L’argot de bureau : pourquoi les « collaborateurs » ont-ils remplacé les salariés ?
« Notre raison d’être ? Nos collaborateurs. » « Notre groupe emploie 100 000 collaborateurs à travers le monde. » « La santé de nos collaborateurs est une priorité. » Dans la bouche des DRH, le mot n’est même plus questionné, tant il est présent : mais alors, où sont passés les salariés, relégués au rang de gros mot ?
Etymologiquement, des collaborateurs travaillent ensemble à une œuvre commune. Comme on pouvait s’y attendre, tous les dictionnaires renvoient aussi au sens lié à l’occupation nazie durant la seconde guerre mondiale. Mais l’Académie française tient à compléter sa définition ainsi : « Par extension, celui ou celle qui seconde une personne chargée d’importantes responsabilités. » Prenons l’exemple de Nicolas Sarkozy, qui qualifia en 2007 son premier ministre, François Fillon, de « collaborateur »… En ajoutant : « Le patron, c’est moi. »
Il est en effet difficile de placer tous les membres d’une organisation sous un dénominateur commun, puisque le contrat de travail est un « lien de subordination juridique permanente », selon le code du travail. La Cour de cassation a défini, depuis 1996, cette relation comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements du subordonné ». En contrepartie, ce dernier bénéficie de droits et d’une protection juridique. Le mot « collaborateur » n’existe pas dans le code du travail.
Mauvais genre
Et pourtant… Le terme a infusé, sans doute parce que la relation de subordination faisait mauvais genre dans un management moderne, qui tend à personnaliser les rapports entre entreprise et individu. Comme souvent dans le jargon, on cherche à embellir voire à édulcorer des situations, pour valoriser ceux qui les subissent : ici, on promeut des travailleurs soumis au rang de valeureux soldats, tous unis derrière la même bannière.
Si le terme pouvait auparavant désigner des hauts cadres, des bras droits, il est maintenant décerné à tous les bras adroits qui travaillent. Dans un fast-food, le collaborateur est parfois même appelé « équipier ». Tous les salariés seraient donc égaux dans leur labeur… Même si certains sont plus égaux que d’autres.
L’émergence de la fameuse question du « sens au travail » justifie l’usage de ce terme, qui feint l’égalité de traitement : une œuvre et des valeurs communes doivent motiver, donner l’impression que l’on est ici de son plein gré, et non pour être rémunéré. Le « chef » est ainsi devenu « leader », il n’exploite plus, il inspire ! Dans les moments difficiles, il responsabilisera ses « collaborateurs » à peu de frais, faisant d’eux des cadres indispensables (mais sans le statut de cadre).
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