« Le premier goulet d’étranglement pour la croissance des entreprises du numérique françaises, c’est le recrutement »
En dix ans, l’écosystème français s’est complètement transformé. Pourtant, le chemin vers la création de champions mondiaux est encore long.
- De la start-up à l’entreprise
Antoine Jouteau : Leboncoin a capté le marché, car il offrait une accessibilité forte et gratuite à tous, sans barrière à l’usage. Des petits pas ont permis à l’entreprise de grandir rapidement. Le modèle économique a été créé une fois que l’audience a été constituée. Nous nous adressons à 74 univers différents, mais seuls quelques-uns créent du chiffre d’affaires et de la marge, notamment l’immobilier, l’automobile et la publicité.
Les entrepreneurs ont tous compris que, sans vision internationale, un acteur américain ou asiatique viendrait sur leur marché. Les GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon] ont de tels moyens et sont tellement généralistes qu’ils peuvent s’attaquer à n’importe quel secteur, en plaçant des équipes pour dominer ce marché. Il n’y a pas d’activité numérique nationale. Vous n’avez pas le choix. Il faut d’abord être maître dans son pays, puis réaliser l’expansion.
Roxanne Varza : Il y a quelques années, on se demandait comment créer des start-up en France. Nous sommes passés à l’étape d’après. Pour cela, il faut des talents, de l’optimisation et trouver son marché. La plupart des jeunes pousses vont mourir de ne jamais le trouver. Ensuite, on peut commencer à parler de croissance. Et il faut éviter de vendre sa société trop vite.
Cédric O : Si vous voulez créer des champions, il faut qu’il y ait des entrepreneurs avec le cœur bien accroché. Les fondateurs de Google et de Facebook ont, à un moment de leur histoire, refusé de vendre leur entreprise pour 1 milliard d’euros. Il faut avoir une grande foi dans son entreprise pour penser qu’elle vaudra, non 1 milliard, mais 600 milliards d’euros.
Je suis sorti de HEC en 2006. Je vois une vraie différence d’état d’esprit entre ma génération et celle d’aujourd’hui, qui veut faire émerger des leaders internationaux.
J’ai dit un jour que, d’ici à 2025, nous aurions 25 licornes, ces entreprises non cotées valorisées plus d’un milliard de dollars. J’ai reçu deux SMS de deux de ces futures licornes me disant qu’elles n’en avaient rien à faire d’être des licornes, mais qu’elles voulaient valoir 100 milliards d’euros. On peut aimer ou non ce monde. Cet état d’esprit est indispensable si, demain, nous voulons avoir des emplois et de la souveraineté technologique.
- Pas d’impatience sur la rentabilité
Frédéric Mazzella : Nous avons tenté six business models avant de trouver celui qui nous semblait le mieux adapté à l’activité, le plus créateur de confiance, ce qui est primordial dans notre activité. Nous avons 85 millions de membres, dont 17 millions en France. Lorsqu’on me dit qu’on perd de l’argent, j’ai l’impression que les gens regardent un hors-bord en le comparant à un paquebot. Nous sommes en expansion internationale, nous étendons notre présence partout, ce qui coûte de l’argent. Nous avons levé 200 millions d’euros en 2019, ce n’est pas pour les laisser sur des comptes en banque.
A. J. : L’exemple d’Amazon est intéressant. Nul n’a exigé de cette société qu’elle soit rentable. Le PDG demandait de l’argent, en promettant d’en gagner plus tard. On nous pose la question tous les jours. D’un côté, vous avez la course à la valorisation, de l’autre, la course à la rentabilité. Les groupes américains visent d’abord la valorisation, puis la rentabilité. On nous demande de faire les deux, et le second est prépondérant. Vous ne pouvez courir deux lièvres à la fois. Aujourd’hui, Leboncoin a trouvé un modèle vertueux qui lui permet de dégager plus de 50 % de résultat brut grâce à une très forte automatisation. La société investit chaque année la moitié de la marge de l’année précédente. Nous sommes en investissement permanent d’outils sur le marché français. Leboncoin, filiale du groupe norvégien coté Adevinta, vaut entre 4 et 5 milliards d’euros.
- Les talents, ressource critique
F. M. : Toutes les sociétés du secteur sont en concurrence. Des gens me contactent pour dire : « Fred, si tu vois passer un bon développeur, ce serait super si tu pouvais nous l’envoyer. » Je réponds : « Si on en voit un bon, on le prend. » C’est chacun pour soi, étant donné la pénurie. D’où l’inflation sur les salaires. Dans la Silicon Valley, les gens cherchent un emploi pour avoir un salaire et s’interrogent immédiatement sur le prochain cran dans dix-huit mois pour gagner x % de plus. On appelle cela le « job hopping ». Les salariés là-bas restent en moyenne dix-huit mois dans un poste, ce qui est un enfer pour un créateur d’entreprise.
R. V. : Un tiers de la communauté de Station F est international ; 600 personnes ne parlent pas français. Les Américains adorent la France. Il y a eu un effet Trump, un effet Brexit. Les start-up nous le disent clairement. Il y a aussi un effet Silicon Valley : trop cher, trop de concurrence. Les investisseurs ne veulent plus investir dans des entreprises qui ont des équipes techniques établies dans la Silicon Valley. Ils regardent justement des start-up avec de nouveaux modèles.
C. O : Il faut beaucoup plus de gens formés au numérique à tous les niveaux de compétence (ingénieurs, techniciens), étant donné que le premier goulet d’étranglement pour la croissance des entreprises du numérique françaises, c’est le recrutement, et non le financement. Il manque 80 000 postes aujourd’hui dans le numérique. Ce devrait être 200 000 en 2022, et 900 000 au niveau européen.
- L’écosystème français
R. V. : Ce qui s’est passé en France ces dix dernières années, depuis mon arrivée dans le pays, m’a impressionnée mille fois plus que ce que j’ai vu aux Etats-Unis. Il n’existait qu’une centaine de start-up quand j’ai débarqué. Quelques années plus tard, tout le monde s’intéressait au sujet. Un vrai changement culturel s’est produit. Aux Etats-Unis, j’avais l’impression que tout existait. Je ne voyais pas comment faire là-bas pour avoir un vrai impact personnel, alors qu’ici tout était à créer. Il y a dix ans, les gens me regardaient comme si j’étais complètement folle. Pourquoi la France ? Que se passe-t-il en France ? Aujourd’hui, tout le monde me dit : « Je veux quitter San Francisco, c’est trop cher, c’est impossible d’innover. »
- L’attractivité de la France
F. M. : Je pense que nous avons des valeurs à défendre. Les start-up qui naissent en France ont un ADN différent. Prenez l’exemple de sociétés comme Ynsect, Back Market, Too Good To Go ou Blablacar. Ces modèles n’existent pas aux Etats-Unis. Ils deviennent leaders de leur secteur. Ils sont made in France. Notre chance est de défendre des modèles correspondant à notre ADN pour créer des géants du numérique.
C. O : Nous aurons, dans les cinq ans à venir, de grandes entreprises françaises qui vont émerger et qui vaudront de 5 à 10 milliards d’euros. Ces deux dernières années, 34 entreprises françaises ont été valorisées entre 500 millions et 1 milliard d’euros. Elles ne vont pas toutes devenir des licornes, elles ne vont pas toutes valoir 5 milliards d’euros, mais, mathématiquement, certaines le deviendront. La plupart vont être financées sur des capitaux étrangers, mais elles garderont leur siège et leur ADN en France.
Paradoxalement, si on veut être plus souverains et plus puissants, il faut être plus ouverts. C’est la grande force de l’écosystème de Londres. Dans les start-up, 30 % à 40 % de la main-d’œuvre est étrangère, ce qui est indispensable. Ça vous fait gagner du temps, cela vous aide à conquérir l’international. Vous attirez des talents. Nous devons continuer d’aller dans ce sens, notamment avec le French Tech Visa, un visa très facile à avoir pour l’ensemble des entreprises technologiques étrangères.