Au cœur de Facebook, le blues des équipes chargées de rendre le site plus « sain »
EnquêteFacebook Files | Les services baptisés « integrity » témoignent, dans des documents internes, de leur frustration face à leur manque de moyens et aux arbitrages de l’entreprise.
« Il n’est pas normal qu’un grand nombre de personnes (…) partent en disant “pour info, nous empirons activement le monde”. » Ce commentaire, publié fin 2020 sur Workplace, l’outil de discussion interne des salariés de Facebook, résonne avec de nombreux témoignages similaires. « Ces dernières semaines, nous avons assisté à un certain nombre de départs de personnes haut placées dans les équipes “integrity [un département chargé de superviser et de penser la modération au sein du réseau social] (…), toutes ont exprimé des critiques spécifiques sur les limites de l’impact du travail de ces équipes au sein de Facebook », écrit, fin 2020, un employé dont le nom a été anonymisé.
Cette publication est issue de documents internes à Facebook récupérés par Frances Haugen, une ancienne employée, et transmis par une source parlementaire américaine à plusieurs médias, dont Le Monde. La lanceuse d’alerte, dernière d’une longue liste d’anciens salariés du réseau social ayant publiquement pris la parole contre leur ex-entreprise, travaillait au sein de l’équipe « civic integrity », qui rassemblait 300 employés couvrant la lutte contre la désinformation, les contenus haineux, les manipulations politiques ainsi que la protection des élections. « Civic integrity » a été démantelé en décembre 2020.
Les « Facebook Files », une plongée dans les rouages de la machine à « likes »
Les « Facebook Files » sont plusieurs centaines de documents internes à Facebook copiés par Frances Haugen, une spécialiste des algorithmes, lorsqu’elle était salariée du réseau social. Ils ont été fournis au régulateur américain et au Congrès, puis transmis par une source parlementaire américaine à plusieurs médias, expurgés des informations personnelles des salariés de Facebook. En Europe, ces médias sont, outre Le Monde, le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, les chaînes de télévision WDR et NDR, le Groupe Tamedia, Knack, Berlingske et l’OCCRP.
Ils montrent que Facebook consacre davantage de ressources à limiter ses effets néfastes en Occident, au détriment du reste du monde. Ils attestent que ces effets sont connus en interne mais les signaux d’alerte pas toujours pris en compte. Enfin, ils prouvent que les algorithmes de Facebook sont devenus d’une complexité telle qu’ils semblent parfois échapper à leurs propres auteurs.
« Business integrity », « pages integrity »… Rassemblées sous la bannière « integrity », ces unités ont pour mission de trouver des façons de lutter contre les usages néfastes de Facebook, Instagram, Messenger, et de modérer le plus efficacement possible les plates-formes du mastodonte américain. Une partie d’entre elles sont, depuis la fin de l’année 2020, regroupées dans une nouvelle entité baptisée « central integrity », et dirigée par le vice-président de Facebook, Guy Rosen.
Les documents consultés par Le Monde mettent en lumière les critiques acerbes formulées par des membres de ces équipes vis-à-vis du fonctionnement de l’entreprise et des limites à leur champ d’action. « Je ne pense pas pouvoir rester en bonne conscience : je pense que Facebook a probablement une influence négative sur la politique dans les pays occidentaux ; je ne pense pas que la direction soit dans un travail de bonne foi pour régler ce problème », écrit notamment, en décembre 2020, un salarié sur le départ.
Interrogée par le Monde et trois autres médias européens (Knack, Berlingske et Tamedia), l’entreprise n’a pas souhaité répondre précisément à certaines questions sur les critiquées exprimées par d’anciens employés. Facebook a mis en avant ses investissements dans la sécurité et la modération de sa plate-forme. « Je suis fier des immenses progrès que nous avons fait. Ce progrès est en grande partie du au dévouement de l’équipe [“integrity”] pour continuellement comprendre les difficultés, identifier les manquements et appliquer des solutions », a déclaré Guy Rosen dans un communiqué.
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