« Le fait d’être en situation de handicap multiplie par trois le risque de discrimination au travail »
Pour les personnes en situation de handicap, la route vers l’emploi est semée d’obstacles, voire totalement obstruée, comme le décrypte Fabienne Jégu, conseillère experte Handicap auprès de la Défenseure des droits (DDD). Cette autorité indépendante a été désignée par le gouvernement pour veiller à l’application de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) des Nations unies de 2006, ratifiée par la France et entrée en vigueur dans le droit national en 2010.
Quel est votre regard sur la situation de l’emploi des personnes en situation de handicap ?
Depuis bientôt cinq ans, le handicap est le premier motif de saisine de la Défenseure des droits en matière de discrimination, et l’emploi le premier domaine dans lequel s’exercent ces discriminations. D’après notre baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi réalisé chaque année avec l’Organisation internationale du travail (OIT), le fait d’être en situation de handicap ou de souffrir de maladies chroniques multiplie par trois le risque de discrimination au travail.
Le faible niveau de qualification des personnes handicapées constitue le principal frein à leur accès à l’emploi. Et, lorsqu’elles arrivent à décrocher un emploi, elles sont le plus souvent cantonnées à des postes sous-qualifiés et rencontrent des obstacles pour progresser. Environ 80 % des saisines que nous recevons concernent l’évolution de carrière et le maintien dans l’emploi. La plupart de ces situations soulèvent la question de l’effectivité des aménagements raisonnables.
C’est-à-dire ?
Depuis 2005, la loi impose à tous les employeurs, quel que soit leur effectif, de prendre au cas par cas, des mesures d’aménagement pour permettre aux personnes handicapées d’accéder à un emploi, de le conserver, de l’exercer ou d’y progresser. Si l’employeur refuse de prendre ces mesures sans justifier qu’elles constituent une charge disproportionnée, il y a discrimination. Nos saisines révèlent que cette obligation reste mal connue des employeurs et donc mal respectée.
Nous avons été saisis, par exemple, du refus d’un employeur de respecter les préconisations du médecin du travail concernant les aménagements de poste d’un travailleur handicapé. Avec pour conséquence, l’aggravation de son handicap qui a mené à son inaptitude et, au final, à son licenciement. Le droit du travail oblige les employeurs à reclasser le salarié reconnu inapte. Or, l’employeur qui licencie un travailleur handicapé sans avoir mobilisé les dispositifs susceptibles de le maintenir en emploi est considéré comme n’ayant pas respecté son obligation de reclassement. Dans ce cas, le licenciement est considéré par le juge comme discriminatoire, donc nul.
Quels sont les autres freins à l’emploi ?
L’accessibilité est une condition essentielle à l’inclusion des personnes handicapées. Pourtant elle est encore loin d’être effective dans la plupart des domaines. Ainsi, les textes relatifs à l’accessibilité des locaux de travail ne sont toujours pas publiés. Par ailleurs, la majorité des établissements recevant du public (ERP) ne sont toujours pas accessibles, et les contrôles et les sanctions en cas de non-respect des obligations ne sont que peu ou pas mis en œuvre. Les transports sont également loin d’être tous accessibles. Et, désormais, il suffit, pour être dans les règles, d’aménager quelques points d’arrêt pour être en phase avec la loi.
D’une manière générale, la France accuse depuis de nombreuses années un retard important en matière d’accessibilité et, à ce jour, le bilan reste très inquiétant. Les objectifs et les échéances fixés par les lois successives ne sont pas respectés. Pire, la France continue aujourd’hui de construire et de produire des biens et des services inaccessibles, mettant ainsi en péril l’égal accès aux droits fondamentaux des personnes handicapées pour les années à venir.
Par exemple, depuis la loi ELAN de 2018, seulement 20 % des logements neufs doivent être accessibles dès leur construction, les autres devant simplement être évolutifs. Par ailleurs, de l’aveu même du gouvernement, seulement 16 % des 250 démarches administratives en ligne les plus utilisées par les Français sont accessibles à ce jour.
Le Comité des Nations unies reproche à la France d’avoir une approche trop médicale du handicap et pas assez centrée sur les droits de l’homme, qu’est-ce que cela signifie, et quelles en sont les conséquences ?
La Convention se fixe comme objectif de garantir aux personnes handicapées « la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes libertés fondamentales ». Elle considère que le handicap est le résultat de l’interaction entre, d’un côté, les incapacités de la personne – elle ne peut pas marcher, car elle est paraplégique, par exemple – et, de l’autre côté, les obstacles environnementaux – l’absence d’ascenseurs dans le métro empêche la personne de se rendre au travail. Les barrières environnementales, y compris comportementales, sont donc clairement identifiées comme étant des obstacles sur lesquels il convient d’agir, au même titre que sur les incapacités, pour garantir la participation effective des personnes handicapées.
Si l’on se contente de donner une aide technique à la personne, elle ne pourra pas pour autant se déplacer en toute autonomie si son environnement reste inaccessible. En France, la définition du handicap introduite par la loi de 2005 impute aux seules déficiences et incapacités de la personne la cause de ses limitations d’activité et et de ses restrictions de participation. Cette approche a pour conséquence de n’agir sur les barrières environnementales que de façon secondaire, ce qui est inadapté.
Au-delà des freins évoqués, quel regard porte la Défenseure des droits sur les politiques publiques en matière d’emploi et de handicap ?
En France, l’emploi est un axe majeur des politiques du handicap. Beaucoup d’efforts sont faits, une dynamique est à l’œuvre. Pourtant, la situation de l’emploi des personnes handicapées reste préoccupante. Leur taux de chômage est deux fois plus élevé, leur durée de chômage plus longue, et leur taux de retour à l’emploi plus faible. Plus globalement, l’absence de données homogènes et fiables sur le handicap au niveau national est patente. C’est regrettable : comment bien piloter ce que l’on ne mesure pas ou très mal ?
Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Agefiph.