Le sociologue Tristan Dupas-Amory : « grande démission » ou « grande rétention » ?

Le sociologue Tristan Dupas-Amory : « grande démission » ou « grande rétention » ?

Great Resignation, Big Quit, Great Reshuffle, les expressions font florès pour désigner le phénomène de démissions massives observé aux Etats-Unis. Son importation en France intrigue. Parmi les démissionnaires, des cadres en début de carrière, diplômés des grandes écoles, attirent particulièrement l’attention. Ces jeunes élites semblent dessiner les contours d’une génération en rupture avec le marché du travail, prête à partir du jour au lendemain, à prendre, dans le même mouvement, à la fois le large et ses responsabilités.

Les interventions d’une poignée d’étudiants lors de la remise de diplômes de l’école d’ingénieur AgroParisTech, largement reprises et commentées, ont apporté une forme lyrique à des éléments d’explication classiques : ces profils réclament du sens, de l’impact, des « raisons d’être » au travail. La scène a aussi mis un nouveau coup de projecteur sur les « déserteurs », ces diplômés qui ne consentent plus aux voies classiques qui leur sont destinées. Il s’agit, par exemple, de privilégier l’écologie et le secteur social. Les critiques s’accumulent contre certains emplois, réputés les plus prestigieux mais les moins épanouissants. Au cœur de cette bifurcation, on entend l’écho des récits toujours plus nombreux – et spectaculaires – de réorientations professionnelles, loin des passages obligés.

Le contexte

Trente-huit millions de salariés américains ont quitté leur emploi, en 2021. Cela a donné naissance au concept de « grande démission », qui désigne le désenchantement des salariés postérieur à la pandémie. Le confinement et le télétravail ayant « révélé », par contraste, la médiocrité des conditions de travail, voire sa « perte de sens ». Le phé­nomène n’épargne pas la France, avec 400 000 démissions d’un CDI au troisième trimestre 2021. Les entreprises et la fonction publique peinent à attirer des candidats. S’agit-il, en période de reprise économique, du banal rééquilibrage d’un marché jusqu’alors favorable aux employeurs ? Ou d’une véritable « crise du consentement », explorée par les sociologues, gestionnaires, juristes, médecins, économistes et psychologues réunis à l’ESCP Business School, les 9 et 10 juin, pour un colloque intitulé « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ? »

Ces coups d’éclat passent pourtant sous silence un phénomène bien plus massif, bien plus discret aussi. Quand on observe la distribution des choix réels, on constate que les diplômés des grandes écoles optent pour… les mêmes carrières que leurs aînés. En 2021, plus d’un tiers des diplômés se dirigeait vers le conseil ou les services financiers d’après la dernière enquête d’insertion de la Conférence des grandes écoles. Ils sont près de 60 % à HEC. On remarque que, dans les établissements censés offrir le plus d’opportunités, une grande partie des diplômés se dirige vers un éventail particulièrement étroit d’options professionnelles.

Cet autre versant du processus, plus obscur, pousse à l’inscrire dans d’autres interrogations demeurées en suspens : pourquoi et par quoi ces salariés sont-ils retenus ? Evoquer la « grande démission » implique aussi de porter notre attention sur cette « grande rétention ».

Les salaires peinent à l’expliquer complètement, et l’accumulation des témoignages permet désormais de dresser un véritable constat anthropologique des jeunes élites. Au refus de travailler de quelques-uns s’oppose un rapport au travail parfois indifférent aux valeurs, ponctué de souffrances consenties alors même que la demande de réalisation de soi tend à devenir plus forte. La place privilégiée qu’occupent ces jeunes diplômés sur le marché du travail a parfois tendance à masquer leur engagement intensif, et leur fragilité au travail.

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LJD

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