La plate-forme Emmaüs, « un pied de nez à l’économie classique »

La plate-forme Emmaüs, « un pied de nez à l’économie classique »

Maud Sarda et Thomas Marcotte ont cofondé la coopérative Label Emmaüs il y a 5 ans.

« Je ne sais pas ce que je ferais sans Emmaüs », lance Maud Sarda dans un éclat de rire partagé avec Thomas Marcotte. Les comparses ont cofondé la coopérative Label Emmaüs il y a 5 ans. Ces deux-là se connaissent bien et sont heureux de se retrouver « en vrai » après plusieurs mois au loin. Depuis début 2021, Thomas a quitté les locaux de Noisy-le-Sec pour suivre sa femme dans le Lot-et-Garonne et lancer une nouvelle plate-forme logistique Label Emmaüs sur la petite commune de Damazan. En arrivant au Village du réemploi de ValOrizon, la directrice du label raconte : « On avait en tête depuis quelques années de se déployer dans les territoires. C’est souvent comme ça avec nous, on a plein d’idées et c’est l’opportunité qui va tout débloquer ».

Depuis 2016, Maud Sarda déploie toute sa créativité au sein de la coopérative qu’elle a créée et qui compte désormais plus de 1 000 sociétaires. Au point de bousculer parfois un peu trop fort et trop vite les habitudes bien installées du Mouvement Emmaüs, qui a fêté ses 70 ans en 2019. Au départ de cette aventure, il y a la mise en ligne d’une plate-forme d’e-commerce éthique et solidaire réservée aux boutiques Emmaüs et aux acteurs du réemploi de l’Economie sociale et solidaire « pour tenir tête aux géants de l’e-commerce ». Puis l’équipe a créé Label Ecole, pour former des personnes éloignées de l’emploi aux métiers de l’e-commerce et plus récemment Trëmma.co, une sorte de Vinted solidaire, qui permet aux particuliers de vendre des objets et de financer des projets associatifs.

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Pour la prochaine étape de développement, l’infatigable Maud Sarda prévoit d’ouvrir des petites plates-formes logistiques, « au moins une par région », pour développer des filières de réemploi spécialisées. L’équipe a déjà l’expérience d’un premier site à Noisy-le-Sec, qui rachète en gros les livres invendus dans les boutiques Emmaüs, pour les mettre en ligne et leur donner une dernière chance d’être lus avant de partir au recyclage. Ici, dans les locaux de Damazan, l’équipe réunie autour de Thomas Marcotte est en place depuis le début de l’été et se spécialise sur la récupération de mobilier de bureau pour les entreprises et de meubles neufs invendus.

La loi AGEC interdisant désormais la destruction des invendus, tout le secteur du réemploi est en train de se restructurer. « Les acteurs locaux nous ont accueillis à bras ouverts, raconte Thomas Marcotte. Il y a à la fois un fort besoin de création d’emplois dans les territoires ruraux, avec du chômage de très longue durée plus ancré et des politiques territoriales qui s’orientent vers le soutien au développement de la filière. »

Redonner le pouvoir d’agir

Maud Sarda a eu le coup de foudre pour le Mouvement Emmaüs il y a plus de dix ans. Elle le rejoint d’abord en tant que responsable nationale des structures d’insertion. Dans sa vie d’avant, elle était consultante au sein du cabinet Accenture « pour rembourser son prêt étudiant ». Un grand écart qui en étonne toujours plus d’un mais qui lui permet d’affirmer ses choix et de s’investir dans du mécénat de compétences au sein de la Fondation Accenture. Son combat pour l’inclusion et la solidarité, lui, s’ancre dans l’enfance et des valeurs de tolérance transmises par ses parents. « J’ai grandi en Guadeloupe et mes parents ont toujours fait des choix de vie marginaux par rapport à la norme bien pensante. J’ai vu des parcours chaotiques, je sais ce que c’est. »

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Pendant ses études, elle est présidente de l’association humanitaire de son école de commerce, « s’interroge sur l’aide qui fait à la place des gens, adopte une posture descendante ». Et lors d’une mission dans un village en Inde où elle accompagne des porteurs de projets par la mise en place de microcrédits, elle comprend qu’aider les autres, c’est leur donner les moyens de leur autonomie, les remettre dans l’action et le pouvoir d’agir. « Donne-moi ton aide pour aider les autres », dit la célèbre maxime de l’abbé Pierre. « Mon moteur principal, ce sont les gens, confie l’entrepreneuse. Chez Emmaüs, nous sommes écoresponsables presque par défaut. Le cœur du projet reste la réinsertion de personnes qui ont connu des coups durs. »

« J’ai envie de croire que le besoin de cohérence va frapper les consommateurs et que c’est tout le système qui va progressivement se remettre en question »

Le Mouvement Emmaüs France est une grande famille, avec les bons et les mauvais côtés de la famille. En 2015, le conseil d’administration lui fait confiance et lui laisse un an pour élaborer un concept de plate-forme en ligne avec les acteurs du réseau. Label Emmaüs est mis en ligne en décembre 2016 et reçoit un accueil très mitigé des boutiques qui voient encore, pour certaines, d’un mauvais œil cette entrée sur Internet du mouvement ou se sentent menacées par la professionnalisation du secteur. « Les premiers mois, il y avait tellement peu de ventes, qu’on connaissait le nom de chacun de nos clients. Les jours où il n’y avait aucune activité, je sortais ma carte bleue pour acheter un produit et déjouer le mauvais sort », se rappelle Maud Sarda avec humour. Après 5 ans d’existence, la plate-forme n’a toujours pas trouvé son seuil de rentabilité mais devrait l’atteindre » d’ici un ou deux ans », espère la fondatrice.

Un rôle exemplaire

« Même si l’équilibre financier est plus long à trouver, nous sommes un pied de nez à l’économie classique, estime Maud Sarda. La preuve que l’on peut faire de l’économie avec des valeurs humanistes, d’inclusion et une prise en compte de notre impact. J’ai envie de croire que le besoin de cohérence va frapper les consommateurs et que c’est tout le système qui va progressivement se remettre en question. » Fidèles aux valeurs du mouvement, Maud Sarda et ses cofondateurs ont fait le choix du statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), à mi-chemin entre l’association et l’entreprise. « Un moyen pour nous de dire que nous sommes une vraie entreprise mais de garantir la poursuite du bien commun. L’enrichissement personnel, c’est le ver dans le fruit » , tranche-t-elle.

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Afin d’assurer l’alignement du projet de Label Emmaüs, un comité éthique a vu le jour il y a deux ans pour sélectionner les structures qui peuvent vendre sur la plate-forme d’e-commerce. Avec le temps, Label Emmaüs évolue vers un rôle de plaidoyer auprès des entreprises traditionnelles et du grand public, que Maud Sarda prend plaisir à incarner. « Elle est notre influenceuse, la taquine Thomas Marcotte. L’Economie sociale et solidaire n’est pas une économie parallèle, nous sommes bien là pour faire bouger les lignes. Sur l’activité mobilier professionnel, nous commençons à travailler avec la célèbre marque Haworth de sièges de bureau. Nous allons innover ensemble, être sous-traitant pour leur activité de reconditionnement. »

Sur le site de Noisy-le-Sec, dans le 93, c’est le groupe United B – qui détient les enseignes Boulanger, Electro Dépôt… – qui se rapproche de Label Emmaüs pour renouer avec l’activité historique de réparation et reconditionnement des frères Boulanger dans les années 1950. Des évolutions positives qui cachent aussi une concurrence accrue sur le marché du réemploi et une baisse de la qualité des dons. Les grandes marques qui se lancent sur les offres de seconde main ? « Du greenwashing, juge Maud Sarda. Toutes proposent des bons d’achats aux consommateurs en échange de la récupération des articles usagés. Ce n’est pas ça l’économie circulaire. On continue de pousser à la consommation de produits neufs. »

Maud Sarda participera à la conférence organisée par le Monde « Quand la campagne réinvente la ville » sur le thème de l’Economie sociale et solidaire et ruralité, le 25 novembre à Guéret, dans la Creuse et en ligne.

Seront également présents à cette conférence : Marie-Laure Cuvelier, secrétaire générale de France Tiers Lieux, cofondatrice de la coopérative des Tiers-Lieux, Dominique Guerrée, président de Railcoop, Florence Delisle-Errard, fondatrice et directrice de Habitat des Possibles. Ainsi que Eva Sadoun, cofondatrice et présidente de LITA.co et coprésidente du Mouvement Impact France et la sociologue Isabelle Ferreras, maître de recherches du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS), professeure à l’Université de Louvain (UCLouvain).

Pour s’inscrire : https://www.adi-na.fr/agenda/etape-de-linnovation-novaq-economie-sociale-et-solidaire-quand-la-campagne-reinvente-la-ville

Cet événement est organisé dans le cadre des Etapes de l’innovation NOVAQ, en partenariat avec ADI Nouvelle-Aquitaine et la région Nouvelle-Aquitaine.

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