Luce Carevic, experte en accessibilité numérique : « En entreprise, les personnes handicapées ont peur d’être stigmatisées »

Luce Carevic, experte en accessibilité numérique : « En entreprise, les personnes handicapées ont peur d’être stigmatisées »

Prévoir des postes adaptés, organiser le temps de travail, former les collaborateurs… autant de mesures que les entreprises peuvent mettre en place pour accueillir des salariés en situation de handicap. Mais aujourd’hui, avec le développement et la généralisation des outils numériques, il est possible d’aller plus loin pour permettre plus d’inclusion.

En France, une personne sur six est en situation de handicap. Il y a le handicap de naissance, mais aussi celui qui survient au cours de la vie après un accident, une maladie ou le temps qui passe. Cela représente 85 % des cas de handicaps. Pour une entreprise, adapter ses outils permet donc de toucher à la fois des salariés dans l’emploi et de futurs salariés.

Mais comment adapter son entreprise ? Quels outils numériques mettre concrètement en place ? Comment infuser une véritable culture d’un numérique inclusif ? Et comment toutes ces démarches peuvent devenir une opportunité pour les entreprises ?

Retrouvez l’entretien réalisé avec Luce Carevic, directrice de production et experte en accessibilité numérique chez Access42, pour le podcast du Monde « Rebond, vivre avec le handicap » (saison 3), réalisé en partenariat avec l’Agefiph, à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes en situation de handicap (SEEPH).

Retrouvez l’intégralité des saisons du podcast « Rebond, vivre avec le handicap »

Access42 est un cabinet de conseil qui accompagne depuis 2014 les entreprises et les administrations publiques dans la mise en place et le suivi de leur politique d’accessibilité numérique. Lors de vos audits, quels constats faites-vous ?

En règle générale, les sites, les applications, les logiciels en entreprise (mais pas qu’en entreprise d’ailleurs) ont un niveau d’accessibilité déplorable. Il n’y a pas de données très fiables sur le sujet mais certaines enquêtes montrent qu’il y a moins de 10 % d’outils accessibles aux personnes en situation de handicap. Certains observatoires évoquent même 1 % ! Les entreprises s’intéressent au sujet lorsque certains de leurs salariés ne peuvent plus utiliser leurs outils, après une maladie par exemple. C’est le cas avec la déficience visuelle. Elles veulent donc voir comment les améliorer.

Quels principaux points de blocage constatez-vous ?

Ils sont de différents types. D’abord, les outils numériques ne sont pas pensés et codés pour être compatibles avec les aides techniques qu’utilisent les personnes handicapées, comme les lecteurs d’écran pour les personnes déficientes visuelles ou aveugles. Sauf que si l’outil de l’entreprise n’est pas codé correctement, l’outil numérique de la personne handicapée ne va pas du tout pouvoir fonctionner. Pour des actions basiques – comme commander quelque chose sur Internet ou poser des congés – ce sera complètement impossible. Sur de nombreux sites, il faut aussi interagir avec la souris, ou éventuellement avec un trackpad. Si vous utilisez d’autres outils qui simulent une navigation au clavier, cela ne fonctionnera pas du tout. Normalement, les équipes techniques, les développeurs et les développeuses sont censés connaître ces paramètres. Mais comme ce n’est pas toujours le cas, la plupart des outils numériques ne sont pas codés correctement. Pourtant, on ne parle pas de technologies très avancées ou d’un savoir-faire hors de portée.

Pourquoi est-on autant en retard ?

Il y a un manque de volonté, mais aussi de connaissances. Notamment car l’obligation légale n’a longtemps concerné que le secteur public. Finalement, la plupart des gens sont de bonne foi, font confiance aux équipes techniques ou aux prestataires. Ils se font livrer des sites web ou des applicatifs sans se poser la question de l’accessibilité et personne en interne n’est capable de le vérifier, ou n’ose le faire. En effet, les personnes en situation de handicap ne veulent pas forcément signaler qu’il y a des problèmes pour ne pas être stigmatisées ou perdre leur emploi.

Depuis 2019, les entreprises privées ayant plus de 250 millions de chiffre d’affaires et les entreprises publiques doivent garantir l’accès à l’information et aux services numériques pour les personnes présentant un handicap auditif, cognitif, visuel et physique. Ce n’est pas suffisant ?

Ces obligations sont pour le moment assez restreintes. A partir de 2025, elles vont être élargies à certains secteurs, notamment à la téléphonie, au livre numérique, au secteur bancaire, aux transports. J’en oublie certainement mais ça reste encore assez limité. Sauf que comment peut-on obliger d’un côté les entreprises à employer des personnes handicapées et de l’autre ne pas rendre obligatoire l’accessibilité numérique ? Si les outils ne sont pas accessibles, une grande partie des personnes en situation de handicap ne peuvent pas travailler. Il y a d’ailleurs eu une prise de conscience lors du confinement, quand tout le monde était en télétravail forcé. La plupart des outils de visio n’étaient pas accessibles et il était donc difficile de communiquer avec des collègues en situation de handicap.

Pourtant, sans adaptation, sans inclusion par le numérique, il peut y avoir des conséquences importantes pour les salariés…

On constate déjà une baisse de la productivité. Pour la même action, sans outil adapté, elle sera faite beaucoup plus lentement. A terme, cela peut entraîner une perte d’emploi ou l’impossibilité d’évoluer. Il nous est arrivé d’intervenir dans des entreprises où des salariés avaient les compétences pour changer de poste mais ne pouvaient pas parce que l’outil numérique qu’ils devaient utiliser n’était pas du tout accessible.

Comment les entreprises peuvent-elles s’adapter ?

Lorsqu’elles ont la main sur leurs outils, nous leur faisons des recommandations techniques pour les faire évoluer, les redévelopper ou en changer. Mais, un peu comme dans le bâti, lorsque quelque chose n’est pas conçu comme étant accessible dès le départ, il est compliqué de rajouter de l’accessibilité a posteriori. Aussi, lorsqu’un outil pourrait être accessible, il contrevient parfois à d’autres paramètres de l’entreprise comme ceux liés à la sécurité, aux règles RGPD, à la violation des données… Il est donc très compliqué de trouver l’outil qui répondra à toutes les réglementations et qui sera en plus accessible.

Au-delà des outils numériques, il est déjà possible de mettre en place des bonnes pratiques au sein de l’entreprise. Avez-vous des exemples ?

Il y a des exemples assez basiques. Commençons par l’e-mail. Si vous envoyez une image à une personne aveugle, son outil de lecture ne sera pas capable de voir ce qu’il y a dans l’image. De même pour les e-mails qui contiennent de la couleur et qu’une personne daltonienne ne verra pas. Lorsqu’une personne déficiente visuelle ou aveugle reçoit un document peu structuré, elle ne va pas pouvoir naviguer correctement dedans ou aller un peu plus vite. Pourtant, sur Word ou Excel, il est possible de prévoir des options d’accessibilité. Cela permet ensuite à une personne handicapée d’utiliser le fichier correctement. Ces exemples ne sont donc pas forcément liés aux outils numériques, ce sont seulement des bonnes pratiques à acquérir.

Comment intégrer l’accessibilité numérique dans la vision globale de l’entreprise ? C’est-à-dire former les départements RH, mobiliser les équipes techniques qui gèrent le parc informatique, aller jusqu’aux départements de communication et de marketing ?

La loi impose normalement aux entreprises publiques et aux entreprises privées, dont le chiffre d’affaires est supérieur à 250 millions d’euros, d’établir publiquement un schéma directeur d’accessibilité numérique en détaillant ce qu’elles vont mettre en place au sein de leur structure. Mais il faut que les entreprises comprennent que cette obligation légale n’est pas juste déclarative. Elles doivent s’en saisir pour réfléchir concrètement à cette problématique.

Les années passant, avez-vous vu les entreprises évoluer ?

Oui, il y a quand même une réelle évolution, même si certaines entreprises sont dépassées. On entend de plus en plus parler d’accessibilité numérique. Il y a sept ans, lorsque j’ai commencé dans ce métier, ce n’était pas le cas. Nous avions d’ailleurs très peu de clients privés, seulement ceux du secteur public qui avaient une obligation légale. Désormais, ce n’est plus vraiment le cas et nous avons de plus en plus d’entreprises privées. Certaines d’entre elles s’y intéressent par obligation légale mais d’autres veulent allier politique RSE et accessibilité numérique. Aujourd’hui, on parle aussi beaucoup d’inclusion. Sauf que parler d’inclusion sans penser au volet accessibilité et handicap, ce n’est pas très logique.

Intégrer l’accessibilité numérique est aussi bon pour l’image d’une entreprise…

Alors oui, il y a aussi cet aspect-là. Aujourd’hui, pas mal de profils cherchent à travailler dans des entreprises qui ont un minimum de valeurs. Ils s’interrogent sur le sens de leur travail. Cela peut donc attirer de futurs candidats de se dire « je travaillerai pour une société qui se soucie d’inclure des salariés différents, de ne pas exclure quelqu’un qui rencontrerait un problème au cours de sa vie ». Mais, a contrario, peu d’entreprises privées communiquent sur le travail qu’elles font sur l’accessibilité numérique. Peut-être à tort, mais aussi parce qu’elles considèrent qu’elles sont encore très loin d’avoir des résultats tangibles.

Quels conseils aimeriez-vous transmettre en matière d’accessibilité numérique aux entreprises qui nous écoutent ?

Je leur conseillerai de commencer petit à petit. D’abord en se posant la question des outils utilisés en interne, en faisant un état des lieux puis en se renseignant sur le sujet. Il y a beaucoup de contenus gratuits disponibles sur le Web sur ce sujet. Je les inviterai aussi à se rapprocher des missions handicap.

« Rebond, vivre avec le handicap » est un podcast écrit et animé par Isabelle Hennebelle et Joséfa Lopez pour Le Monde. Mixage : Eyeshot. Identité graphique : Mélina Zerbib. Reportage : Marjolaine Koch. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine. Partenaire : Agefiph.

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LJD

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