Dans les restaurants clandestins : « Il fait gaffe quand même, y a toujours quelques poucaves »
En janvier 2021, pas besoin d’aller chercher bien loin pour jouer les gangsters : il suffit de commander un couscous merguez et un bordeaux qui râpe dans un troquet de la banlieue ouest. Quartier pavillonnaire, pas rebelle pour deux sous mais où l’on peut revivre la vie d’avant et qui reviendra bien un jour. Pas avant mi-février, soit au moins quinze semaines de fermeture.
Pour « Tonton Hakim » − les prénoms ont été changés −, l’échéance est trop lointaine. C’est un taxi rencontré avant les fêtes, quand l’on se languissait déjà d’une pause déjeuner. Des « restos clandestins », il pourrait en faire un guide − cela pourrait fâcher. Il faut appeler de sa part. Au téléphone, on décline identité et profession, et l’on réserve pour quatre.
Le bistrot, à quelques minutes d’une station de RER, affiche « Vente à emporter ». Mais le vendredi et samedi midi, c’est aussi couscous sur place. « Tonton Hakim » est là, comme une douzaine de personnes massées dans la petite salle au carrelage blanc. Chacun porte un masque qui protège très bien le menton, moins le reste du visage. On se serre la main et c’est le grand frisson.
Pas de frites, pour éviter les odeurs
Derrière le comptoir s’active Sofiane, seul aux commandes. C’est un zinc pas branché mais fidèle au poste, où chaque chose est à sa place, des bouteilles d’apéritifs à la calculette posée à côté de la caisse. Pour la forme, il a scotché l’arrêté CAB/DS/BSI n° 2020-812, portant sur le renforcement du protocole sanitaire dans les établissements. On avait oublié ces bruits réconfortants, la sous-tasse que l’on pose sur le zinc, le café que l’on moud, les rires gras nourris au ballon d’aligoté. Sofiane n’a jamais fermé : durant le premier confinement, ses tabourets hauts étaient toujours debout face au comptoir.
« Il y a un moment, il faut les soutenir, sinon il y aura une révolution » Une cliente clandestine
Entre deux murs, il a tendu un drap noir comme un cache-sexe, tenu par trois pinces à linge mais entrouvert sur le saint des saints : l’arrière-salle, où l’on peut poser ses fesses sur une banquette en Skaï et son assiette sur une table en bois. Ce midi, Sofiane servira huit couscous généreux. Deux amis que l’on devine retraités partagent une bouteille de champagne, puis deux. Que fêtent-ils ? « La Saint-Bonheur ! » Ils se régalent là plusieurs fois par semaine, sans règle fixe ni mauvais prétexte.
Il dit que, en ville, « ça parle » : son nom circule. Plutôt en bien, assure-t-il, même si « Tonton Hakim » s’inquiète parfois pour lui : « Il fait gaffe quand même, y a toujours quelques poucaves [délateurs] qui vivent en 1939-45. » Le propriétaire des murs est dans le coup, il passe parfois. Pour se protéger des indésirables, le cuisinier, serveur et gérant ne fait pas de frites : trop d’odeurs.
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