Le salarié moderne « un nomade en éternelle migration

Dans un bureau de La Défense, à Paris.
Dans un bureau de La Défense, à Paris. @Carlos Ayesta

Sur un canapé, dans un TGV, dans un café : les agents du tertiaire œuvrent sans lieux fixes. En sont-ils plus libres ? Pas certainement, examine dans sa chronique le journaliste Nicolas Santolaria. Selon lui, le prix à renvoyer pour cette alléguée liberté est exorbitant.

Comme l’assure le philosophe Bruno Latour, nous sommes changés « des migrants de l’intérieur », pas seulement dans notre pays, mais aussi dans nos entreprises, dans nos open spaces, au cœur même de ce qui aménageait nos géographies intimement structurantes. « Si l’angoisse est si profonde, c’est parce que chacun d’entre nous commence à sentir le sol se dérober sous ses pieds. Nous découvrons plus ou moins obscurément que nous sommes tous en migration vers des territoires à redécouvrir et à réoccuper », écrit le philosophe dans Où atterrir ? (La Découverte, 2017).

Travail sous influence

Il n’est qu’à observer l’errance des salariés déambulant dans leur propre boîte à la recherche d’une salle de réunion ad hoc pour comprendre que c’est la sédentarité qui est actuellement devenue problématique. Afin de ne pas être délogé par les utilisateurs pressants de ces espaces mutualisés (« Ah désolé, mais on avait tempéré à 13 h 30 ! »), on en vient souvent à s’installer sur un coin de table à la cafétéria, comme des « Touareg du tertiaire ». D’une certaine manière, la métaphore du nomadisme qui structure aussitôt notre vision du travail sous influence numérique a trop bien fonctionné.

SELON le baromètre Paris Workplace 2018, exécuté par l’IFOP et la Société foncière lyonnaise, 34 % des salariés travaillent désormais au moins une fois par mois en dehors de leur boîte. A cette mobilité externe s’ajoute une mobilité interne, puisque 35 % des personnes interrogées ne restent pas fixées à leur poste, mais s’installent à deux endroits ou plus dans l’entreprise au cours d’une journée type. Entièrement adapté à la « société liquide », le nomade est cet individu qui, tel un agglomérat de 0 et de 1, n’est plus lié à un territoire mais peut se concrétiser, à tout instant, en n’importe quel point de la carte. Le nomade peut soudain apparaître sur la banquette d’un café Starbuck, derrière les canisses d’une paillote corse ou dans le fauteuil d’un TGV lancé à 300 km/h, continuant vaillamment à conduire de front ses activités professionnelles grâce à la portabilité des nouveaux outils de production.

Éternelle migration

Emprisonné à son MacBook Air, l’oreille connectée à son téléphone mobile, ce forçat du circuit de problèmes dessine les contours fatalement un peu flous (la faute à la vitesse) de ce que l’on nomme la « supermobilité ». L4essentielle figuration de cette « déterritorialisation » rendue possible par les outils numériques est sans doute l’agent Smith du film Matrix qui, surfant sur les coordonnées fluctuantes de la matrice, semble capable d’apparaître et de disparaître à l’envi, comme pour nous persuader que la matérialité du monde est un concept caduc.

Une présence de la Cour des comptes dans le débat sur l’assurance-chômage

Dans un message rendue officielle mercredi, la haute juridiction recommande de revoir les règles de rémunération pour les personnes qui sont inscrites à Pôle emploi et exercent par ailleurs une activité.
En plein débat sur la réforme de l’assurance-chômage, la Cour des comptes soutiens une participation qui va faire du bruit. Celle-ci se présente sous la forme d’une communication – un « référé », dans le jargon de la haute juridiction –, rendue publique mercredi 13 mars. Adressée au premier ministre, Edouard Philippe, elle formule des recommandations qui réunissent avec les objectifs du gouvernement : il s’agit, surtout, d’« assurer une meilleure équité de traitement » entre bénéficiaires d’une allocation et de réduire « l’enchaînement de contrats de très courte durée ». Pour arriver ces deux objectifs, des solutions sont indiquées, qui risquent fort de braquer les syndicats.

Dans leur recherche, les magistrats de la rue Cambon se sont attardés sur deux points importants du régime d’indemnisation des chômeurs. Primo : le système dit de « l’activité réduite », qui admet à une personne d’être inscrite à Pôle emploi, tout en ayant un poste, et de entasser (sous certaines conditions) un salaire avec une allocation. L’autre dispositif passé au crible par la Cour s’appelle les « droits rechargeables » : il donne la possibilité, à un solliciteur d’emploi, de reconstituer son capital de droits à indemnisation, chaque fois qu’il retravaille. Le but de ces deux règles, comme le rappelle le référé, est de « sécuriser les parcours » de personnes en situation précaire et de faire en sorte que celles-ci aient continuellement intérêt « à reprendre un emploi ».

Des conséquences perverses

Exclusivement, déplore la Cour, de telles dispositions créent parfois des effets pervers. Exemple : le salarié, qui occupe plusieurs emplois simultanément et qui en perd au moins un, peut distinguer la totalité de l’allocation « correspondant à l’emploi perdu » avec la rémunération issue des activités qu’il a conservées. Ce cas de figure est susceptible « de donner lieu à des abus », notamment parce que le montant de l’indemnisation reste ferme même si les revenus tirés des activités exercées progressent de leur côté.

Pour autant, tonalité la haute juridiction, les chômeurs ont une « connaissance limitée » de tous ces mécanismes et ceux qui en tirent partie, par le biais « de stratégies d’optimisation », constituent « une minorité ».

Autre critique de la Cour des comptes : les méthodes de rémunération sont « complexes » et « trop favorables » aux individus signataires d’un contrat de moins d’un mois. Elles proposent la faculté d’entasser un salaire et une prestation de l’assurance-chômage « sans limite de durée » – ce qui tend, du même coup, à enfermer la personne dans la précarité. En outre, l’allocation est basée sur un paramètre – le salaire journalier de référence – qui peut s’avérer plus avantageux pour ceux travaillant de façon fragmentée par rapport à d’autres, employés d’une manière continue.

Pour autant, nuance la haute juridiction, les chômeurs ont une « connaissance limitée » de tous ces mécanismes et ceux qui en attirent partie, par le biais « de stratégies d’optimisation », constituent « une minorité ». Reste que le régime donne à des principes touffus, encore plus difficiles à décoder depuis l’introduction, en 2014, des droits rechargeables. Ils sont source d’« inefficience » et d’« incapacité pour les allocataires ». Dès lors, ils appellent d’« harmoniser » la réglementation adéquate aux chômeurs en activité réduite, ce qui est de nature à remettre en cause le niveau de la prestation octroyée à des salariés mal payés (les assistantes maternelles, en particulier).

Les magistrats de la rue Cambon adressent par ailleurs des remontrances à Pôle emploi, qui propose un accompagnement « distant », voire « inexistant », pour les personnes en activité réduite. Son « offre de services (…) demeure inadaptée », regrette la Cour. De telles lacunes devront être corrigées, dans la convention que l’opérateur public est en train de commercer avec l’État et les partenaires sociaux.

Enfin, il y a une masse de données sur les « trajectoires professionnelles » des chômeurs : fichiers de Pôle emploi, proclamation antérieur à l’embauche, proclamation sociale nominative… Mais toutes ces indications ne sont pas assez unies et croisées, ce « qui limite la capacité d’évaluation ». Ils appellent de les échanger de façon « plus large et plus systématique », afin d’étudier les transformations du marché du travail et l’impact des « politiques d’indemnisation ».

Autant de recommandations qui tombent à point dénommé pour l’exécutif : elles vont dans le sens des transmutations qu’il entend dicter à l’assurance-chômage, après l’échec des négociations entre le patronat et les syndicats, sur ce dossier, en février. Une concertation a été engagée, il y a deux semaines, avec de multiples acteurs (parlementaires, associations, clubs d’entrepreneurs, partenaires sociaux…). Elle ouvrira sur des mesures qui nécessiteraient être publiées durant le printemps pour une mise en œuvre d’ici à l’été prochain.

Une forte présence des clubs d’anciens des grandes écoles

Illustration : Quentin Faucompré

A l’Insead, l’association des «alumni »  arrange des meetings  ou des « dîners mystère » durant lesquels un ancien convoque chez lui d’autres diplômés inconnus. A l’heure de LinkedIn, la puissance de ces associations ne semble pas remise en cause.

Paris 7e, 20 heures pétantes, prêt de la tour Eiffel. Rory Wheeler et sa femme ont passé l’après-midi à cuisiner. Le jeune couple est un peu tendu : ce samedi de février, ils ont invité à dîner dans leur appartement quatre personnes qu’ils n’ont jamais aperçues. A part les noms et les adresses courriel des convives, envoyés par l’Association des anciens élèves de l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), ils ne savent rien d’eux. Leur point commun : être diplômés de ce business school très célèbre cachée dans la forêt de Fontainebleau (Seine-et-Marne), qui a enseigné des générations de cadres dirigeants.

Aimeront-ils le poulet rôti sauce aigre-douce, le côtes-du-rhône ? « Quand ils ont su qu’on recevait des inconnus, mes beaux-parents, qui ont passé l’après-midi à la maison, nous ont examinés comme des extraterrestres », plaisante Rory, 33 ans. Tout le monde arrive à l’heure. On installe les invités, âgés de 28 à 69 ans, qui font des métiers très différents : ancien assistant parlementaire en recherche d’emploi, journaliste, créatrice d’une entreprise dans l’événementiel et docteur en physique des matériaux.

Tous s’étaient inscrits pour collaborer à un random dinner (« dîner mystère »), une initiative de l’association des anciens. Depuis le début de l’année, vingt-six dîners ont déjà eu lieu, dont deux à Lyon. « Assez vite, on a échangé des idées, parlé de politique, d’entrepreneuriat, évoque Rory. C’était très festif. Nous avons passé une bonne soirée et nous le referons. » Ils s’abandonnent en se promettant de rester en contact.

Les « bonnes » personnes

Pourquoi préparer à manger pour des inconnus ? « C’est du réseautage », dit Rory Wheeler. Rien de plus normal dans ce monde des très grandes écoles, qui dissolvent particulièrement leur pouvoir sur ces liens. Lorsqu’il s’est inscrit dans le Master of Business Administration (MBA) de l’Insead, Rory venait y chercher ce qui manquait à sa carrière : un carnet d’adresses. Originaire du Zimbabwe, passé par une fac de droit, à Toulouse, il n’éprouvait qu’une personne lorsqu’il a débarqué à Paris pour passer l’examen d’entrée à l’école d’avocats. Epuisé par le rythme abusif du cabinet dans lequel il travaille toujours, il a décidé il y a deux ans de reprendre les études à Fontainebleau – et convaincu sa hiérarchie de prendre une partie des frais de scolarité (80 000 euros) à sa charge. « Avant l’Insead, j’ai eu un mal fou à rencontrer les “bonnes” personnes, c’est-à-dire les grands cadres dirigeants. Ils étaient inabordables, je ne les voyais même pas. »

Les obligations familiales s’exhortent au bureau aux USA

Aux Etats-Unis, « seulement 24% des responsables des ressources humaines estiment que ces activités d’« aidants » affectent les performances des salariés ».
Aux Etats-Unis, « seulement 24% des responsables des ressources humaines estiment que ces activités d’« aidants » affectent les performances des salariés ». Alain Le Bot / Photononstop / Alain Le Bot / Photononstop

En France, l’offre de loi sur l’exploration des proches aidants en vote au Sénat mercredi 13 mars a assimilé le sujet à la contestation collective, de l’autre côté de l’Atlantique, les entreprises n’ont pas captivé leur prise de conscience. Or près de trois travailleurs sur quatre ont des inculpations d’« aidants » d’un proche, selon une recherche de la Harvard Business School.

Rui Soares, 45 ans, consultant du cabinet d’audit américain Deloitte, n’a pas voulu prendre tous ses permissions à la naissance de sa fille, Fedelina. Il s’est rassuré de deux semaines. Mais quand quelques années plus tard, est né son fils, Christiano, la politique familiale de Deloitte avait transformé.

Depuis septembre 2016, les travailleurs du groupe ont le droit d’avoir seize semaines de congés payés pour se consacrer de leurs proches: faire connaissance avec leur nouvel enfant, aider une épouse malade, soutenir un parent âgé… M. Soares en a parlé avec un collègue, lui aussi père de famille. « Ne pense même pas à ne pas prendre l’ensemble de tes congés » lui a-t-il persuadé. M. Soares est parti pendant seize semaines, quatre mois durant lesquels il a mis au lit son bébé, changé les couches, aller avec  sa fille à l’école, coupé des sandwichs en forme d’étoiles pour Fedelina. Puis il est revenu au bureau, plein d’énergie, et reconnaissant envers Deloitte.

Cet épisode heureux dans la vie d’un salarié américain, est plutôt rare. Car peu d’entreprises proposent à leurs troupes ce type d’arrangements. Et pire encore, elles ne savent même pas que leurs employés en ont besoin. C’est ce qu’explique l’étude « L’entreprise aidante [The Caring Company]», réalisée par deux professeurs de la Harvard Business School, Joseph Fuller et Manjari Raman, à partir d’une étude mené auprès de 1500 salariés et une enquête engageant 300 services de ressources humaines et des patrons de PME. « Les entreprises sont confrontées à une crise de l’aide. Et elles refusent de le reconnaître », terminent les deux chercheurs.

Un accroissement du turn-over

Malgré cela, les besoins méconnus présentent vraiment: 72% des salariés questionnés ont été en situation d’« aidants » d’un proche à un instant ou un autre de leur vie professionnelle. Une enfant malade, une grand-mère qui perd la tête… et c’est tout le contrebalance entre vie au bureau et vie particulière qui s’écroule. Trente-deux pour cent des sondés ont ainsi écarté leur emploi pour tenir un proche. Et pour ceux qui n’ont pas atteindre ces extrémités, leur travail en a été affecté : 80% des salariés aidants avouent ne pas s’accomplir totalement au bureau et 28% sont persuadés que leur carrière en a pâti. Les intéressés n’ont pas eu les promotions engagées (50%) et leur chef ne leur a pas donné les missions les plus captivantes (54%).

Ce fait touche tout le monde. Les femmes, qui bloquent leur carrière pour se servir de leurs jeunes enfants, mais aussi les hommes, les plus anciens comme les plus jeunes. Dans cette condition, les 26-35 ans ont plus tendance à quitter leur emploi, accentuent les professeurs de la Harvard Business School.

Un vaccin contre mauvais directeur

« Les subordonnés de dirigeants qui n’hésitent pas à les rendre responsable de fautes qu’ils n’ont pas commises, agissent ainsi de la même façon avec leurs employés quand ils sont manageurs. »
« Les subordonnés de dirigeants qui n’hésitent pas à les rendre responsable de fautes qu’ils n’ont pas commises, agissent ainsi de la même façon avec leurs employés quand ils sont manageurs. » Klaus Meinhardt/Ikon Images / Photononstop

Les employés de patrons rudes éprouvent plus d’avoir une crise cardiaque. Les déceptions étant que ceux qui combattent aux conduites fâcheux de leur hiérarchie s’en sortent souvent en se reprisant sur leurs propres subordonnés.

Les mauvais directeurs sont légion. Trente-sept pour cent des Américains ont affirmé avoir été l’objet de conduites violentes, des alarmes de la part de leur responsable, selon une étude, accomplie en 2007 auprès de 8 000 adultes. Avec pour suite une quantité d’erreurs accru en raison du stress, un augmentation des arrêts maladies, et bien sûr une insensibilité graduel pour leur travail.

Une étude du même type accomplie en Angleterre, auprès de 6 000 agents a démontré que les employés de patrons hypercritiques, lointains, ou au contraire trop interventionnistes risquaient davantage d’avoir une crise cardiaque souvent mortelle.

Diantre ! Cette situation n’est guère réjouissante. Mais elle se corse davantage lorsque l’on sait que ceux qui résistent à ces comportements fâcheux s’en sortent souvent en se vengeant sur leurs propres inférieurs, à l’instar des enfants de parents tourmenteurs qui imitent ce qu’ils ont subi sur leur descendance. Les subordonnés de dirigeants qui n’hésitent pas à s’approprier leurs idées, ou à les rendre responsable de fautes qu’ils n’ont pas commises, réalisent ainsi de la même façon avec leurs employés quand ils sont manageurs.

Ce fait de contagion est profond. Il se reflète sur au moins trois niveaux hiérarchiques, selon une œuvre d’examen amené par des experts en psychologie de plusieurs universités américaines et publié en 2012 dans Personnel Psychology. Les dégâts se propagent donc en cascade avec tous les effets délétères que l’on peut imaginer, auprès tant des individus intéressés que de leurs entreprises.

Soutenir son chef à distance

Fort avantageusement, il serait éventuel de se accoutumer contre ce fléau. Une équipe de cinq chercheurs en canalisation d’universités américaines, singapourienne, et anglaise ont cherché à savoir pourquoi et comment certains assistants de patrons abusifs parvenaient à ne pas être contaminés.

Après plusieurs pratiques, ils ont exécuté que les individus qui arrivaient à soutenir psychologiquement leur chef à distance, à ne pas s’identifier à lui, non seulement n’étaient pas atteints, mais se saisissaient de façon plus éthique auprès de leurs subordonnés, que leurs collègues qui n’avaient pas eu le malheur de soutenir des dirigeants maltraitants.

En d’autres termes, avoir eu un mauvais directeur les aurait rendus meilleurs. Une étude effectuée auprès de 500 salariés de diverses entreprises indiennes a certifié ces résultats. Avoir un mauvais boss augmente de 12 % les chances d’être habile de le tenir à distance, et donc d’être un meilleur manageur.

Des élites caduques en pleine préjudice

« Les écoles d’élite se sont mises à former une technocratie spécialiste des ratios et des algorithmes. La direction financière est devenue la voie royale pour accéder au gouvernement des grandes entreprises. »
« Les écoles d’élite se sont mises à former une technocratie spécialiste des ratios et des algorithmes. La direction financière est devenue la voie royale pour accéder au gouvernement des grandes entreprises. » NICHOLAS ROBERTS / AFP

Pierre-Yves Gomez

Professeur à l’école de management EM Lyon

Avec la fermentation digitale, de récentes élites devraient voir le jour pour mieux répondre aux inquiétudes des gouvernés, développe dans sa chronique le professeur à l’EM Lyon, Pierre-Yves Gomez.

Personne ne s’avère plus démentir qu’il y a une coupure entre la société réelle et « les élites ». On a tort, car un tel diagnostic confond ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui sont reconnus comme constituant « l’élite ». Comme le montre l’évolution, faire partie des lauréats (du latin elire), c’est être considéré parmi les meilleurs par ceux que l’on gouverne. En opposant qu’elle possède des capacités et des vertus jugées exemplaires, l’élite suscite la confiance. C’est en conséquence de cela que son pouvoir devient acceptable.

Ainsi en est-il de l’élite qui administre les entreprises. Durant le premier siècle du capitalisme (1800-1930), ce sont les entrepreneurs qui la composèrent comme l’a montré la thèse célèbre de Schumpeter (1883-1950) Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Leurs capacités à commander leurs passions pour réaliser un projet bénéfique à tous supposaient des compétences et des vertus qui octroyaient définitivement confiance dans le progrès technique et économique qu’ils promettaient de réaliser.

L’élite entrepreneuriale fut troublée dans les années 1930 par les experts en organisation. La production de masse sollicita de nouvelles compétences : planification méthodique, capacités à prévoir et à maîtriser les flux productifs dans le long terme. Elle appelait aussi de nouvelles vertus : la rigueur et le jugement pour créer la confiance dans le fonctionnement du système technique. James Burnham (1905-1987), dans L’Ere des organisateurs (1941), a prévu combien le second siècle du capitalisme industriel (de 1930 à nos jours) devait être celui des technocrates.

Dévalorisation des élites

Il fallait être ingénieur pour faire partie de cette élite car conduire l’édifice d’un pont ou la production d’une mine démontrait que l’on pouvait aussi bien conduire une organisation avec rigueur : universités et écoles « prestigieuses » en ont formé des générations tant pour la sphère publique que privée.

La financiarisation de l’économie à partir de 1980 a de nouveau changé la donne. Les entreprises ont été vues comme des espaces intelligents et fluides, intégrant des chaînes de valeur mondiales. Il importe d’arracher de l’information, de connecter des données pour limiter la valeur créée à chaque niveau de l’organisation, jusqu’au profit global. Ceux qui battent les outils et les contrôles financiers assurent aux « marchés » que le conséquence promis par l’entreprise sera accompli.

Refaire l’aménagement du travail

« La révolution des organisations. Pour une nouvelle architecture de l’entreprise », de Daniel Baroin et David Gateau. Pearson, 234 pages, 24,90 euros.
« La révolution des organisations. Pour une nouvelle architecture de l’entreprise », de Daniel Baroin et David Gateau. Pearson, 234 pages, 24,90 euros. DR

Les créateurs de « La Révolution des organisations » essayent d’investir en quoi les mutations liées à la vague technologique, à l’ascension en puissance des entreprises plate-forme, sont éventuellement porteuses d’augmentations et de changements organisationnels.

Lorsqu’il n’est pas source d’angoisse ou d’irritation, le sujet de la disposition ennuie. Il rappelle les archétypes des experts explorant à normaliser les postes de travail et les modes opératoires dans la perspective de toujours plus d’efficacité et de contrôle. Mais dans sa définition plus générique, entendue comme communauté de personnes plus que comme structure, l’organisation attire toute l’attention des gouvernants.

« Pour autant il est difficile de se satisfaire de stéréotypes appuyés sur l’organisation et de l’invasion des seules approches managériales. Un angle mort existe sur la manière dont les entreprises, dans un environnement de plus en plus instable, font modifier opérationnellement leur structure, leur mode de planification, leur processus de décision et comment cette évolution se confronte à la culture et aux pratiques managériales existantes », estiment Daniel Baroin et David Gateau.

Dans La Changement des organisations. Pour une récente architecture de l’entreprise (Pearson), l’ancien directeur de la disposition et de la formation du groupe Danone et le cofondateur de Datsit-Conseil esquissent les pistes pour « une nouvelle architecture de l’entreprise ». Les auteurs essayent de cerner en quoi les mutations liées à la vague technologique, à la montée en puissance des entreprises plate-forme, à l’aspiration des populations à travailler autrement, sont potentiellement porteuses, pour les entreprises, d’accélérations et de changements organisationnelles, que ce soit en termes d’automatisation des modèles opérationnels ou d’émergence de nouveaux modèles d’entreprises, arrangeant progrès humain et performance durable.

Les enjeux de demain

A partir des années 1990, l’administration client, le mode projet, l’évolution d’innovation et les fonctions support « business partner » ont symbolisé la modernité des configurations d’organisation. « Nous posons que le mode agile, la centricité des clients, l’innovation par les communautés et la réinvention des fonctions support constituent les nouvelles dynamiques organisationnelles et les ferments du changement de l’architecture des entreprises », notent les auteurs, qui se sont particulièrement captivés aux grandes entreprises du secteur privé.

Le livre pousse la réflexion un cran plus loin pour indiquer ce que serait une architecture organisationnelle adaptée aux enjeux de demain et offre un cadre opérationnel destiné aux manageurs. « Les incantations pour une entreprise plus agile, un leadership plus authentique ne adouciront pas comme seuls catalyseurs de la conversion. Les dirigeants d’entreprise, les gestionnaires n’échapperont pas à une réflexion en profondeur sur le design de leur organisation », assurent les auteurs, qui nomment à un manifeste pour une nouvelle architecture d’entreprise.

L’appel au travail de nuit s’augmente, aux dépens de la santé

Des sapeurs-pompiers de nuit, à Tours, en décembre 2018.
Des sapeurs-pompiers de nuit, à Tours, en décembre 2018. GUILLAUME SOUVANT / AFP

Vers les 16,3 % de la population active travaille la nuit,  alors qu’elle est qualifiée de « cancérogène probable » et qu’elle est affectée d’une « diminution des performances cognitives ».

Touchant 4,3 millions de personnes, le travail de nuit augmente. Leur chiffre a passé de 1 million entre 1990 et 2013, atteignant 16,3 % de la population active, alerte le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) de Santé publique France diffusé le 12 mars. Le caractère « exceptionnel » d’appel au travail de nuit a beau être inscrit en toutes lettres dans le code du travail, la disposition est plutôt à la banalisation. Parmi les 4,3 millions de laborieux de nuit, le nombre des « habituels » a « plus que doublé » entre 1990 et 2013. Ils sont passés de 800 000 à 1,9 million, effaçant le léger recul du travail de nuit exceptionnel de 2,5 à 2,4 millions de salariés.

L’accroissement du travail de minuit à 5 heures, enregistrée par Santé publique France, est telle que l’institut en désigne à « la mise en place d’une veille sanitaire dans les groupes professionnels les plus exposés », en contribution du suivi médical individuel et régulier des travailleurs de nuit déjà prévu par la loi.

« Troubles de la santé psychique »

L’élévation du travail de nuit pourrait en effet à elle seule être « responsable des troubles du sommeil d’une très large partie de la population », assurent les six chercheurs de l’Inserm, de Santé publique France et de l’université Claude-Bernard-Lyon-I, auteurs du BEH. Ils en retracent les répercussions sur l’état de santé des travailleurs de nuit.

« Ces formes horaires de travail se conduisent chez les travailleurs affichés d’une désynchronisation des rythmes biologiques normaux, calés sur l’alternance jour-nuit, à l’origine des troubles du sommeil », expliquent les chercheurs. Et ce manque de sommeil provoque un déficit de l’immunité des travailleurs qui augmente le « risque d’accidents, de troubles métaboliques, de maladies cardiovasculaires ou de cancers ».

Le travail de nuit planté est ainsi versé de « cancérogène probable » par le Centre international d’étude sur le cancer. Enfin, les perturbations du rythme de travail liées aux horaires décalés sont aussi à l’origine de « diminution des performances cognitives » et de « troubles de la santé psychique ».

Le secteur le plus touché par le travail de nuit « habituel » est le tertiaire : le ­nombre de travailleurs de nuit habituels y a triplé entre 1990 et 2013, aboutissant 1,5 million de travailleurs nocturnes, arrivant de 3,4 % à 7 % de l’effectif total du ­secteur. Dans l’industrie, le nombre de ­travailleurs montrés (383 450 personnes) est moins important, mais la part de l’effectif a plus que doublé, de 5,3 % à 11,2 %, certifiant la tendance. Les métiers les plus affectés par le travail de nuit standardisé sont les infirmiers, les sages-femmes et les aides-soignants pour quelque 274 500 postes à eux trois, puis les conducteurs routiers et les livreurs (près de 140 000), les agents de ­sécurité, le personnel de l’armée, les policiers et les pompiers (212 762)

Caisse des dépôts : un modèle de démarrages pointe une centaine de personnes

Eric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignation, le 11 décembre 2018 sur le péron de l’Elysée.
Eric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignation, le 11 décembre 2018 sur le péron de l’Elysée. LUDOVIC MARIN / AFP

Un projet d’accord de séparation habituelle communautaire pourrait intéresser salariés et fonctionnaires de l’établissement public. Une première dans l’histoire de cette institution bicentenaire.

C’était une perspective de l’exécutif à l’égard de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) : « réduire les coûts de progression de l’ensemble du groupe, incluant notamment la maîtrise de la masse salariale ». Cette recommandation figurait en bonne place dans la feuille de route, envoyée par le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, en décembre 2017, au nouveau patron de l’institution publique, Eric Lombard.

Un peu plus d’un an plus tard, les contestations sur un texte de rupture conventionnelle collective (RCC) au sein de l’établissement public de la Caisse des dépôts progressent précipitamment. Lundi 11 mars, les organisations syndicales de l’institution ont en effet reçu un projet d’accord précisant les conditions de ce plan de départs.

Sur la base du volontariat 

L’établissement public, qui utilise quelque 5 500 personnes, y prévoit le départ de 100 collaborateurs, au maximum, sur la base du volontariat. Ce nombre pourrait toutefois évoluer au cours de la négociation. Le document propose à ce stade de verser aux candidats au départ le montant cumulé des indemnités légale et habituelle, majoré de 10 %. Le dispositif sera ouvert aussi bien aux salariés qu’aux fonctionnaires de l’établissement, pour peu qu’ils aient cumulé dix années d’ancienneté et soient porteurs d’un projet professionnel.

Les contestations avec les organisations syndicales représentatives doivent se poursuivre au cours du premier semestre. Un dispositif de rupture conventionnelle collective devant obligatoirement donner lieu à un accord majoritaire, sa mise en place reste interrompue à la signature de trois organisations syndicales. Si la Caisse obtient leur feu vert, les départs devraient s’espacer entre la fin 2019 et le 31 décembre 2020.

Démarche inédite

La démarche s’avère naissante. La Caisse des dépôts, fondée en 1816, placée sous la protection spéciale du Parlement, peu habituée à restreindre son train de vie, va mettre en place son premier un plan de départs. En outre, « il s’agira du premier accord de rupture habituelle collective touchant des agents publics », indique-t-on à la Caisse.

« Il s’agit à la fois de mener une politique de bonne gestion, et d’accomplir la modification de la maison, poursuit ce porte-parole de la CDC. Il n’y aura pas de suppression sèche de postes : l’accord permet de les réaffecter, notamment sur le numérique ou la gestion d’actifs, et d’embaucher de nouveaux profils, ingénieurs ou spécialistes en investissements ».

Par le passé, la gestion interne de la résidence public a souvent laissé à désirer. La Cour des comptes a dénoncé en 2015 une « dérive choquante » de CDC Entreprises, filiale à 100 % du groupe, qui a distribué entre fin 2007 et fin 2010 des actions gratuites, offrant aux personnels intéressés « un effet d’aubaine difficilement justifiable ». Et en mars dernier, l’institution de la rue Cambon a durement critiqué les dépenses de mouvement de l’établissement, pointant des « irrégularités en matière de rémunération » et une hausse de 23 % des dépenses entre 2007 et 2015, due particulièrement à l’expansion de la masse salariale.

 

Il faut « concevoir un rétribution universel d’utilité sociale »

Pierre-Hervé Gautier, directeur de la Fondation Robert-Abdesselam, propose de revoir la hiérarchie et le mode de résolution des salaires, afin de valoriser des emplois à forte utilité sociale aujourd’hui rétribués à hauteur du smic.

La France vit depuis quatre mois une action social sans équivalent. Sous le label « gilets jaunes », un véritable nombre de Français expriment leur ras-le-bol face aux impôts, au manque de pouvoir d’achat, aux difficultés de trouver un emploi… A cet effet d’injustice, se joigne un manque de considération pour une très grande partie de citoyens, qui se sentent en dehors du système économique et social et sont dépourvus de moyen pour trouver des solutions. Se sentir seul, sans possibilité de se parler ou d’agir vous rend dépendant des autres, de l’Etat, et crée un sentiment de perte pouvant entraîner la révolte.

C’est d’une « révolution » de notre rapport au travail et à la rémunération dont nous avons besoin. Pour cela, il faut rectifier la hiérarchie et le mode de résolution des salaires en prenant en compte la notion d’utilité sociale et la valeur additionnée de l’activité, afin de répondre à cette question : à quoi mon travail sert-il au sein de l’entreprise et dans la société ? Au lieu de réfléchir sur ce que mon emploi coûte ou rapporte aux actionnaires privés ou publics.

L’utilité sociale d’un métier, d’une activité, d’une personne est celle qui participe à apporter un mieux-être aux autres ; qui favorise la diffusion des savoirs et des compétences ; qui assure la protection des Français des violences de la société ; ou encore progresse et préserve la santé…

Classer les métiers

A partir de cette notion, il faut modifier les grilles de salaires afin de concorder à ceux qui ne sont pas dans la vie active classique (salaire de l’économie sociale et solidaire), alors qu’ils accomplissent des tâches ou des emplois ayant une utilité sociale. De même, on pourrait apercevoir de passer du smic au revenu d’utilité sociale (RUS) et d’établir pour tous, après expérimentation, un revenu universel d’utilité sociale avec, en contrepartie, des devoirs ou actions sociales à honorer.

D’autres réformes peuvent être remarquées : telle qu’élargir à 25 % ou 30 % des salariés la possibilité de devenir actionnaires de leur entreprise, au lieu de 5 % actuellement ; ou encore d’intégrer dans les primes versées un critère de performance liée à l’utilité sociale, comme cela se fait pour la protection de l’environnement dans certaines entreprises.

Avant cette refonte, une première étape comporterait à définir une charte de l’utilité sociale, intégrant des critères objectifs de l’utilité sociale ainsi que l’encaissement par les citoyens de la valeur ajoutée des métiers ou activités.