé un référendum imposant une taxe aux grandes entreprises de San Francisco destinée à payer des logements pour les sans-abri de la ville. Ses pairs ne l’ont pas tous bien pris, notamment Jack Dorsey, le PDG de Twitter. La maire de San Francisco, London Breed, qui avait son propre plan, a elle aussi pris parti contre l’initiative.
Benioff a montré où réside le pouvoir dans la capitale des technologies : le référendum a été adopté à 62 % des voix. Un an plus tard, le PDG regrette que la taxe soit toujours bloquée par une action en justice des grands patrons de San Francisco. « Alors que nous avons eu les réductions d’impôt de Trump… C’est ridicule ! » Malgré sa stature, Benioff n’est peut-être pas de taille à sauver la tech d’elle-même.